© Mae Ferron

Maelstrom & Louisahhh : Hors cadre

Ils se sont ren­con­trés il y a dix ans au sein de Bro­mance, queue de comète de la french touch 2.0. En solo ou ensem­ble sur leur label RAAR, ils ont depuis pris la tan­gente et rejoint des sphères moins exposées, “techno-punk” selon leur pro­pre déf­i­ni­tion. Avec Sus­tained Resis­tance, leur pre­mier album com­mun, Mael­strom et Louisah­hh en prof­i­tent même pour livr­er leur oeu­vre la plus rad­i­cale à ce jour.

Arti­cle issu du Tsu­gi 157, Flavien Berg­er et Agar Agar : Bande à part, disponible à la com­mande en ligne 

Même si le monde s’est arrêté presque deux années durant, placé sous cloche pour raisons médi­cales, les divers­es muta­tions musi­cales n’ont pas décéléré pour autant. Qu’il sem­ble loin aujourd’hui le début des années 2010, quand la musique élec­tron­ique française était encore dom­inée par une poignée de labels comme Ed Banger, Sound Pel­le­gri­no ou encore Bro­mance. C’est au sein de ce dernier, alors sous le feu des pro­jecteurs, que se croisent le Nan­tais Mael­strom et l’Américaine fraîche­ment débar­quée à Paris Louisah­hh. Une ren­con­tre organ­isée par Brodin­s­ki, le boss du label, dont la tech­no affa­ble fait alors de lui l’un des DJs les plus pop­u­laires – il s’est depuis tourné vers une car­rière plus dis­crète de pro­duc­teur trap/hip-hop du côté d’Atlanta.

Chez Bro­mance, la paire nou­velle­ment for­mée fait déjà fig­ure de poil à grat­ter avec une musique plus cri­arde et som­bre que celle de la plu­part de ses cama­rades. “J’ai réé­couté récem­ment notre pre­mier EP. Il y avait notam­ment un remix d’un morceau de Kanye West. On avait eu les pistes séparées via Brodin­s­ki et Gesaf­fel­stein qui avaient bossé dessus. C’était une autre époque. Mais je trou­ve que nos pro­duc­tions n’étaient pas si éloignées de ce qu’on fait main­tenant”, estime Maelstrom.

Alors que Bro­mance se dirige de plus en plus vers le hip-hop – et finit par péri­cliter – le duo prend ses dis­tances et son indépen­dance en mon­tant sa pro­pre struc­ture RAAR en 2015. “De la tech­no pour les punks et du punk pour les raveurs” en est le nou­veau cre­do alors à mille lieues de l’esthétique col­orée et bon enfant des flu­okids et de la french touch 2.0 ago­nisante. “Avant, nous n’étions pas seuls, on devait ren­dre des comptes à un directeur artis­tique. J’ai tou­jours eu des influ­ences venues du rock alter­natif et RAAR m’a per­mis de repren­dre le con­trôle total sur ma musique”, revendique Louisahhh.

Avant d’embrasser la cul­ture club et de devenir elle-même DJ à New York dès l’âge de 17 ans au son de LCD Soundsys­tem ou de Tiga, la jeune femme s’était en effet nour­rie de groupes rock aven­tureux comme Garbage ou Nine Inch Nails. Quant à Mael­strom, c’est au sein de la scène free par­ty nan­taise qu’il a fait ses pre­mières armes. Des influ­ences grinçantes, aus­si éloignées que com­plé­men­taires, qui devaient fatale­ment ressur­gir un jour et con­solid­er leur complicité.

 

Figure libre

Pub­liant fréquem­ment des EPs ensem­ble, Mael­strom et Louisah­hh font toute­fois au départ l’expérience du long for­mat cha­cun de leur côté. Leur volon­té de s’affranchir de toutes règles com­mer­ciales les voit même sor­tir leurs albums – Rhi­zome pour lui, The Prac­tice Of Free­dom pour elle – un même jour de mars 2021. Si lors de leur DJ-sets, ils déploient générale­ment une tech­no per­cu­tante avec quelques incur­sions élec­tro ou rock, leurs pro­jets discographiques respec­tifs voient Louisah­hh abor­der les thèmes de la mort et de la sex­u­al­ité dans des motifs élec­trop­unk, voire dark wave, quand Mael­strom se mon­tre de plus en plus cérébral avec une IDM ryth­mique et onirique.

“Quand il s’agit de mon pro­jet solo j’ai ten­dance à intel­lec­tu­alis­er les choses, reconnaît-il. J’ai une sorte de struc­ture men­tale sur le genre de musique que j’ai envie de faire. Mais quand je tra­vaille avec Louisah­hh, c’est davan­tage un dia­logue et les choses coulent de source de manière naturelle.” C’est donc après dix ans de col­lab­o­ra­tions régulières que sort Sus­tained Resis­tance, un disque qui s’avère être l’une des plus belles sur­pris­es élec­tron­iques français­es de ce début d’année. “Si on n’a pas fait d’album avant c’est que nous n’étions pas prêts, tout sim­ple­ment, pour­suit Mael­strom. On fait de la musique quand on a quelque chose à dire et non parce que nous avons un plan de car­rière ou une stratégie.”

Les deux artistes met­tent surtout en avant la con­fi­ance qui règne entre eux et qui s’est ren­for­cée avec le temps. “Notre manière de tra­vailler n’est pas fixée. Pour nous c’est très impor­tant de ne pas avoir une for­mule prédéfinie. Cela per­met de mieux nous con­naître. Et nous n’avons pas autant la pres­sion que sur nos pro­jets solos. Cela donne des morceaux plus spon­tanés je trou­ve”, renchérit Louisah­hh. Si le disque a été enreg­istré après la péri­ode la plus som­bre de la pandémie et ses con­fine­ments suc­ces­sifs, il s’en dégage toute­fois une noirceur et des sen­sa­tions claus­tro­phobes comme jamais enten­dues dans leurs précé­dents travaux. “Je crois qu’en ter­mes de song­writ­ing ça m’a enlevé beau­coup de pres­sion, pour­suit Louisah­hh. On sor­tait tous d’un trau­ma col­lec­tif. Cela m’a per­mis de m’exprimer très frontale­ment sur des thèmes comme la souf­france, la dépres­sion, des choses très sombres.”

 

Le côté obscur de la rave

Ces paroles, portées par une musique puis­sante et acérée, ont aus­si une fonc­tion de cathar­sis pour les deux artistes qui réfu­tent avoir per­du tout espoir en l’avenir, ne s’inscrivant pas tout à fait dans le “No Future” cher aux punks orig­in­aux. “Je crois que nous avons tous de l’espérance en nous mal­gré tout. J’ai écouté beau­coup de musiques dark et je pense aus­si que c’est ce qui m’a sauvé la vie. Tu te dis que d’autres per­son­nes ressen­tent la même chose, tu te sens moins seul et cela te donne envie de chang­er”, analyse Louisah­hh.

Un avis partagé par Mael­strom. “On n’a pas à men­tir sur nos sen­ti­ments, ce n’est facile pour per­son­ne. On ne va pas pré­ten­dre, con­traire­ment à d’autres comme on le voit sur Insta­gram, que nos vies sont incroy­ables. Mais notre pra­tique artis­tique nous per­met de tra­vers­er ces moments douloureux, j’espère que cela s’entend. Pour plein de gens, ce type de musique fait plus de bien qu’une musique qui serait très solaire. Il y a une sorte de réas­sur­ance à tra­vers l’écoute qui per­met d’aborder des péri­odes pas très réjouis­santes.” Musi­cale­ment, Sus­tained Resis­tance explore le ver­sant noir de la rave sur des ryth­miques break­beat, EBM voire hard­core. Surtout, les sat­u­ra­tions sont omniprésentes, que ce soit sur la par­tie élec­tron­ique ou sur le traite­ment des vocaux, ce qui le rap­proche aus­si de cer­tains travaux de la musique industrielle.

J’ai écouté beau­coup de musiques dark et je pense aus­si que c’est ce qui m’a sauvé la vie.” Louisahhh

Je trou­ve que les thèmes abor­dés sont très rac­cord avec les tonal­ités, les sons util­isés. J’ai beau­coup écouté le groupe de rock Low et son dernier album Hey What. Pas mal d’idées à pro­pos de la dis­tor­sion vien­nent de là et pas seule­ment de la tech­no indus­trielle qu’on a beau­coup enten­due ces dernières années”, pour­suit Louisah­hh. “L’idée était d’utiliser la dis­tor­sion comme un instru­ment, pré­cise encore Mael­strom. Dans la scène tech­no, la dis­tor­sion est plus appréhendée comme un ver­nis sur la musique, quelque chose que tu rajoutes après. Là, on a fait l’inverse. En ter­mes d’influences, Bertrand James, le bat­teur du groupe avec qui on a tourné pour l’album de Louisah­hh, m’a fait écouter des artistes que je ne con­nais­sais pas, comme les Cana­di­ens Pre­oc­cu­pa­tions. Ce qui a for­cé­ment eu un impact.”

 

Le combat continue

Se revendi­quant autant de la tech­no que du punk, le duo ne fuit pas non plus la ques­tion poli­tique. Son idée, depuis la mise en route du label RAAR, étant de dif­fuser, que ce soit sur disque ou sur scène, une musique s’adressant aux marges, à tous ceux ne se recon­nais­sant pas dans des propo­si­tions plus main­stream. “La tech­no est dev­enue très grand pub­lic et le phénomène a été ampli­fié par les réseaux soci­aux, analyse Maelstrom.

Maelstrom et Louisahhh

© Mae Ferron

Si tu veux touch­er le plus de gens pos­si­ble, tu vas utilis­er les ryth­miques, les motifs les moins offen­sants. Ce n’est pas ce qu’on a envie de faire. Mais en même temps les jeunes d’aujourd’hui ont une plus grande cul­ture musi­cale. Il y a d’un côté des fes­ti­vals avec des dizaines de mil­liers de per­son­nes avec des artistes qui ne pren­nent plus aucun risque. Mais de l’autre il y a des clubs et des soirées under­ground avec un pub­lic deman­deur de décou­verte. C’est là que nous avons choisi de nous diriger même si d’un point de vue financier, ce n’était peut-être pas la meilleure idée.”

Ils pointent aus­si du doigt les prob­lé­ma­tiques de rémunéra­tions des artistes sur les plate­formes de stream­ing. “La façon dont sont répar­tis les droits sur Spo­ti­fy et les autres plate­formes est aber­rante, se désole Louisah­hh. Si tu zappes un titre au bout de trente sec­on­des, ça ne compte pas. Du coup les artistes sont oblig­és d’aller directe­ment à l’essentiel. Cela influ­ence la manière de créer de la musique, ce n’est pas normal.”

Avec l’idée en tête de mieux rémunér­er les artistes, Mael­strom s’est par exem­ple lancé dans une série de mix­es accolés à des NFT, où chaque pro­duc­teur dont un morceau est util­isé perçoit un petit pour­cent­age. Un principe équitable, mais qui pour l’instant est loin d’avoir été général­isé. Il se mon­tre toute­fois com­préhen­sif avec les jeunes généra­tions “Avant on pou­vait vivre en sor­tant seule­ment trois ou qua­tre vinyles par an. Cela suff­i­sait à pay­er ton loyer. 

Aujourd’hui c’est impos­si­ble, tu dois oblig­a­toire­ment te pro­duire devant un pub­lic pour espér­er gag­n­er ta vie. C’est beau­coup plus com­pliqué de se lancer dans des musiques aven­tureuses. On a la chance d’avoir démar­ré nos car­rières à la fin des années 1990, ce qui nous offre une cer­taine lib­erté. Mais je me garderais bien de juger la posi­tion de quelqu’un qui a 20 ans aujourd’hui.” À l’heure de Tik­Tok, emprunter des chemins de tra­verse serait-il devenu le priv­ilège des aînés ?

 

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