Northern soul, le mood en héritage
La northern soul vient de fêter ses 50 ans. Cette appropriation tellement britannique de la soul américaine s’est construit une petite aura dans la culture populaire, entre l’élitisme des diggers et la naissance de la culture club. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui, y compris dans l’Hexagone ?
Article rédigé par Nicolas Kssis-Martov issu du Tsugi 166
En 2023, il suffit de taper northern soul sur la barre de recherche des « reels » pour découvrir des ballrooms blindés de monde du côté de Brighton, quelques jeunes et pas mal de retraités nostalgiques qui se déhanchent comme à l’époque. Bien mieux finalement que les danses de salon ou la danse latine.
À 28 ans, Sally Molloy originaire de Stoke‑On‑Trent, ville du nord de l’Angleterre, est championne du monde 2022 de danse northern soul. Un titre de gloire indiqué sur son compte Instagram où elle partage, entre autres, ses cours en ligne. Sa reconnaissance dans ce petit monde, perdu dans le multivers des niches culturelles qui constellent les réseaux sociaux, lui a valu de camper l’héroïne du dernier clip de Texas, une reprise du classique de James Barnett ‘Keep On Talking‘ (le 45 tours original se vend un peu moins de 400 euros sur Discogs).
Comment expliquer que cette jeune femme, si parfaitement anglaise, contemporaine de Wet Leg ou Little Simz, se soit prise de passion pour ce lointain souvenir enfoui dans les brumes des cités ouvrières perdues au nord de Londres ?
Sally Molloy refuse tout passéisme: « La northern soul est indescriptible. Tout ce que je peux dire, c’est que j’appartiens à une génération qui n’a pas eu la chance de vivre cette scène à l’époque. En ce qui me concerne, c’est une question de musique ! Les chanteurs, musiciens, producteurs, compositeurs et labels qui ont créé la soul music sont mes légendes ! En grandissant, je suis souvent allée à Memphis dans le Tennessee, et j’y ai découvert la soul à sa source. La musique est ce qui mène ce mouvement, et la musique est tout pour moi. »
Cet attachement ne se limite pas en 2023 à la perfide Albion. Sur son compte TikTok ou Instagram, une certaine Aranivah, une Salvadorienne installée à New York, prodigue des tutoriels pour en apprendre les pas de danse, avec marquage au sol. Mais la northern soul s’avère, malgré tout, être un truc de vieux. Et les vieux savent. Elle aurait officiellement 50 ans.
À lire également sur tsugi.fr : Alors, on danse ?
Naturellement, nous savons fort bien ce qu’il faut penser des anniversaires en matière de musique, du punk, du hiphop, etc., ces pseudos commémorations commerciales au goût de Black Market ou de coffrets onéreux (d’autant plus avec le retour en force du vinyle). Retour tout de même sur la genèse : à en croire la BBC, tout commence à 25 kilomètres de Manchester.
« Le Wigan Casino a organisé sa première nuit blanche de northern soul le 23 septembre 1973. (…) Pendant huit ans, le club a été l’épicentre d’une sous-culture musicale improbable. Ces chansons soul à haute énergie – dont la plupart avaient été enregistrées par des artistes noirs américains, mais avaient échoué lors de leur sortie originale dans les années 1960 – ont été redécouvertes par des DJs à Wigan, Stoke et Blackpool. Ils ont fédéré une large base de fans anglais enthousiastes, qui ont développé leur propre danse très athlétique. »
Caresse du violon, orgasme du refrain
Bref, ni un style musical spécifique (y compris réinterprété, comme le sera le ska two tone porté par The Specials) ni un mouvement de masse. La northern soul incarne quelque chose d’indéfinissable, cette « magic touch » chantée par Melba Moore. Une fièvre contagieuse répandue par quelques de DJs (Russ Winstanley, Ian Levine…), qui cachaient le nom des morceaux sur le rond central de leur 7 inches, pendant que de jeunes gars shootés aux amphétamines et quelques filles qui tournoyaient à en perdre le souffle, usaient un parquet endolori.
Leur obsession se fixa sur des singles obscurs de maisons de disques du nord des États-Unis : Wand, Shrine, ABC ou Brunswick Records. Maxine Brown, The Montclairs, Don Thomas, The Impressions (où se dissimulait déjà le génie de Curtis Mayfield) ou Gene Chandler deviendront les stars d’une culture qui se foutait bien d’être underground ou mainstream. Le son est malgré tout reconnaissable. Un beat uptempo, avec des cuivres qui s’envolent. Des violons qui caressent avant l’orgasme du refrain. Jamais la soul n’a été à ce point la musique qui fait aimer la vie.
———-
« La première chose qui me vient à l’esprit c’est que la northern soul est, à ma connaissance, le seul genre musical qui n’a pas été créé par les musiciens et les producteurs, mais par les auditeurs. » Bertrand Burgalat
———-
Au même titre que les skinheads de la fin des années 1970 convertirent le Swinging London à la musique jamaïcaine, ce culte de sueur et de pilules magiques va fasciner quelques groupes qui gravitent dans l’orbite de cette subculture. The Jam, The Stone Roses, Saint Etienne, The Verve, sans oublier le hit de Edwyn Collins ‘A Girl Like You‘, paieront leur écot à ce patrimoine populaire.
La northern soul reviendra hanter les artistes au confluent de la pop et de la dance: Moloko, de Sheffield, rendit un vibrant hommage romantique dans le clip ‘Familiar Feeling‘ à ces transes et cette communion quasi gnostique.

Affiche du film Northern Soul
Alors, quelle postérité? Elaine Constantine, photographe et réalisatrice, a consacré un long métrage à la northern soul. « Dans les années 1950, racontait-elle à Vice lors de sa sortie en 2014, avant que la northern soul devienne un phénomène, la plupart des grosses teufs du samedi soir accueillaient des groupes qui reprenaient des tubes du moment, ou des DJs que les bars embauchaient pour passer de la variété – ou des valses, parfois. La northern soul a fait émerger pour la première fois un semblant de club culture. Les clients se sont mis à prendre en main leurs soirées, à embaucher eux-mêmes les DJs. C’est peut-être le premier exemple de ce que nous appelons de nos jours la club culture. »
Si nous pouvons attendre le premier métro quand nous sortons, nous le devons quelque part à ces sales gosses qui cousaient les patches de leurs soirées préférées sur leurs blousons.
…
Élitisme et reconnaissance tardive
En France seuls quelques soldats perdus, mods parisiens ou exégètes des liner notes, qui couraient les disquaires pour dénicher les compilations de Kent Records, semblaient touchés par la grâce. Ce courant musical, ou plutôt cette posture bâtie sur un empilement de 45 tours, resta longtemps chez nous un clin d’œil élitiste pour ceux qui prenaient la peine de lire les crédits des morceaux de Soft Cell ou des Dexys Midnight Runners (qui reprendront ‘Seven Days Too Long’ de Chuck Wood).
Parmi eux, le réalisateur Bertrand Bonello, qui en distillera quelques perles dans la bande originale de Saint Laurent. Malgré cet amour indéfectible, il doute toutefois de sa postérité contemporaine : « Politiquement, socialement et musicalement, je ne vois aucun héritage de la northern soul aujourd’hui. »
Faut-il plutôt tirer le fil d’une attitude, un goût du plus petit dénominateur commun? Eddie Piller, DJ fanatique du genre, cofondateur avec Gilles Peterson du label Acid Jazz, tente le parallèle avec son rapport au foot, lui le grand supporter de Leyton Orient, club historique de l’East London. « Oh oui! C’est exactement cela. J’ai une passion pour ce qui s’avère rare et inhabituel dans la northern soul, et c’est pareil pour mon équipe de foot. »
C’est ce que semble également croire Bertrand Burgalat, à la tête du label Tricatel, qu’il présentait souvent au départ comme la Motown sans les hits. Une parfaite définition finalement de la northern soul. « La première chose qui me vient à l’esprit c’est que la northern soul est, à ma connaissance, le seul genre musical qui n’a pas été créé par les musiciens et les producteurs, mais par les auditeurs. Elle a anticipé le règne du DJ, mais même la house n’est pas allée aussi loin sur ce terrain. La deuxième chose, c’est qu’avec le vaudeville (qui a engendré les Kinks, Ian Dury ou Madness), elle constitue une des influences principales et singulières en Angleterre : on en retrouve la trace partout depuis cinquante ans, de Soft Cell à Fatboy Slim, des Happy Mondays à Jungle. Enfin, elle donne à des outsiders comme moi l’espoir que leurs morceaux snobés à leur sortie parce qu’ils n’ont pas les codes pourront connaître une reconnaissance tardive. »
À lire également sur tsugi.fr : Tom McFarland, de Jungle : « notre amour pour la musique et le jeu n’a pas changé »
David Blot, qui anime le Nova Club sur Radio Nova, une des anciennes têtes pensantes des mythiques soirées Respect, repère une autre filiation souterraine: « La northern soul, c’est un peu lointain pour moi. Je vois cependant un prolongement dans le digging, la recherche des morceaux rares, des 45 tours obscurs. »
La multiplication des labels de rééditions (Soul Jazz, Numero Group…) exhumant toujours plus de merveilles oubliées le confirme assez clairement. La nostalgie n’est-elle pas la plus belle des drogues envahissantes ?