Extrait du documentaire "Palestine Underground" © Boiler Room

Palestine : l’Intifada techno

Mil­i­tante depuis ses pre­miers jours, la com­mu­nauté tech­no a tou­jours usé de son influ­ence pour défendre sa vision d’un monde plus juste et égal­i­taire. En s’appuyant sur un réseau mon­di­al d’amateurs de musique sen­si­bles et d’activistes, la tech­no est dev­enue un genre musi­cal por­teur d’avant-gardes socio-politiques. Et cette année, c’est à la Pales­tine que la com­mu­nauté veut apporter tout son soutien.

Hap­pé par l’intérêt crois­sant autour de la scène pales­tini­enne, Boil­er Room lui dédie un doc­u­men­taire, Pales­tine Under­ground, disponible en stream­ing. “On s’est ren­dus à Ramal­lah en mai dernier pour filmer les artistes majeurs des scènes hip-hop et tech­no pales­tini­ennes, explique Anaïs Bré­mond – co-réalisatrice du doc­u­men­taire. On a voulu aller plus loin en pro­duisant un film pour présen­ter les artistes dans le cadre de leur quo­ti­di­en”. Pour elle, le but “n’est pas de pren­dre par­ti, mais d’éduquer” : “Ce pro­jet nous a ouvert les yeux sur la manière dont la poli­tique et l’Histoire inter­vi­en­nent dans le monde de la fête en Pales­tine. En tant que média, notre rôle est de don­ner la parole à ces artistes, de leur per­me­t­tre de racon­ter leur his­toire de façon claire, et d’offrir l’opportunité au pub­lic de mieux les com­pren­dre”. Boil­er Room en Pales­tine : per­son­ne n’y aurait cru il y a quelques années.

Il faut dire que la tech­no n’est qu’ap­parue en 2006 en Cisjor­danie sous l’impulsion d’une généra­tion d’artistes révoltés et décidés à chang­er l’histoire. Sama’ était l’une des pre­mières à se tenir der­rière des platines en Pales­tine. L’idée, pour elle et ses com­pagnons d’armes, est alors d’offrir “un espace de lib­erté artis­tique et poli­tique”, de per­me­t­tre aux jeunes pales­tiniens d’oublier la tristesse de leurs vies sur des beats uni­versels. Sous son impul­sion, et celle du Jazar Crew, émerge une généra­tion pales­tini­enne ouverte sur le monde, ambitieuse et déter­minée à oppos­er une résis­tance paci­fique à son oppresseur israélien au-travers des arts et de la musique. Puis, après dix ans d’expérimentation, l’underground tech­no pales­tinien com­mence à piquer la curiosité des médias inter­na­tionaux, à com­mencer par le New York Times, qui en jan­vi­er 2016 s’in­fil­trait au Kaba­reet, le bar tenu par le Jazar Crew, ou Trax qui présen­tait plusieurs acteurs de la tech­no locale quelques mois après.

Un an plus tard, c’est la venue de Nico­las Jaar qui crée l’événement et amène les regards de la com­mu­nauté tech­no sur la Pales­tine. En octo­bre 2017, le pro­duc­teur new-yorkais d’origine chili­enne – dont le père a lui-même fui la Pales­tine – offre une tournée de qua­tre dates excep­tion­nelles de Haï­fa à Amman, en pas­sant par Ramal­lah. À l’annonce de cette tournée, on sur­saute. Plus qu’offrir un show de grande qual­ité aux jeunes Pales­tiniens, Nico­las Jaar amène la lumière sur la Pales­tine, autrement qu’au-travers du prisme de la souf­france. Il per­met alors à son pub­lic, et par exten­sion à une grande par­tie de la com­mu­nauté tech­no, de regarder la Pales­tine d’un autre œil et de s’identifier à la jeunesse de ce pays en con­flit. Deux mois plus tard, les Ren­con­tres Trans Musi­cales de Rennes pro­gram­maient Sama’ sur leur 39ème édi­tion : les mag­a­zines musi­caux français com­men­cent ain­si à par­ler de “la pre­mière DJ tech­no palestinienne”.

Nico­las Jaar en con­cert à Haï­fa. Crédit : Thémis Belkhadra

Puis, en sep­tem­bre dernier, la cam­pagne #DJs­For­Pales­tine mar­quait le cli­max de cette rela­tion nais­sante entre tech­no et résis­tance pales­tini­enne. Der­rière le hash­tag, plusieurs mil­liers d’artistes de renom­mée mon­di­ale, de jeunes DJs et de col­lec­tifs alter­nat­ifs, partout sur la planète, glis­sent leur mot de sou­tien. Par­mi ceux-ci, Ben UFO résumait à mer­veille la ten­dance générale : “Depuis ma pre­mière vis­ite (en Israël ndlr.), et alors que la société pales­tini­enne appelle au boy­cott, je pense que mon­tr­er ma sol­i­dar­ité est plus impor­tant que de pou­voir voy­ager pour jouer mon show. […] Ma posi­tion sur ce sujet est le fruit d’idées anti-racistes plus générales que j’espère pou­voir faire vivre à tra­vers moi”.

Der­rière ce mou­ve­ment, une asso­ci­a­tion tient les rênes. Alors que la com­mu­nauté tech­no ne s’est jamais sen­tie aus­si con­cernée par la ques­tion pales­tini­enne, le PACBI – organe de l’association BDS – y voit une ouver­ture par­faite pour pop­u­laris­er son action de boy­cott. Inter­rogée par échange de mails, PACBI dit avoir vu dans la scène tech­no la pos­si­bil­ité d’ouvrir une “nou­velle ère de sol­i­dar­ité pour la Pales­tine”.

Fondée en juil­let 2005, l’association BDS vise à oppos­er une résis­tance paci­fique au régime israélien par un boy­cott de ses insti­tu­tions poli­tiques, économiques et cul­turelles. Et si l’on com­prend facile­ment l’utilité d’un boy­cott économique, le boy­cott cul­turel mérite lui quelques expli­ca­tions. Pour PACBI, il inter­vient notam­ment en réponse au “pro­jet qui con­siste pour le gou­verne­ment israélien à inve­stir mas­sive­ment dans les activ­ités et événe­ments cul­turels pour se dépein­dre comme un Etat mod­erne, libéral et gay-friendly”. Organ­is­er des fes­ti­vals de grande enver­gure, con­stru­ire une cul­ture club vibrante à Tel Aviv, accueil­lir la plus grande gay-pride du monde… Selon le PACBI, ces ini­tia­tives sont des “instru­ments de pro­pa­gande” dont le but serait d’éloigner nos regards de la réal­ité du pays. Une réal­ité qui, comme l’affirme l’association, est aujourd’hui celle d’un état qui “entre dans la déf­i­ni­tion don­née par l’ONU du terme d‘apartheid”. Par le boy­cott des insti­tu­tions cul­turelles israéli­ennes, PACBI entend ain­si con­tr­er le ray­on­nement israélien pour focalis­er l’attention sur ce qu’il aveu­gle : “l’occupation que l’état fait subir aux Pales­tiniens depuis 1948”.

En Pales­tine, après plusieurs con­flits armés désas­treux, BDS appa­raît comme l’un des derniers espoirs de lib­erté. Sama’ l’affirme : BDS sont les dernières per­son­nes qui cherchent vrai­ment à pro­téger les intérêts pales­tiniens. Leur tra­vail est impor­tant pour nous. Ils nous don­nent une voix et des armes pour com­bat­tre intel­ligem­ment”. Sans l’association, de nom­breuses ini­tia­tives n’auraient pas pu avoir lieu en Pales­tine. “Ils don­nent des argu­ments, des chiffres, pour per­me­t­tre au monde de s’indigner”, rap­pelle Sama’. En août dernier, c’était aus­si sous leur impul­sion qu’une quin­zaine d’artistes — par­mi lesquels on comp­tait Shlohmo, Leon Vyne­hall et Mall Grab — annu­laient leur venue au Mete­or Fes­ti­val de Tel Aviv.

Mais cette ingérence de la poli­tique dans le monde cul­turel n’est pas du goût de tous, même dans le monde poli­tisé de la tech­no. Et si la cam­pagne #DJs­For­Pales­tine a engen­dré un beau con­sen­sus, elle a aus­si con­nu ses détracteurs. Alors que la cam­pagne appa­raît sur les réseaux soci­aux début sep­tem­bre, le club berli­nois about­blank décide de s’y oppos­er. Il annule immé­di­ate­ment la presta­tion du col­lec­tif Room4Resistance prévue quelques jours plus tard dans son enceinte. En cause : le sou­tien apporté par le col­lec­tif à la cam­pagne. Selon eux, “cet appel au boy­cott s’apparente à une démon­i­sa­tion d’Israël, ne répond qu’à moitié à la ques­tion de la cul­pa­bil­ité dans ce con­flit (…), et dépeint glo­rieuse­ment la respon­s­abil­ité tenue par les Pales­tiniens aujourd’hui en résis­tance”. Le club dénonce alors la cam­pagne #DJs­For­Pales­tine comme “l’expression d’un anti­sémitisme insti­tu­tion­nel”. Des accu­sa­tions dont l’association PACBI se défend : “Nous sommes pro­fondé­ment opposés à toute forme de racisme. (…) Notre action s’inspire de celle menée, il y a quelques décen­nies, en Afrique du Sud. Aujourd’hui, la sit­u­a­tion en Pales­tine est tout aus­si alar­mante”.

Alors non, la tech­no ne sauvera peut-être pas la Pales­tine mais elle crée un débat. Comme Sama’ l’explique, “la musique n’apportera pas la paix mais elle unit les gens, elle fait réfléchir, elle aide à com­pren­dre”. En dix ans, beau­coup de choses ont changé grâce à la musique élec­tron­ique en Pales­tine. D’abord, l’apparition de DJs, de pro­duc­teurs et l’organisation d’événements cul­turels fes­tifs ont offert aux jeunes Pales­tiniens une alter­na­tive, un moyen de s’élever, d’engendrer une généra­tion éveil­lée et déter­minée à être enten­due. Puis, la pop­u­lar­i­sa­tion des artistes et col­lec­tifs pales­tiniens a per­mis à la com­mu­nauté tech­no de s’identifie, de trou­ver un dénom­i­na­teur com­mun, un angle pour mieux observ­er la Pales­tine. Elle est donc là, la “nou­velle ère de sol­i­dar­ité” qu’espérait PACBI, gran­dis­sant lente­ment à mesure que le mes­sage se répand. Et qui sait… Cette résis­tance pour­rait bien être l’une des plus grandes avancées de ces dernières années dans le proces­sus de recon­nais­sance des droits palestiniens.

Thémis Belkhadra

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