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© Marie-Michelle Bouchard / Alexanne Brisson
23 novembre 2022

Parité : pourquoi la scène montréalaise a dix ans d’avance sur nous ?

par Lolita Mang

Année après année, les études sont accablantes : en France, les femmes ne représentent toujours qu’une part minoritaire des artistes programmés au sein des festivals. Faudrait-il prendre exemple sur le Canada et particulièrement sur Montréal, où les initiatives fleurissent, afin de promouvoir une plus grande diversité au sein de l’industrie musicale ?

coeur de pirate

Coeur de Pirate © Maxyme G. Delisle

Connaissez-vous l’histoire du label Bravo Musique ? Fondé en 2000 par Éli Bissonnette et Hugo Mudie, le label Dare to Care voit son histoire changer en2020. En pleine vague #MusicToo, la maison de disques est secouée par les accusations qui visent l’artiste Bernard Adamus. Mise en vente, la société est finalement rachetée par l’une de ses artistes connue sous le nom de… Cœur de Pirate. Dare to Care devient dès lors Bravo musique, et met la lutte contre le harcèlement et le bien être de son personnel au cœur de ses missions. Un épisode qui semble inouï, si on le compare à la situation des femmes de l’industrie musicale française. Comment expliquer ce décalage criant ?

Il est 20 heures à Montréal. La nuit est tombée depuis plusieurs heures déjà. La jeune chanteuse dee holt s’apprête à monter sur scène. Il s’agit de son tout premier concert, malgré le succès foudroyant de ses morceaux, qui cumulent plusieurs millions d’écoute. Tout au long de la soirée lui succèdent le duo prometteur Bibi Club, l’autrice-compositrice-interprète Odreii, N NAO et ses effets de voix expérimentaux. Le constat est sans appel : au cours de cette première soirée du festival M pour Montréal, les femmes trustent la programmation. Pour les Français·es, impossible de ne pas le remarquer. En effet, de notre côté de l’Atlantique, la programmation des festivals pose encore et toujours problème. Les premiers noms de l’édition 2023 du festival Beauregard, installé en Normandie, en sont un exemple tristement édifiant. Angèle partage l’affiche avec Blur, Lomepal ou encore Alt-J. Sur neuf artistes annoncés, une seule femme. Le cas n’est pas isolé. Selon Libération, en 2017, sur dix grands festivals musicaux français, sur plus de 300 groupes ou artistes, 12 % étaient des femmes.

Des initiatives fleurissent pour combattre ces statistiques. Et elles ont un écho particulier au Canada. Le festival MUTEK, qui met en lumière les musiques électroniques et les arts numériques, et à ce titre l’un des premiers partenaires du programme Keychange. Fondé par Vanessa Reed en 2015, il s’agit d’un réseau international œuvrant pour l’égalité des sexes dans l’industrie de la musique. En s’appuyant sur une étude réalisée en collaboration entre l’Université de Californie du Sud et Spotify en mars 2021, l’organisation souligne que seuls 20 % des artistes figurant dans le Billboard 100 de 2020 sont des femmes ou des minorités de genre, et que l’on peut compter jusqu’à 29 % d’écart salarial moyen dans les grandes maisons de disques au Royaume-Uni. Flora Garnier, co-fondatrice de la branche canadienne de la structure She Said So, a intégré Keychange en janvier 2022 en tant qu’innovatrice. Les objectifs ? « Créer des opportunités, du dialogue et des espaces pour les femmes locales en construisant des ponts entre les différents cours de métier et communautés au Canada ».

 

Les quotas, outils controversés

« Pour construire ma programmation, j’ai des barèmes solides, sur lesquels je suis intransigeant. Je m’impose un minimum de 51% de femmes » assure Mathieu Aubre, programmateur du festival M pour Montréal. En 2022, ce festival accueillait 160 professionnels de l’industrie et médias internationaux pour 4 jours de festival et 30 artistes en sélection officielle, dont les concerts s’éparpillent dans plusieurs salles de la ville de Montréal. « C’est un défi supplémentaire » ajoute-t-il, en affirmant que ses interlocuteurs au sein des maisons de disques se trouvent parfois étonnés de ne voir aucun de leurs artistes programmés. Or, pour Mathieu, les règles sont claires : « Si tu veux voir tes artistes programmés au festival, je t’invite à ne plus signer seulement des groupes de mecs blancs et cisgenres ». En revanche, il souligne que parmi ces mêmes interlocuteurs, certains commencent à se remettre en question, notamment en entamant des discussions internes aux maisons de disques – « principalement des femmes », précise-t-il.

mathieu aubre montréal

Mathieu Aubre @ M pour Montréal

Car le problème existe bel et bien : en 2021, le Centre National de la Musique publie une étude menée sur un échantillon de cent festivals qui se sont déroulés en 2019. Le résultat est sans appel : les femmes ne représentent que 14% des artistes programmés dans les festivals de musiques actuelles (elles sont 22% dans les festivals de musique classique). Le meilleur élève étant le Festival de la Côte d’Opale avec 46% de femmes dans sa programmation, là où le Hellfest n’en comptait que 3%. Et les quotas sont encore largement controversés : interrogé par Libération en 2018, Stéphane Amiel, co-fondateur du festival Les Femmes S’en Mêlent, qualifiait cette solution de « triste et radicale », avant d’ajouter : « Dans notre société et notre époque aussi peu généreuses, il faudra peut-être en passer par là ». En outre, impossible d’ignorer le premier enjeu des festivals aujourd’hui : les financements. Mathieu Aubre explique que pour M pour Montréal, ces financements proviennent de plusieurs provinces canadiennes, qui profitent de ce biais pour proposer des groupes au festival. Mais les barèmes de Mathieu s’y appliquent tout autant : « Je pense que dans quelques années, si on s’impose ces règles, ça va devenir naturel. Aujourd’hui, certains programmateurs ont peur de sacrifier des bons groupes pour mettre plus de femmes. Mais pour moi, à talent égal, je préfère mettre une femme ». Une manière de penser qui se reflète dans les propos de Sabrina Cousineau, directrice générale de Bravo Musique : « Nous sommes moins tolérants ici. La cancel culture s’est activée très rapidement au Québec. Quand je compare avec la France, où je vois des personnalités très connues accusées d’agressions encore adulées et invitées partout, je me rends compte que ça ne passerait pas chez nous ».

 

Femmes de pouvoir

« Bravo musique mise sur l’inclusion, l’empathie et le respect de ses artistes ». Tel est l’adage que l’on peut lire en premier en atterrissant sur la page de la maison de disque détenue par Béatrice Martin, alias Cœur de Pirate. Bravo est l’un des labels indépendants les plus importants au Québec, et il est dirigé par des femmes. Sabrina Cousineau en est donc la directrice générale depuis le rachat, tandis que Émilie Darveau est directrice marketing, après 10 ans passés au sein du label. Pour comprendre ce changement d’identité, il faut revenir en 2020, à l’époque où Bravo s’appelle encore Dare to Care. En pleine vague #MusicToo, des accusations visent donc l’un des artistes du label : Bernard Adamus, entraînant la démission d’Éli Bissonnette, patron du label (lui-même accusé par Audrey Canuel, une ancienne employée, d’avoir eu une emprise malsaine sur elle).

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C’est Karma @ M pour Montréal © Alexanne Brisson

Le retour de bâton pour la maison de disque est immédiat : Dare to Care et Bernard Adamus se trouvent exclus des cérémonies de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ). Suite à la démission d’Éli Bissonnette, l’entreprise se trouve mise en vente. Sabrina Cousineau et Émilie Darveau se souviennent bien de cette période : « Les employés comme les artistes, nous étions tous laissés dans le néant, sans direction ni présence ». C’est alors que Béatrice Martin réalise qu’il lui est impossible d’abandonner la maison qui a vu fleurir sa carrière, son catalogue et celui des autres artistes. Elle décide alors de racheter l’entreprise. En janvier 2021, Bravo musique voit le jour : « Bravo se fera un point d’honneur d’être un vecteur de progrès pour son industrie, en misant sur l’inclusion, l’empathie et le respect des artistes et artisans ainsi que de leur travail » déclarait l’artiste alors. Première mesure ? La mise en place d’une politique rigoureuse de prévention contre le harcèlement et de l’imposer aux employés comme au conseil d’administration, afin de s’assurer que les abus du passé ne se reproduisent pas. À ce jour encore, l’exemple est quasiment inédit. On se souvient néanmoins du communiqué de presse publié par les employées du label français Because Music, à la suite des accusations visant Retro X en 2021 : « Chacune a son histoire, son “anecdote”, son “dérapage » en fin de soirée, sa phrase pleine de sous-entendus sous couvert d’humour, sa blague pas drôle sur sa tenue, des réflexions sur le physique qu’on fait passer pour un compliment » pouvait-on y lire alors. D’autres préfèrent encore monter leur propre structure, de Chloé avec Lumière Noire à Rebeka Warrior et son label queer et trans-féministe Warrior Records. La route est encore longue, mais on y vient.

 

Pour aller plus loin : voilà quelques épisodes, réalisés à Montréal, imaginés comme des suppléments de ‘Confie-nous tout’ (sur Tsugi Radio) avec, à chaque fois, une artiste mise en avant.

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