Sadique, drôle et épileptique : on a vu Lux Æterna de Gaspar Noé

Mer­cre­di dernier est sor­ti en salle le dernier film de Gas­par Noé, Lux Æter­na, un moyen-métrage pro­duit par Saint Lau­rent avec Char­lotte Gains­bourg en sor­cière brûlée vive et Béa­trice Dalle en réal­isatrice au bord du gouf­fre. L’oc­ca­sion avec le réal­isa­teur de faire le point sur son film sadique, drôle et cathar­tique ou de son amour déchu des clubs.

Je vais vous avouer quelque chose, je n’ai jamais fini un film de Gas­par Noé. Qu’on se com­prenne bien, je con­sid­ère Noé comme l’un des réal­isa­teurs français les plus remar­quables de ces deux dernières décen­nies, et cet avis provient para­doxale­ment du fait que j’ai à chaque fois choisi d’ap­puy­er sur stop : Noé, c’est de la réac­tion, et son ciné­ma est tout sauf pas­sif. L’ex­péri­ence est si intense – et vio­lente à telle­ment d’é­gards –, tant dans le scé­nario que dans les tech­niques de réal­i­sa­tion, qu’il faut pour vrai­ment saisir un film de Noé être soit très sen­si­ble soit totale­ment insen­si­ble. Manque de bol pour moi, je suis capa­ble de chialer devant un reportage BFM.

Rassurez-vous, avec Lux Æter­na, vous pou­vez vous décrisper. Ici, peut-être parce que pro­duit par et pour la série artis­tique Self de la mai­son Saint Lau­rent, Gas­par fait du Gas­par sans que l’on ait à détourn­er le regard (enfin, sauf pour les épilep­tiques). C’est-à-dire que l’on va retrou­ver ce qui fait son ciné­ma, le glauque, le vice­lard, le cru – ou le plan séquence, l’im­pro­vi­sa­tion des dia­logues ou le flick­er (vari­a­tions très rapi­des d’im­ages et de lumières) pour les procédés tech­niques – mais à l’in­térieur d’un scé­nario intel­li­gent en forme de mise en abyme, esthé­tique­ment impec­ca­ble avec une excel­lente util­i­sa­tion du split screen, et le tout fine­ment tart­iné d’hu­mour. On suiv­ra les déboires d’un tour­nage d’un film dans lequel rien ne va, avec Char­lotte Gains­bourg qui accepte de jouer une sor­cière jetée au buch­er dans le long-métrage réal­isé par Beat­rice Dalle. Le chaos est tel qu’il en devient caus­tique et Noé va, une par une, par­faite­ment abat­tre les cartes de l’ap­pareil comique jusqu’au bas­cule­ment dans la folie.

 

La catharsis

Des tour­nages cat­a­strophiques comme ça, j’en ai vécus, ça arrive, mais tu sais, c’est pas grave, il n’y a pas mort d’homme, nous con­fie le réal­isa­teur franco-argentin à la ter­rasse d’un café, quelques min­utes après le vision­nage du moyen-métrage. Alors autant faire que ce chaos devi­enne jouis­sif. C’est drôle mais le tour­nage de mon film, lui, n’é­tait pas du tout chao­tique, au con­traire, tout s’est très bien passé. C’est pareil aux gens qui cassent des vit­rines par exem­ple, tu t’en approches, tu n’as pas besoin de par­ticiper et c’est super jouis­sif. La dernière fois, j’ai vu des gens fra­cass­er des Mac­Do, il y avait 100 ados qui piquaient tout dans le Mac­Do et dans un mag­a­sin de sport aus­si, tu regar­dais ça et tu te dis­ais ‘putain, qu’est-ce qu’ils s’amusent’. On reste comme hyp­no­tisé.” La cathar­sis, élé­ment clé du ciné­ma de Noé, ne nous quit­tera pas de l’heure.

Quand il y en a un qui fra­casse une bouteille sur la gueule de quelqu’un d’autre, paf, il y a du sang qui gicle sur le mur et tu te dis ‘wow mais c’est quoi ça ?!’ C’est comme dans un film.”

Sur ce sujet, avec le sourire d’un enfant qui a fait une bêtise dont il est plutôt fier, Gas­par nous demande si on a vu son dernier clip pour Sebas­t­iAn. Bien sûr qu’on l’a vu. Il s’ag­it de la matéri­al­i­sa­tion d’un de ses fan­tasmes ultimes, une vio­lente bas­ton dans un club sor­dide et puant la moi­teur : “J’en avais déjà vu des comme ça et c’est vrai que c’est fasci­nant. C’est claire­ment une addic­tion aux bas­tons des autres, parce que moi je ne suis pas trop bagar­reur finale­ment, mais j’aime bien voir les autres se foutre sur la gueule. Quand il y en a un qui fra­casse une bouteille sur la gueule de quelqu’un d’autre, paf, il y a du sang qui gicle sur le mur et tu te dis ‘wow mais c’est quoi ça ?!’ C’est comme dans un film.”

 

L’amour déchu des clubs

Déjà, dans Irréversible, il nous met­tait au sup­plice avec cette scène où Dupon­tel explose lit­térale­ment la gueule d’un type à coup d’ex­tinc­teur jusqu’à ce qu’on ne puisse plus appel­er ça un vis­age, sur la plus angois­sante des musiques de Thomas Ban­gal­ter, le tout dans un club homo hard­core. Dans Lux Æter­na, il va jusqu’à faire brûler Char­lotte Gains­bourg sur un bûch­er de lumière (vous com­pren­drez) et l’ex­péri­ence est égale­ment sonore avec l’u­til­i­sa­tion du son bin­au­r­al : “J’ai demandé à mon ingénieur du son de trou­ver un son qui t’éclate la tête comme le stro­bo­scope t’éclate les yeux. Alors il a fait pass­er des fréquences très bass­es ou d’autres très aiguës, de droite à gauche à toute vitesse.” On se croirait dans un club, en pleine défonce, la tête non seule­ment dans les enceintes mais aus­si dans le stroboscope.

La vie noc­turne, je l’ai poussée jusqu’au bout.”

D’ailleurs, Noé et les clubs, c’est toute une his­toire, qui sem­ble touch­er à sa fin : “J’ai eu un acci­dent cérébral il y a six mois, ils m’ont dit qu’il fal­lait que j’arrête tout. Mais entre Irréversible et Love, je sor­tais beau­coup. Et je pico­lais beau­coup aus­si. Le truc avec l’alcool, c’est que ça te fait ren­con­tr­er beau­coup de crétins et de crétines et qu’au bout d’un moment tout devient comme un nuage flou… Bref, tu perds beau­coup de temps la nuit.”

Lux Æter­na serait-il donc le dernier film à l’am­biance som­bre de Noé ? Parce que si ce n’é­tait pas un plateau de ciné­ma, on pour­rait par­faite­ment croire à un club en sous-sol (voire car­ré­ment une morgue dans cette scène irréelle avec Gains­bourg en panique au télé­phone avec son enfant – on n’en dira pas plus). Est-ce que, en plus des con­traintes liées à la Covid-19, ce nou­veau mode de vie du réal­isa­teur aura une inci­dence sur son ciné­ma ? Il l’avoue, s’il doit tourn­er une scène de fête aujour­d’hui, elle se ferait sûre­ment à l’aube sur une plage méditer­ranéenne : “Je dirais que depuis cinq, six ans, je suis beau­coup plus dans des éner­gies diurnes, je me lève tôt… Au bout d’un moment, les clubs, la vod­ka, la défonce, les suda­tions devi­en­nent telle­ment répéti­tifs… Et puis les gueules de bois, qui pou­vaient t’amuser à 27 ans, t’amusent beau­coup moins à 50 ans. La vie noc­turne, je l’ai poussée jusqu’au bout. Il y a d’autres plaisirs qui parais­sent peut-être plus purs.”

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