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30 juin 2022

Saudade et morabeza : 5 groupes découverts à l’AME au Cap-Vert

par Clémence Meunier

Le « Petit pays » de Cesària Évora regorge de musique. Qu’y a-t-il dans l’air sec de cet archipel, ancienne colonie portugaise perdue au large du Sénégal, pour que résonnent partout ces mélodies kriol, empreintes de saudade mélancolique et de morabeza, cette douceur de vivre si chère aux Cap-verdiens ? Début de réponse avec cinq groupes découverts à l’Atlantic Music Expo, festival de showcases cap-verdien faisant la part belle aux groupes lusophones d’inspiration traditionnelle.

L’Atlantic Music Expo est un festival pas tout à fait comme les autres : gratuit, il a pour noble but de faire découvrir des artistes cap-verdiens, portugais, sénégalais, brésiliens, réunionnais… Bref tout ce que les îles ou l’Afrique, notamment lusophone, ont de plus beau à offrir en matière de musique. Se tenant d’habitude à Praia, la capitale de l’archipel, le festival s’est également installé cette année à Mindelo, sur l’île de São Vicente. Une première, et ça aurait été dommage de se priver : Mindelo est considéré comme la capitale culturelle du pays. Non pas qu’il faille absolument être à Mindelo pour être entouré de musique au Cap-Vert. Car la patrie de Cesària Évora a toujours baigné dans les rythmes et les mélodies, au carrefour d’influences méditerranéennes et africaines. Ou quand le fado rencontre les percussions du Sénégal sur les plages ou au pied des volcans d’un archipel à l’histoire dramatique – puisque peu dotée en ressources naturelles et surtout dénuée d’eau douce, cette ancienne colonie a surtout servi aux Portugais de comptoir aux esclaves et a subi depuis l’abolition de nombreuses crises économiques, sécheresses, famines et tensions politiques. Et même si le pays est indépendant depuis 1975 et jouit d’une histoire récente plus sereine, la musique et la fête font aujourd’hui toujours office d’échappatoires.

Atlantic Music Expo

Gren Semé © DR

« Les conditions de vie ont été très difficiles au Cap-Vert », confirme José Maria Neves, le président de la République rencontré par Tsugi (et oui!). « Ça n’a pas été facile de vivre ici, le peuple a probablement cherché d’autres mécanismes de survie. Je pense que cette omniprésence de la musique dans la société cap-verdienne est aussi liée à une rencontre de civilisations, africaine et européenne. Ce dialogue entre cultures, et la création d’une langue à part, le kriol cap-verdien, c’est peut-être le secret de nos musiques ! » Des musiques entre mélancolie et fête, nostalgie – la fameuse saudade – et douceur de vivre – la morabeza -, qu’elles se nomment morna (de superbes lamentations épurées), coladeira (plus taquine voire critique) ou funana (carrément la fiesta). Il y avait un peu de tout ça à l’AME, prononcé « âme « , où les groupes, quelque soit leurs origines, avaient à cœur d’intégrer dans leurs concerts cette pluralité de la musique cap-verdienne, ce petit supplément d’âme, justement.

Entre deux cachupas (miam miam) et deux grogues (hum hum), petite sélection de groupes découverts à l’Atlantic Music Expo entre Mindelo et Praia. Et pour en apprendre un peu plus sur la musique cap-verdienne et son importance dans cet archipel battu par les vents, rendez-vous le 5 juillet en kiosque pour choper Tsugi, 152ème du nom.

Ceuzany

On a bien failli se prendre une balle… d’eau : quand on rencontre Ceuzany le lendemain de son concert qui clôturait en apothéose une soirée de Mindelo, c’est en compagnie de son petit garçon, qui tire sur tout ce qui bouge armé de son pistolet à eau. Pas très grave vu la chaleur tropicale et même très logique : ses enfants sont aujourd’hui sa principale source d’inspiration, son combat aussi. « Ici, les hommes ne nous aident pas. On est comme Félix le chat, on tombe et on se relève. On fait ce qu’on a à faire, on fait nos affaires et on avance. La femme cap-verdienne est une guerrière », raconte-elle, mi-amusée mi-révoltée, en kriol, dont elle maîtrise les différentes variantes dans ses morceaux, pour chanter pour « tous les Cap-verdiens ». La jeune femme a ses îles dans le sang et le chant, porte-voix d’une musique traditionnelle qui jamais ne semble prendre la poussière. Quand elle reprend une morna à l’AME, c’est tout le public qui entonne ces paroles connues de tous ici, que l’on ait 20 ou 60 ans. C’est une des spécificités du festival et du Cap-Vert en général : si en Europe les musiques trad’ peuvent avoir la réputation de sentir la naphtaline, ici pas du tout. La jeunesse écoute du rap à la radio certes, mais dans les bars et les restaurants, c’est avec la morna qu’on contemple l’océan ou sur du funana qu’on remue les épaules. Ce qui n’empêche pas le mélange des genres, bien au contraire : alors qu’elle chante aussi pour le groupe culte local Cordas Do Sol et mène donc une carrière de chanteuse traditionnelle, Ceuzany a sorti il y a plusieurs années déjà « Cabo Verde La Fora », un duo avec le rappeur Kiddye Bonz. « Je voulais tester de nouvelles choses. Il y a un monde entre la morna et le rap, mais j’avais envie de me challenger, et j’espère pouvoir continuer à collaborer avec d’autres ». Tout pareil.

Selma Uamusse

Mindelo, la nuit, Praça Nova. Quelques mecs cuits au rhum dansent de manière erratique, mais l’immense majorité du public a les yeux scotchés sur une chanteuse envoûtante. Elle s’appelle Selma Uamusse, est née au Mozambique et a grandi au Portugal, a une voix extraordinaire… Et est enceinte de huit mois. Peu importe : Selma danse, se fait prêtresse d’un gospel teinté de soul, d’afrobeat et de musiques électroniques, accompagnée d’instruments traditionnels du Mozambique et de machines, pour un mélange psychédélique et singulier. Elle finira par descendre dans le public, fendant la foule qui lui caresse les épaules comme une sainte en procession. Surréaliste.

Atlantic Music Expo

© DR

Ayom

On parle beaucoup de mélanges de cultures au Cap-Vert. Ayom, c’est tout à fait ça : la chanteuse est brésilienne, les musiciens angolais, italiens, grecs, et tout ce petit monde est installé entre Lisbonne et Barcelone. Mais la musique cap-verdienne a beau être une influence revendiquée du groupe, c’est la première fois qu’ils jouent ici ensemble. Un plaisir, confient-ils, une évidence aussi : les Ayom, du nom d’une divinité yoruba qui apprend aux hommes la musique, s’inspirent du bolero espagnol, du fado portugais, de la samba brésilienne, de la mazurka polonaise, intègre à leurs compositions un accordéon très italien… mais toujours, toujours, la morna et la coladeira de Césaria Evora viennent pointer le bout de leur nez dans leurs playlists, la star du Cap-Vert étant une référence absolue pour toute la bande. « Césaria est une grande influence pour nous », note ainsi Walter Martins, le percussionniste angolais du groupe. « Dans la culture africaine, on n’a pas vraiment d’équivalent. En Angola, c’est très difficile de trouver une chanteuse aussi connue, les top artistes ne sont que des hommes. Elle avait beaucoup de personnalité, se tenait sur scène avec son whisky, comme les mecs. Elle n’avait pas cette énergie habituelle de la mère, de la mama, et dégageait une élégance folle, ce qui pour moi est tellement inspirant ! En Afrique, avec la culture si concentrée sur les hommes, elle élevait le niveau, voyageait et répandait cette culture cap-verdienne à travers le monde ». Le groupe le plus cap-verdien des non-cap-verdiens, la nuit venue, a même offert une funana endiablée au public de Mindelo – hommage ultime et boucle bouclée, avant un numéro de claquettes improbable du percussionniste italo-grec, parce que pourquoi pas.

 Gren Semé

L’île est à des milliers de kilomètres, le créole n’a pas grand-chose à voir, mais il y a plus de points communs que l’on pourrait penser entre le Cap-Vert et la Réunion. C’est en tout cas le discours du chanteur réunionnais de Gren Semé, qui a fait danser Praia sur du maloya, accompagné de son traditionnel kayamb, cette planche remplie de graines qui se secoue en rythme et produit un des plus beaux sons de l’armada percussive (un avis tout à fait subjectif certes). L’occasion de se rappeler que le maloya, ici décliné en version traditionnelle ou accompagné de couleurs plus électroniques, avec son rythme ternaire et son histoire politique, a tout d’une musique de club d’un autre genre (voir Tsugi 123). Et ce même si après une semaine de festival, puisque Gren Semé clôturait l’événement, danser commence à faire mal aux sandales.

Scúru Fitchádu

C’était la claque du festival. Enfin, peut-être même pas une claque : une grosse patate de forain, une mandale en diagonale. Pourtant, un petit doigt nous a dit qu’ils étaient stressés les Scúru Fitchádu noir profond en kriolavant leur live à Praia. La bande portée par Sette Sujidade (alias Marcus Veiga), Lisboète d’origine cap-verdienne et angolaise, se demandait comment les gens du coin allaient réagir face à son sacrilège, celui de mêler les rythmes traditionnels de la funana à la fureur du punk et de la techno. Spoiler : super bien. Déchaîné le public, emporté par ce rituel féroce, par les vocalises d’une chanteuse-danseuse possédée et par les râles et grognements très métal du leader. On verrait très bien ce live au programme d’une teuf hardcore, qui s’autorise tout de même quelques rares moments de répit, à l’accordéon par exemple, avant que l’énergie ne reviennent dans les corps essoufflés du groupe, en transe. Transe partagée par Praia, alors que le public était tout autant composé de gamins que de mères de famille, de badauds curieux et vite emportés que de fans connaissant les paroles en kriol. Une mandale on a dit.

Scúru Fitchádu

© DR

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