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25 mars 2019

Shlohmo sort « The End » : un album apocalyptique qui mêle trap, électronique et rock

par Victor Goury-Laffont

La fin du monde n’a jamais été un thème tabou en musique. Elle inspira Radiohead à signer « Idioteque », titre extrait de son album Kid A, elle fut le point de départ de Björk pour son titre « Pluto ». Mais la traduction musicale de ce concept prend un sens particulier lorsque l’artiste est fasciné par les sectes apocalyptiques. C’est le cas de Shlohmo, qui révèle aujourd’hui son nouvel album The End. Là où certains voient dans cette fin du monde annoncée une catastrophe, lui s’intéresse à ceux qui y trouvent au contraire un événement réjouissant. Une « fin » qui serait au final quelque chose autour de laquelle s’unir.

A 29 ans, et après 10 ans de carrière, le Californien a déjà réalisé de belles prouesses. Parmi elles, celle d’être à la fois un artiste électronique connu pour ses sorties expérimentales, et un beatmaker chevronné ayant collaboré avec le gratin de la scène Soundcloud rap, composée de jeunes lyricistes prolifiques aux visages tatoués, aux paroles sombres et aux titres distordus. De Yung Lean à Post Malone, Henry Lauffer a côtoyé les figures centrales de ce mouvement atypique, vu comme les successeurs des rockeurs emo des années 2000.

Dans ses oeuvres solo, Shlohmo faisait déjà cohabiter ces deux mondes, le hip-hop et l’électronique. Bad Vibes et Dark Red – ses deux premiers albums -, le reflétent plus que bien. Mais cette fois-ci, le Californien pousse le mélange des genres un peu plus loin et y intègre un élément rock. Le résultat : The End est un disque encore plus psychédélique, audacieux et dystopique que ses prédécesseurs.

Depuis quelques années, on t’a vu plutôt collaborer avec des rappeurs que signer des sorties solos. C’était comment de recommencer à travailler sur un album ? 

Travailler avec d’autres gens, faire des instrus, c’est quelque chose que je fais pour m’amuser, une pause dans le travail plus prenant et créatif que demande un album. C’est aussi un moyen de traîner avec des amis, alors que pour mes albums je suis tout le temps tout seul, ce qui est nécessaire. Donc les deux se font simultanément : je passe la nuit seul à travailler sur mon album, et je peux quand même rencontrer des rappeurs pour collaborer la journée.

T’as l’impression que tes morceaux solos sont plus créatifs que les morceaux de rap sur lesquels tu travailles? A moins que ce ne soit les rappeurs qui donnent à ces titres leur valeur ? 

Les deux, c’est clair. J’ai l’impression qu’il y a une limite avec les instrus, comparé à ce que tu peux faire quand tu n’essayes pas de donner de l’espace à quelqu’un pour qu’il puisse rapper ou chanter. Mon esprit va à tellement d’endroits différents quand je suis tout seul et capable de faire ce que je veux, sans penser à garder de l’espace pour un vocal. Donc ce n’est pas forcément une question de créativité, c’est plus que mon travail solo m’offre davantage d’espace à remplir. C’est une donnée en moins à prendre en compte : je ne suis pas obligé de chercher un point d’accord avec un autre artiste.

Donc ça serait compliqué pour toi d’accueillir un autre artiste sur un album solo ?

Carrément. J’ai le sentiment que dans mes propres albums, j’explore le fait d’être seul. Je vais creuser dans mon cerveau pour voir ce que je suis capable de faire. C’est un peu comme peindre, plus que juste faire de la musique ou jammer.

T’as annoncé le titre de The End en février 2018. C’est à ce moment-là que tu as commencé à travailler dessus, ou ça a juste été un long processus ? 

Ca a été un long processus, entamé dès la fin de mon dernier album. Il y a certains des morceaux sur lesquels j’ai travaillé pendant deux ou trois ans. J’y passe des jours et des jours, puis je garde une démo que je réécoute et que je peaufine. Pour ces titres, c’est important de prendre des pauses dans la production. Je laisse mijoter et je réfléchis à ce que j’ai à dire en plus par rapport au disque d’avant : comment je peux le différencier, qu’est-ce que je veux exprimer maintenant que je n’ai jamais abordé avant … C’est un cycle au cours duquel je pense tout le temps à ce sur quoi je travaille, et ça prend vraiment longtemps à aboutir.

Il y a une raison particulière qui t’as poussé à appeler ton album « The End » ? 

Oui et non. Quand je fais un album, je ne réfléchis pas à un thème général. Ce qui unit le projet, c’est plutôt le son. Mais en même temps, j’essaye de conceptualiser sa présentation. Ma musique sera toujours sombre et apocalyptique, tout en restant un peu optimiste et déconnectée de ce qui se passe en dehors de l’art, d’une façon très insulaire. C’est un titre très actuel avec Trump et les menaces perpétuellement croissantes qui pèsent sur la terre, mais d’un autre côté atemporel. J’ai toujours été fasciné par les sectes apocalyptiques qui voit en la fin du monde un événement positif. J’aime cette manière assez drôle de penser la fin du monde, comme si c’était quelque chose qui pouvait nous unir.

Justement, avec les menaces que connaît la planète, la fin du monde semble être un sujet de plus en plus concret. Dans ce contexte, ton intérêt pour les sectes apocalyptiques prend un sens particulier ? 

Puisque l’on vit une époque si bizarre, l’aspect insulaire de la musique – le fait qu’elle puisse se déconnecter de ce qui l’entoure – devient encore plus important. Les sectes apocalyptiques sont complètement insulaires, ils créent des communautés unies autour d’une pensée qui n’existe pas en dehors du groupe. Je vois un peu mon public de la même façon. C’est plus qu’une fan-base, les gens qui me suivent sont à mes côtés à vie. Il y a presque un côté blague : je leur dis de me suivre jusqu’à « la fin ».

Qu’est-ce qui te donne ce sentiment par rapport à ton public ? 

Ca provient beaucoup de messages reçus sur internet, de gens qui m’expliquent comment ma musique les a aidés à traverser des phases de merde. Quand t’es sur scène, tu peux créer une connexion, mais pas avoir un retour aussi précis que par message. Il n’est pas évident de ressentir un lien avec ma musique – tant elle est personnelle -, et quand c’est le cas je pense être en présence de personnes avec qui je partage une pensée commune. C’est marrant d’ailleurs, car c’est la même chose pour les sectes apocalyptiques. Les gourous ont cette même capacité à communiquer avec leurs groupes.

Quand on prend son temps, c’est dur de se dire « maintenant, j’ai fini »? 

Se dire qu’on a fini quelque chose sur lequel on est la seule personne a décider, c’est ce qu’il y a de plus dur au monde. C’est le cas dans l’art en général : on pourrait travailler sur une oeuvre toute sa vie. J’avais ce même souci à l’école : il y a des deadlines à respecter. Il faut chercher à savoir si t’es à l’aise avec ton oeuvre, et si t’as exprimé tout ce que t’as à dire. Il faut arriver au point où tu te dis « je pourrais continuer à y ajouter jusque l’infini mais ça n’ajoutera plus rien au concept ». A ce moment-là, t’as fini.

C’est intéressant parce que les rappeurs avec lesquels tu travailles sont eux au contraire extrêmement prolifiques … 

Je suis souvent envieux d’ailleurs, car ce qu’ils font, c’est un art plus éphémère. Ils capturent le moment. C’est intrinsèque au rap je pense, ce besoin de continuer et de rester d’actualité. Car le son évolue tellement ! Avec ma propre musique, j’essaye de faire quelque chose qui n’est pas si inscrit dans le présent. Comme si ça pouvait exister dans n’importe quelle période, du passé au futur.

D’ailleurs, dans ton Essential Mix paru le 9 mars, tu ressors beaucoup de classiques de Warp Records. Pour toi, il s’agit de titres atemporels ? 

Carrément. Des artistes comme Aphex Twin, Boards of Canada ou Tom Waits – un de mes préférés – … Leur musique donne l’impression qu’elle sera toujours pertinente. Ce n’est même pas de l’avant-gardisme, c’est plutôt des créations qui existent en dehors de toute timeline.

Sur l’EP Rock Music – paru en préambule de ton album – tu inclus logiquement des éléments de musique rock … D’où t’es venu cette envie ? 

Le titre, c’est un peu une blague, mais j’ai grandit avec du rock, du métal, du punk … J’essaye d’incorporer ces styles depuis longtemps, d’être à l’aise avec l’utilisation de guitares comme élément mélodique principal. J’en ai toujours eu, même dans mon premier album Bad Vibes, mais je pense que maintenant j’ai une plus grande ouverture pour exprimer l’influence que des styles comme le doom metal ont sur moi. Des genres où on peut aller vers des sonorités très abrasives et crues. Je pense qu’une grande partie de ça a aussi été aidé par les lives que j’ai fait après Dark Red. J’y jouais de la guitare sur scène, et j’ai appris comment intégrer cet instrument et de la distortion sans trahir mon identité artistique et l’aspect électronique de mes titres.

Parmi les rappeurs avec lesquels t’as collaboré, beaucoup sont perçus comme étant la « nouvelle vague emo ». Vous partagez une esthétique commune ? 

Je pense que je m’entends le mieux avec ces rappeurs parce qu’on peut se connecter sur des styles différents comme le metal. C’est très marquant avec un mec comme Yung Lean, et son crew les Sad Boys. On est au contact des scènes de black ou doom metal, tout en étant très informé sur les dernières sorties rap. Ca simplifie la création de musique ensemble.

 

 

 

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