Peggy Gou / ©Mok Jungwook

Succès et sexisme : pourquoi certains détestent-ils autant la k‑house ?

Jeunes, jolies et douées, les pro­duc­tri­ces électroniques sud-coréennes font de plus en plus par­ler d’elle. Mais il sub­siste comme une ombre au tableau. Pour cer­tains, la k‑house, portée par l’icône flam­boy­ante Peg­gy Gou, sonne faux avec son embal­lage kawaii et ses divas bling. Enquête sur un K à part.

Arti­cle issu du Tsu­gi 133, tou­jours disponible en kiosque et à la com­mande en ligne.

Peg­gy Gou / ©Jonas Lindstroem

La musique sud-coréenne serait-elle plus puis­sante que l’Amérique de Trump ? En juin dernier, les fans de k‑pop par­ve­naient, via Tik­Tok, à troller le président des États-Unis, pour trans­former son meet­ing de Tul­sa en fias­co. Uné réussite à l’image du pou­voir du genre musi­cal, qui rap­porte des mil­liards à son pays d’origine tout en rem­plis­sant les colonnes des tabloïds. Mais derrière les mélodies formatées et les panoplies assor­ties, les sui­cides d’idoles pleu­vent, broyées par une indus­trie obnubilée par le prof­it. Pour­tant, mal­gré l’engouement dément et la fas­ci­na­tion mal­saine que pro­curent ses dérives, la k‑pop n’est pas la musique « made in Korea » la plus pal­pi­tante. La k‑house, électronique fabriquée dans l’underground d’un pays ouvert 24 h sur 24, a tout pour faire bat­tre le cœur des noc­tam­bules. En quelques années seule­ment, ce courant en majorité féminin a réussi à exporter ses sonorités entêtantes et pointues. Clubs réputés, Boil­er Room, gros fes­ti­vals européens et américains… La k‑house est partout. Plus DIY et lo-fi que la k‑pop, elle puise dans plusieurs styles, du hip- hop à la pop, de la tech­no au break­beat, sans s’embarrasser des étiquettes. Son pou­voir hyp­no­tique réside dans cette lib­erté rafraîchissante, mais surtout dans le con­traste entre des voix douces qui chantent le plus sou­vent en coréen et une house effi­cace taillée pour les fins de soirée. Les fig­ures les plus exci­tantes du genre, qui dépassent rarement le quart de siècle, se fédèrent autour de la sta­tion indépendante Seoul Com­mu­ni­ty Radio et de petits clubs comme le Pis­til. Le mou­ve­ment a même une icône, une Madonne, la pro­duc­trice Peg­gy Gou, dont l’ascension éclair fascine et inspire. En qua­tre ans, la brune tatouée et over lookée à la beauté irréelle a squat­té les platines de toute la planète (Panora­ma Bar, Con­crete, Nuits sonores, Coachel­la), mixé un vol­ume de la série DJ-Kicks, fondé son label, Gudu, et séduit Nin­ja Tune. Mais elle n’est pas la seule artiste « bank­able » du mou­ve­ment, puisqu’il faut aujourd’hui compter sur Park Hye Jin, Ocean Hye, Yae­ji, Mushxxx ou encore Clos­et Yi et le duo C’est Qui, qu’elle forme avec Naone.

 

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La musique électronique coréenne ne date pour­tant pas de l’arrivée de ces jeunes pro­duc­tri­ces. Mark Yoo, pro­mo­teur de dance music locale, évoque ain­si la montée de cette mou­vance floris­sante : « La musique électronique coréenne remonte aux années 90. Elle était alors portée par des DJs non con­ven­tion­nels qui jouaient du vinyle dans de petits clubs. Il y avait une petite com­mu­nauté d’amateurs de tech­no et de house. Ça a com­mencé à grandir au début des années 2000 avec les jeunes générations qui étaient plus au fait de la cul­ture noc­turne. De plus en plus de clubs ont ouvert dans le quarti­er Itae­won – fréquenté par les expatriés et les étudiants passés par l’étranger –, le Hong­dae, autre célèbre quarti­er étudiant ani­mé de Séoul et celui, très chic, de Gangnam-Gu (le Bev­er­ly Hills coréen, ndr). On a vu arriv­er des boîtes de renommée mon­di­ale comme l’Octagon à Séoul et des fes­ti­vals comme Ultra dans le stade olympique de Séoul qui nous diver­tit avec les sets des meilleurs artistes du monde. » Com­ment Peg­gy Gou et con­sorts ont-elle changé la donne ? « Leur son, pour­suit Yoo, est différent de la ten­dance musi­cale dom­i­nante, et donc “exo­tique” pour ceux qui l’écoutent. Adopter des paroles coréennes dans l’électronique, c’est quelque chose que per­son­ne n’avait enten­du avant. Le fait qu’elles soient basées en Europe et aux États-Unis a aus­si con­tribué à leur succès. C’est un envi­ron­nement plus favor­able que la Corée. Sans compter l’énorme avan­tage que con­stitue le pou­voir de com­mu­ni­quer en anglais. » En effet, si elle a com­mencé à mix­er en Corée, c’est surtout en s’installant à Lon­dres puis Berlin que Gou a explosé. Et Yae­ji vit à New York.

 

Didi

Didi Han / ©DR

Pyjamas de clubs

Si médiatiquement, le succès de la k‑house sem­ble délirant, plusieurs cri­tiques résonnent de plus en plus fort. En com­men­taires des vidéos des artistes, les mots sont sou­vent grinçants, se deman­dant si elles créent vrai­ment leurs morceaux. Seule­ment des sif­fle­ments de haters ? Pas seule­ment. On pour­rait allonger la liste des griefs. Pour cer­tains noms, des stratégies de mar­ket­ing bien huilées sem­blent à l’œuvre. Quand on demande des inter­views à cer­taines DJs, pro­duc­tri­ces et même à des jour­nal­istes musi­cales locales, on reçoit des mails lunaires qua­si dignes de la Corée du Nord. « Vous allez par­ler de qui dans votre papi­er ? Com­ment ? Dans quel ordre ? Est-ce payé de vous par­ler ? » Quand on ne nous envoie pas des inter­views déjà toutes faites…

Il faut ajouter à ce chaos un entourage de divas. Même pour celles qui comptent plus de man­agers que de likes sur Sound­Cloud… Selon Antoine Gen­drot du col­lec­tif fes­tif Frichtii, qui a booké Peg­gy Gou pour la première fois à Paris, à la Java en 2016, le problème résiderait surtout dans la men­tal­ité de leur entourage pro­fes­sion­nel. « Ça a été com­pliqué avec son agent. C’était, je crois, le même qui s’occupait de Jere­my Under­ground. La fameuse his­toire d’hôtel cinq étoiles avec gym et sauna con­nue sous le nom de Sauna­gate, en 2017. Il n’a vrai­ment pas été cor­rect avec nous. Le set de Peg­gy avait bien fonc­tionné sur le dance­floor, mais à cause de lui, on n’a pas beau­coup échangé avec elle. » Autre son de cloche dis­so­nant, une DJ qui préfère avancer masquée de peur d’être taxée de jalousie note : « La k‑house, c’est un peu de l’ASMR (tech­nique de relax­ation à base de sons chuchotés, ndr). Ça ne casse pas trois pattes à un canard. Ces filles ne révolutionnent pas la house music. Et le côté “blogueuse mode” m’agace. Sans le pack­ag­ing, je ne suis pas cer­taine que ce soit aus­si sexy. » Et il est vrai que le pack­ag­ing fait son effet. Si elles se revendiquent, musi­cale­ment, de Moody­mann, l’attitude des pro­duc­tri­ces est loin de l’esprit house qu’elles affec­tion­nent. Pas de hood­ie, ni de lunettes noires pour se plan­quer derrière les platines. Les stars de la k‑house n’hésitent pas à affich­er un rap­port très fort à l’apparence et à la mode avec des allures étudiées et des pièces fan­tai­sistes de créateurs. Quitte à être accusées de ven­dre leur âme au diable.

La k‑house, c’est un peu de l’ASMR. Ça ne casse pas trois pattes à un canard. Ces filles ne révolutionnent pas la house music.”

Ain­si Peg­gy Gou a sor­ti une ligne de pyja­mas à porter en club avec la mar­que Yoox et lancé sa pro­pre mar­que de vêtements, Kirin. Plusieurs DJs qui ressem­blent à des influ­enceuses brouil­lent les pistes en se pro­duisant en Fash­ion Weeks. C’est le cas de Didi Han qui explique sim­ple­ment : « Avant de devenir DJ, inspirée par Fat­boy Slim et les Chem­i­cal Broth­ers, je tra­vail­lais dans la mode. J’aime les deux domaines, donc par­fois je choi­sis de réaliser la bande-son d’un défilé. » La tal­entueuse Mushxxx, man­nequin et com­positrice d’une deep house ren­ver­sante, se défend également farouche­ment : « Je ne me soucie pas vrai­ment de ce que les gens pensent. L’image est juste un moyen supplémentaire de m’exprimer. L’image et la musique sont liées depuis longtemps. L’été dernier, le fes­ti­val Ultra Korea et la mar­que de vêtements Descente ont col­la­boré et j’ai par­ticipé en tant que man­nequin tout en pro­duisant la musique de leur pub, ce qui a vrai­ment attiré l’attention. »

 

Le syndrome Nina Kraviz

Closet Yi

Clos­et Yi / ©DR

Mais le meilleur argu­ment pour défendre la k‑house reste la musique elle-même, au pou­voir d’envoûtement indéniable. On ne résiste pas à « Like This », per­le house raffinée et onirique de Park Hye Jin, qui a appris à manier Able­ton après des études d’art et de céramique. L’univers électro intel­lo et exigeant de Yae­ji mâtiné de hip-hop, lui, donne des fris­sons. Quant au suave « Star­ry Night » de Peg­gy Gou, on défie quiconque de ne pas danser dès que les premières notes reten­tis­sent. Le tal­ent de ces jeunes filles est d’ailleurs adoubé par leurs pairs. Par­mi les fans de Peg­gy, on compte notam­ment Moody­mann et The Blessed Madon­na (ex-Black Madon­na). I:Cube, qui a remixé Gou, con­fie : « Pour avoir pu la ren­con­tr­er, elle est très sym­pa­thique, humaine et ent­hou­si­aste. Loin d’une image créée de toutes pièces. C’est elle qui m’a approché pour le remix. Elle con­nais­sait ma musique et en était assez fan. J’aimais bien le titre “It Makes You For­get”, chanté en coréen, très référencé house à l’ancienne, mais avec un aspect pop et une pro­duc­tion d’aujourd’hui. » Hiero­glyph­ic Being, autre remixeur de la pro­duc­trice, con­firme les impres­sions pos­i­tives : « J’ai écouté atten­tive­ment les pistes orig­i­nales de Peg­gy, et j’ai décidé qu’il valait mieux se détacher des notes et de pass­er par les tonalités sub­tiles cachées en don­nant une ver­sion totale­ment différente. Le morceau est déjà un clas­sique instan­ta­né pour la jeune génération : il n’y a rien à y ajouter pour devenir un hit. Je respecte le tal­ent artis­tique et la finesse de Peg­gy pour hiss­er l’artisanat au niveau supérieur et bous­culer les mass­es. »

Étrangement, les avis négatifs provenant de confrères de Gou sem­blent motivés par des motifs pas vrai­ment musi­caux. Ain­si le pro­duc­teur ukrainien Vaku­la se moquait l’an dernier sur la pochette de l’un de ses EPS de Gou dans un dessin très con­tro­versé. Aux côtés de Nina Krav­iz, The Blessed Madon­na et Nas­tia, la Coréenne trônait, en tenue moulante, près d’un phal­lus géant. Et si l’animosité rencontrée par la k‑house n’était que la facette cachée du sex­isme de l’industrie musi­cale ? Entre fétichisation de la femme asi­a­tique, objet de nom­breux fan­tasmes et « syn­drome Nina Krav­iz », les poupées de la k‑house sem­blent subir le procès d’être trop belles pour être les cerveaux derrière les machines. Une hypothèse confirmée par Bori Son, musi­ci­enne coréenne habi­tant en France : « Je con­nais quelques filles DJs en Corée qui me par­lent sou­vent de la dif­fi­culté de se faire un nom sur la scène électro du pays, majori­taire­ment occupée par les hommes. C’est pour ça qu’elles veu­lent jouer à l’étranger. » À nous d’accueillir ces pro­duc­tri­ces le cœur et les bras grands ouverts.

Article issu du Tsugi 133, toujours disponible en kiosque et à la commande en ligne.

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