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©Christopher Bethell
19 février 2020

Sur les traces de Keith Flint (Prodigy), par ceux qui l’ont vu grandir

par Tsugi

Article originellement paru dans le Tsugi 121 (Kompromat) d’avril 2019.
Par Thomas Andrei.

Dingue, menaçant, exaltant. Dans “Firestarter”, Keith Flint avait tellement insufflé de lui-même que son identité avait fini par se confondre avec celle de la chanson. Le 4 mars 2019, le chanteur de Prodigy, gueule officielle de la culture rave UK, était retrouvé pendu dans sa maison de campagne de North End, un hameau de l’Essex. Un comté calé entre le nord-est de Londres et la mer du Nord, que le reste du pays moque comme un espace de vide culturel, où règnent vulgarité et intolérance. L’Essex du Firestarter, qu’il n’a jamais quitté, était tout autre. On s’y souvient de lui en retenant ses larmes et débordant d’amour.

Sweat-shirt à l’effigie du drapeau américain, bermuda clair, le nez et les oreilles garnis de piercings argentés, Keith Flint tord son corps dans un tunnel de métro abandonné. Écarquillés, ses yeux cerclés de maquillage sombre fixent la caméra. Les membres de Prodigy courent dans les couloirs souterrains comme les vampires de la saga Blade, deux ans avant la sortie du premier volet. Tourné en noir et blanc, le clip perce l’estomac d’angoisse, presque de peur, mais imprègne également une excitation profonde. Une sensation qui pourrait résumer l’œuvre de Prodigy dont le sommet artistique intervient en 1997, à la sortie de leur troisième album, The Fat Of The Land. Agglutination de titres puant le danger, tels “Smack My Bitch Up”, “Breathe” et “Firestarter”, le disque transforme la bande de l’Essex en stars planétaires. Jusqu’alors danseur officiel du groupe, Keith Flint en devient la vitrine, éructant dans un micro plein de bave. Il se change en objet culte, à l’esthétique identifiable entre mille.

Prosecco et dégradé

On ne le voit pas sur le noir et blanc, mais les cheveux de Flint, qu’il portera ainsi en tournée, montés comme les cornes du diable, sont aux couleurs d’un feu ardent. Derrière ce look, qui définira le Firestarter, on trouve une coiffeuse à domicile de l’Essex, Jane Cole. Neuf jours après le décès de son vieil ami, la voilà une coupe de Prosecco à la main, debout contre le long comptoir poisseux du Lounge, unique établissement de Braintree à fermer après 2h du matin. Keith Flint avait emménagé dans cette petite ville à l’adolescence, après une enfance dans l’Est londonien et un autre patelin du coin. Depuis toujours, son centre névralgique est la place du marché, occupée par un salon de tatouages, un cabinet d’audit, un supermarché Tesco et plusieurs pubs comme The Lounge. À 15h, une vingtaine de clients, principalement des hommes blancs entre deux âges, y vident des bières dans des effluves de Febreze, le corps calé au comptoir. Le bar est fait de miroirs, les murs honorent Oasis et The Who, de vieux drapeaux sont accrochés au plafond et le juke-box joue de vieux tubes rock, genre “Green Onions” de Booker T. & The M.G.’s.

« Pendant bien trois ans, j’ai fait toutes ses coupes de cheveux. On le faisait chez lui, avec une tasse de thé.

Pendant bien trois ans, j’ai fait toutes ses coupes de cheveux », révèle Jane, passée dans un coin fumeurs d’inspiration orientale, derrière une porte qui grince. « On le faisait chez lui, avec une tasse de thé.” Avant le tournage du clip de “Firestarter”, Keith sort d’abord une cassette pour lui jouer le morceau. “Évidemment, j’ai adoré, sourit-elle. On l’a beaucoup écouté, puis on a discuté de ce qu’on pouvait faire. Il fallait un lien avec le feu alors on a pensé à une sorte de dégradé : plus clair, puis plus jaune, plus orange puis rouge. On est allés acheter les couleurs chez le grossiste, à Colchester. Il demandait toujours aux pauvres filles qui y travaillaient d’expliquer chaque produit. Elles n’en pouvaient plus…” Après plusieurs essais, Keith, qui a une idée précise en tête, est satisfait du résultat. Jane aussi. D’autant plus que la première fois qu’elle l’a rencontré, il portait une drôle de chevelure longue, qu’elle peine à expliquer. “Mais je me souviens qu’il m’avait demandé un élastique pour les cheveux. Il avait trop chaud à force de danser. Je lui en ai donné un et lui ai demandé ce qu’il faisait dans la vie. Il m’a dit qu’il était podologue. C’était son genre d’humour.

 

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En réalité, Keith est alors couvreur et a pour supérieur Charlton Higgins, patron du Lounge depuis six ans. En survêt’ Under Armour intégral et sneakers noires assorties, son habit de deuil à lui, il parle beaucoup en enchaînant les Peroni.“Quand Keith est venu travailler sur les toits, il avait le vertige, rigole-t-il. Ce qui le représente bien. On l’appelait ‘Inch’, l’équivalent de vos centimètres, parce qu’il bougeait très lentement. Il faisait très attention.” Rapidement, Flint apprend le métier ainsi qu’à avoir moins peur du vide. Dans la boîte de Charlton, il se sent comme chez lui, membre d’une équipe de collègues qui a pour particularité de beaucoup faire la fête.

Thatcher et rave party

En octobre 1986, Margaret Thatcher inaugure la M25, un cercle d’asphalte de 188 kilomètres autour de Londres. La dame de fer n’imagine pas que le deuxième périphérique le plus long du monde contribuera largement au développement de la scène rave locale, qui squatte les terrains vagues adjacents. Nomades, les ravers de Braintree ont aussi un quartier général : The Barn. Dans les années 60, cette immense grange abritait une scène bien différente, celle des gangsters de l’East End, avec à leur tête les jumeaux Krays, immortalisés en 2015 dans Legend, un film avec Tom Hardy. “Il y a même eu un meurtre en 1972, mais c’était bien avant notre temps, évacue Higgins. Il avait été élu meilleur club à l’extérieur de Londres. On avait beaucoup de chance.” Le club est tellement populaire qu’il attire des fêtards de tout le pays.

Habituée, la bande de “ravers hardcore” de Charlton et Keith marque les esprits. “Quand on débarquait, les gens se demandaient qui on était, sourit-il, couvert par la cloche de l’église adjacente. Ta personnalité s’exprime dans ta manière de danser, mais à force d’être ensemble sur le dancefloor, on avait tous un style similaire, proche de celui de Keith. On était tous très proches. On avait l’impression de connaître l’âme de chacun.” Une nuit de printemps, en 1989, un certain Liam Howlett joue dans la grange. Keith Flint est là, tout comme Leeroy Thornill. Les deux potes sont tellement soufflés par sa prestation qu’ils réclament une mixtape. Selon la légende, Howlett marque le mot ‘Prodigy’ sur le côté de la cassette. Quelques mois plus tard, le groupe est lancé. Le reste appartient à l’Histoire.

The Lounge Bar, pour lequel Keith était couvreur. / ©Christopher Bethell

Statue et toits en chaume

Près de trente ans plus tard, Jane sèche ses larmes dans l’espace fumeurs au toit agité par le vent alors que Charlton grimpe dans son Q5 blanc direction The Barn. Après dix minutes de trajet, il se gare en grimpant sur le trottoir. “C’était juste là où tu as ce lotissement, pointe-t-il du doigt, foulant la pelouse où il marchait en direction des fêtes de sa jeunesse. Ça a fermé en 1990. Puis ils l’ont détruit alors que je croyais que c’était un bâtiment protégé. C’était un choc. À l’époque, tu avais des voitures tout le long de cette rue.” Là où se tenait le club mythique se dressent désormais des maisons d’un étage, aux briques couleur sable trempées par la pluie. En face, un autre complexe immobilier sort du sol. Il est séparé de la route par une palissade qui vend le projet en lettres rouges et noires : “Redrow, a better way to live.” Une promesse de vie meilleure loin de convaincre Charlton Higgins. “C’est simple, il y a deux fois plus de gens ici, mais deux fois moins de choses à faire, se désole-t-il, par-dessus le bruit du trafic. Nos parents venaient d’une génération qui se mettait sur la gueule. Nous, on se faisait des câlins, on s’exprimait par la danse. Maintenant, on dirait que les jeunes espèrent beaucoup moins de la vie. Ils se la jouent tous un peu gangsta. Ça me dépasse.

Histoire de rappeler que l’on peut venir de Braintree, devenir une icône et vendre cinq millions d’albums dans le monde, une pétition a été lancée. Elle réclame l’érection sur la place du marché d’une statue de Keith Flint, héros moderne. Une juste récompense pour un homme qui n’a jamais oublié la ville qui l’a vu naître en tant qu’artiste. Si Howlett a fini par déménager à Londres, les autres membres sont toujours restés dans la région. En 1992, ils décident tous d’enregistrer un morceau à The Embassy, un ancien cinéma puis salle de concert du centre de Braintree. Le titre s’appelle “Death Of The Prodigy Dancers” et conclut le premier album, Experience. Aujourd’hui, le bâtiment abrite un pub Wetherspoon, chaîne connue pour ses bas prix, ses moquettes psychédéliques et sa clientèle pro-Brexit. “Après ça, ils ont sorti un énorme soundsystem, précise Higgins. The Prodigy a joué un concert ici, pour 1500 livres. Ce qui n’est absolument rien ! À l’époque, ils devaient déjà toucher des cachets à 10 000. Ils ont fait ça pour Braintree.

« The Prodigy a joué un concert ici, pour 1500 livres. Ce qui n’est absolument rien ! À l’époque, ils devaient déjà toucher des cachets à 10 000. Ils ont fait ça pour Braintree.”

Un gentleman campagnard

En 2014, toujours bon samaritain, Keith Flint reprend un petit pub près de chez lui, alors menacé de fermeture. Au milieu de la campagne, en face d’un long cottage tout rose avec un toit en chaume, The Leather Bottle pourrait mathématiquement être l’établissement le plus éloigné de l’image véhiculée par Prodigy dans les années 90. Le nouveau gérant, Rob Reilly, est un homme à qui il est difficile de donner un âge, calme, sec et timide. “Avant de reprendre, je ne connaissais pas Prodigy, avoue ce fan de Billy Ocean, derrière de fines lunettes. La première fois que Keith est revenu, je lui ai servi une pinte de golden ale. C’était un mec normal, très sympa. Il ne se la jouait pas comme une célébrité. Les clients l’appréciaient beaucoup. Il faisait partie intégrante de la communauté.” Sur des murs vert clair sont accrochés des tableaux champêtres et des fers à cheval. La cheminée en briques rouges est éteinte et le ronron du réfrigérateur sert d’ambiance sonore. Imaginer le frontman de Prodigy servir des bières ici, à des clients vêtus de tweed, est simplement surréaliste. “Mais il adorait ça, assure sa coiffeuse. Il était devenu une sorte de gentleman campagnard. Il accompagnait des gens à la chasse. Il aimait la paix, cette vie paisible à la campagne.

La semaine de sa mort, de nombreux fans s’entassent sous le plafond bas du pub. Dehors, ils laissent des mots, des fleurs, des bougies et s’étonnent de l’absence d’une bière au menu : la Firestarter. Une IPA commandée par Keith à une brasserie des Cornouailles en 2015. Au cœur du logo, entouré de flammes, on trouve un drapeau américain inversé, surmonté de petites cornes diaboliques. La bière quitte le comptoir du Leather Bottle en même temps que Flint, qui se retire subitement en mars 2017. Onze jours après son décès, le gérant du Leather Bottle en commande deux barils et la Firestarter revient dans l’Essex. “Il a tellement fait pour Braintree et sa région, conclut Jane Cole. Prodigy a permis au monde de nous placer sur une carte. La ville était dévastée la semaine de sa mort. Il se souciait toujours des autres, il n’oubliait jamais un visage. C’était vraiment quelqu’un de bien. Il va beaucoup nous manquer.

©Christopher Bethell

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