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©Laurent Bigarella
3 janvier 2025

Tbilissi, scĂšne club en sursis 🇬đŸ‡Ș

par Tsugi

Aux cĂŽtĂ©s des clubs de Tbilissi, la webradio Mutant Radio et son Mutants Festival, prend part Ă  cette dynamique sous la menace d’un pouvoir pro‐russe et anti‐europĂ©en.

 

Par Laurent Bigarella 

 

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Diffusant depuis une caravane devenue un repĂšre pour ses internautes-auditeurs, Mutant Radio est nĂ©e fin 2019, et participe depuis Ă  mettre en lumiĂšre de nombreux artistes de la scĂšne musicale gĂ©orgienne. En accueillant rĂ©guliĂšrement de grands noms internationaux (Vladimir Ivković, Jane Fitz…), la webradio crĂ©e Ă©galement des ponts et connecte sa ville avec le village Ă©lectronique global. Pour fĂȘter ses cinq ans, Mutant Radio a organisĂ© du 27 au 29 septembre 2024 la premiĂšre Ă©dition de Mutants Festival. Tata Janashia, sa cofondatrice aux cĂŽtĂ©s de Nina Bochorishvili, revient sur la genĂšse du festival : « L’idĂ©e est venue de discussions avec Prins Emanuel et Ulf Eriksson, qui gĂšrent depuis Malmö en SuĂšde deux labels incroyables, Fasaan Recordings et Kontra‐Musik. Nous Ă©tions connectĂ©s depuis longtemps via le festival Intonal. Puis Mutant Radio a rejoint SHAPE+. Au cours d’une de leurs visites en GĂ©orgie, nous avons commencĂ© Ă  Ă©changer sur l’état de l’industrie musicale, sur les dĂ©rives des agences de booking… De lĂ  est venue l’idĂ©e d’organiser un festival plus authentique, sans tĂȘte d’affiche, au service de notre communautĂ©. »

 

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Trois jours durant, lives expĂ©rimentaux s’y sont succĂ©dĂ© aux cĂŽtĂ©s de DJ-sets rarement club. Parmi les artistes invitĂ©s, aucune tĂȘte d’affiche, beaucoup de locaux (AWWWARA, Night Oceann, la cofondatrice Ninasupsa, Nino Davadze, TeTe Noise…) et quelques SuĂ©dois (Prins Emanuel, Ulf Eriksson, Vanligt Folk, VED…). Une premiĂšre Ă©dition rĂ©ussie, musicalement aventureuse, lors de laquelle se faisait ressentir l’esprit communautaire Ă©voquĂ© par Tata Janashia.

 

« La galerie marchande des clubs »

ImplantĂ©e dans le quartier de Chugureti, Mutant Radio Ă©volue autour de nombreux autres acteurs de la scĂšne Ă©lectronique de Tbilissi. À quelques mĂštres de son entrĂ©e, on retrouve un club, Left Bank, nĂ© aussi en 2019. Journaliste musical, membre actif du lieu dont il est DJ rĂ©sident, Nika Khotcholava a travaillĂ© et jouĂ© dans la plupart des clubs de la ville. Fin connaisseur de la vie nocturne de la capitale gĂ©orgienne, il confirme le dynamisme de cette scĂšne Ă©lectronique. « Il y a plein de clubs Ă  Tbilissi. Rien qu’ici dans le quartier, il y en a deux autour de nous (TES et Tbili Orgia, ndr). On appelle cette zone la galerie marchande des clubs ! »

tbilissi

Nika Khotchovala – ©Laurent Bigarella

SituĂ© dans une ancienne usine de production d’électricitĂ©, Left Bank se distingue de ses homologues par sa dimension pluridisciplinaire. À cĂŽtĂ© de la piste de danse du club, on retrouve en effet d’autres salles aux fonctions culturelles complĂ©mentaires : disquaire, librairie… Il s’y dĂ©roule rĂ©guliĂšrement des confĂ©rences, des rencontres littĂ©raires ou des tournois d’échecs. La densitĂ© d’activitĂ©s nocturnes Ă  Tbilissi, ville de 1,2 million d’habitants, implique une forme de compĂ©tition. Pour autant Nika y voit avant tout une chance pour chaque Ă©tablissement : « Cette concentration de clubs est bonne pour la scĂšne, tant que nos relations restent saines. On se connaĂźt toutes et tous, la ville est petite. Si une bonne soirĂ©e a lieu chez nous, nos voisins en bĂ©nĂ©ficient, car ça fait aussi venir du monde chez eux. »

 

Bogomir Doringer a grandi en Serbie dans les annĂ©es 1990. Artiste et chercheur, il Ă©tudie le rĂŽle politique du dancefloor et connaĂźt bien les clubs de Tbilissi. Ses recherches l’ont conduit Ă  se rapprocher de la capitale gĂ©orgienne en 2014. « Ici, les dancefloors sont plus que des lieux de rencontre : ce sont presque des espaces sacrĂ©s oĂč les gens peuvent explorer une autre façon d’ĂȘtre », raconte-t-il. Au-delĂ  des clubs, de nombreux projets poussent la scĂšne Ă©lectronique de Tbilissi vers le haut, par exemple DIACI, une plateforme de vidĂ©os et de podcasts qui valorise les femmes artistes et crĂ©atrices gĂ©orgiennes. Salome Otarashvili, Salome Vardanashvili et Gvantsa Uturashvili en sont les cofondatrices. Elles se sont rencontrĂ©es Ă  l’école Creative Education Studio (CES), autre hub crĂ©atif autour duquel gravitent bon nombre de talents artistiques du pays.

 

ScĂšne sous pression

Tata Janashia — ©Laurent Bigarella

Le niveau d’interconnexion entre acteurs de la scĂšne de Tbilissi s’observe Ă©galement dans les Ă©preuves qu’elle traverse. Lorsque le parti au pouvoir, RĂȘve gĂ©orgien, tente en mars 2023 de faire passer une lĂ©gislation d’inspiration pro-russe contre les « agents de l’étranger », les membres de cette communautĂ© se mobilisent rapidement. « Quand une injustice se produit en GĂ©orgie, les clubs sont parmi les premiĂšres institutions Ă  faire entendre leur voix », confirme Nika. La loi en question, copie conforme d’une autre adoptĂ©e en Russie en 2012 et ayant Ă©liminĂ© toute forme d’opposition politique dans la sociĂ©tĂ© civile russe, oblige les associations et ONG gĂ©orgiennes recevant plus de 20 % de financements Ă©trangers Ă  se dĂ©clarer auprĂšs des autoritĂ©s. MalgrĂ© une mobilisation active de la scĂšne Ă©lectronique et de toute la sociĂ©tĂ© civile, la loi a finalement Ă©tĂ© adoptĂ©e en mai 2024. Elle menace directement plusieurs structures du paysage culturel local, y compris Mutant Radio. « On passe notre temps Ă  construire des ponts avec l’Europe, avec le monde. Avec cette loi, on retourne Ă  une forme d’isolationnisme, Ă  un contrĂŽle russe », explique la cofondatrice de la webradio, Tata Janashia.

L’invasion Ă  grande Ă©chelle de l’Ukraine par la Russie en fĂ©vrier 2022 a Ă©galement suscitĂ© une vive rĂ©action de la part des acteurs de la scĂšne Ă©lectronique gĂ©orgienne. Les habitants du pays, dĂ©jĂ  amputĂ©s de 20 % de leur territoire par l’occupant russe depuis la guerre de 2008, craignent pour l’intĂ©gritĂ© territoriale de la GĂ©orgie – peur sur laquelle a beaucoup jouĂ© le parti RĂȘve gĂ©orgien dans la campagne des Ă©lections lĂ©gislatives pour emporter l’adhĂ©sion d’une sociĂ©tĂ© effrayĂ©e par l’idĂ©e d’une extension de la guerre chez eux. « En entrant sur le territoire de Mutant Radio, vous reconnaissez que Poutine est un criminel de guerre, que la Russie est un occupant et vous respectez l’intĂ©gritĂ© territoriale de la GĂ©orgie, de l’Ukraine, et tout autre pays victime de l’occupation russe », indique sans Ă©quivoque une affiche placardĂ©e dans l’enceinte de la radio. Les clubs aussi affichent leur solidaritĂ© pour l’Ukraine. L’annĂ©e derniĂšre, pour ses 9 ans, Bassiani arborait par exemple un grand drapeau ukrainien Ă  son entrĂ©e. Plus tĂŽt, en mars 2022, quelques semaines aprĂšs le dĂ©but de l’invasion russe de l’Ukraine, le club tamponnait les avant-bras de ses visiteurs d’un explicite « Russia is an occupier ».

 

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Appel Ă  la mobilisation

C’est dans ce contexte gĂ©opolitique et cette situation politique locale extrĂȘmement tendus qu’évoluent les acteurs culturels de Tbilissi et de toute la GĂ©orgie. Les Ă©lections lĂ©gislatives qui se sont dĂ©roulĂ©es le 26 septembre revĂȘtaient ainsi une importance cruciale pour leur avenir. L’appel au vote a constituĂ© une prioritĂ© pour toutes les composantes du tissu artistique gĂ©orgien. Bassiani, tout comme la plupart des clubs de la ville, a annulĂ© la soirĂ©e prĂ©vue le 25 octobre dernier, veille du jour du scrutin. Une maniĂšre d’inciter Ă  aller voter, pour ce que beaucoup considĂšrent ĂȘtre « l’une des Ă©lections lĂ©gislatives les plus importantes de l’histoire moderne et indĂ©pendante de la GĂ©orgie ».

Bogomir Doringer, qui Ă©tait Ă  Tbilissi tout au long du mois d’octobre et qui a donc pu assister Ă  cette sĂ©quence Ă©lectorale dĂ©terminante, note que « beaucoup de personnes travaillant dans les clubs ont fait du bĂ©nĂ©volat dans les bureaux de vote ». MalgrĂ© la mobilisation de la sociĂ©tĂ© civile et du secteur culturel, les rĂ©sultats officiels, bien que contestĂ©s par l’opposition, indiquent une victoire du parti au pouvoir pro-russe, RĂȘve gĂ©orgien, avec 53,9 % des voix. Une dĂ©convenue et une dĂ©ception immense pour la jeunesse de Tbilissi, ainsi que pour celles et ceux qui font vivre sa scĂšne artistique et Ă©lectronique. Quelques semaines avant la tenue des Ă©lections, Nika de Left Bank se projetait : « Je pense qu’ils diront qu’ils ont gagnĂ©. Puis nous nous mobiliserons, nous nous battrons. » DĂšs le lundi 27 octobre, des foules se massaient dans les rues de Tbilissi pour protester.

 

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L’horizon s’assombrit

Avant mĂȘme le rĂ©sultat des Ă©lections, plusieurs personnes impliquĂ©es dans le milieu Ă©lectronique faisaient part de leur crainte pour l’avenir de leur pays. Fuite de la jeunesse Ă  l’étranger, pressions politiques accrues, risques de censure, fin des coopĂ©rations avec le secteur culturel europĂ©en… Un horizon qui s’assombrit pour la vie culturelle et artistique de Tbilissi et de toute la GĂ©orgie. Musicienne membre de la communautĂ© de Mutant Radio, Nino Davadze dresse un triste Ă©tat de la situation : « Une dĂ©pression pour la scĂšne culturelle est inĂ©vitable. Les prochains mois vont ĂȘtre douloureux, surtout pour les personnes engagĂ©es dans la scĂšne culturelle indĂ©pendante. La plupart d’entre elles pourraient devoir quitter la GĂ©orgie pour leur survie professionnelle et personnelle, ce qui crĂ©era Ă©galement des pĂ©nuries de ressources humaines pour la scĂšne culturelle. Ça peut ĂȘtre un tournant pour la vie crĂ©ative gĂ©orgienne. »

tbilissi

© Laurent Bigarella

Les collaborations culturelles europĂ©ennes des acteurs de la scĂšne Ă©lectronique sont Ă©galement menacĂ©es par la reconduction au pouvoir du parti RĂȘve gĂ©orgien. Mutant Radio est, par exemple, membre de la plateforme SHAPE+, de Slash Transition, de Gravity Network et du rĂ©seau Reset ! ; quatre projets cofinancĂ©s par l’Union europĂ©enne. En bĂ©nĂ©ficiant de ces financements, la webradio se voit menacĂ©e de devoir se dĂ©clarer comme « agent de l’étranger » auprĂšs des autoritĂ©s. Pour ChloĂ© Nataf et Coralie Le Falher, qui travaillent pour Trempo Ă  Nantes, coordonnateur du projet Slash Transition, « cette loi pourrait remettre en question la participation de Mutant Radio Ă  Slash Transition puisque la structure reçoit des financements europĂ©ens pour ce projet ». Le SuĂ©dois Ulf Eriksson, avec qui Mutant Radio coorganise Mutants Festival, relativise : « Il faut espĂ©rer que le rĂ©gime n’aura pas les moyens de s’attaquer Ă  ce genre de projets culturels peu exposĂ©s mĂ©diatiquement. Mais je reste persuadĂ© que Mutant Radio survivra. L’équipe se battra et n’abandonnera pas si facilement. C’est aussi le cas pour la plupart des projets culturels de Tbilissi. » Un Ă©tat d’esprit partagĂ© par Nika, membre actif du club Left Bank : « Nous sommes au bord du gouffre, mais nous n’avons pas peur. En GĂ©orgie, nous avons cet instinct de survie liĂ© Ă  notre histoire. Nous irons jusqu’au bout pour dĂ©fendre nos libertĂ©s. »

— Laurent Bigarella

 

Un article Ă  retrouver dans le Tsugi Mag #176 : Berlin, grandeur et dĂ©cadence d’une capitale techno

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