Dans le renouveau actuel du jazz, la scène de Toulouse développe sa propre identité, où le free jazz ouvre la voie à une fête hybride et collective.
Par Antoine Gailhanou
On a pu parler de jazz anglais, scandinave, belge. Partout, le genre connaît un renouveau porté par une jeune génération avide d’hybridations. Et la France y participe également, de Strasbourg avec le collectif Omezis et Émile Londonien à Paris avec le label Jazztronicz et des groupes comme Bada Bada ou Photons.
À première vue, le sextet toulousain BØL semble s’inscrire dans ce courant. Sorti fin mai, son premier album Where Glitter Goes propose une transe jazz aux rythmiques obsessionnelles, convoquant un dancefloor sombre qu’on pourrait rattacher à The Comet Is Coming ou Ezra Collective. Mais l’atmosphère n’est pas exactement la même : plus rock, plus dure (le guitariste Cédric Laval cite notamment la formation metal suédoise Meshuggah dans ses inspirations). Mais plus largement, c’est le rapport même à la transe qui varie.
Pour comprendre cette spécificité, il faut observer l’autre formation la plus en vue de la ville rose : Édredon Sensible. Quartet à deux saxophones et deux batteries, il reprend aux batucadas brésiliennes l’idée de faire tourner une courte boucle rythmique, mais en poussant tous les curseurs à fond. Les riffs sont frénétiques, les tenues exubérantes et le son renversant. Si leur folie n’appartient qu’à eux, les 4 d’Edredon Sensible ont pourtant largement contribué à façonner le paysage jazz de Toulouse. « Au début, on jouait un jazz moderne mais assez scolaire » explique Cédric Laval, guitariste et compositeur de BØL. « Et c’est en voyant Édredon Sensible que j’ai réalisé qu’on pouvait ne garder que les phases dansantes qui nous excitaient le plus. Je pense qu’ils sous-estiment leur impact dans la ville.«
Car il suffit de creuser rapidement pour découvrir derrière ces deux groupes une foule d’autres = d’INUI à Galim Atias ou Ninxy, ou bien ceux gravitant autour du collectif La Baraque à Free. Bien sûr dans la tradition du jazz, on trouve souvent les mêmes musiciens et musiciennes dans de nombreux projets, donnant à cette scène un côté tentaculaire : plusieurs membres de BØL participent aux multiples émanations de La Baraque à Free, et il est fréquent de retrouver le batteur Rémy Gouffault ou la claviériste Maya Cros.
Mais le foisonnement de la Ville Rose reste exceptionnel, et dans des esthétiques variées. Pop, musiques traditionnelles, techno, musiques expérimentales… l’improvisation mène à tout. Cédric Laval cite ainsi sa comparse batteuse Amélie Michez, avec qui il joue au sein du groupe AyAy : « Aujourd’hui, elle n’a aucun projet réellement jazz« . Son comparse Ludovic Schmidt, trompettiste, lui répond : « mais elle n’a aucun projet qui n’en soit pas un peu. » Tout est résumé dans cet échange.
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C’est qu’il est difficile de faire abstraction du jazz, dans le Sud Ouest. Comme le note Cédric Laval, « quand on veut étudier la musique à Toulouse, il n’y a que le classique et le jazz. Au fond, c’est presque plus par nécessité que j’ai appris ce genre, même si je ne le regrette pas du tout. » Les écoles jouent un rôle important : c’est à Music’Halle que les quatre amis d’Édredon Sensible se sont rencontrés, tandis que la Baraque à Free est apparue dans la foulée des cours de musicologie à la faculté Jean Jaurès. Sans oublier Marciac, petite ville du Gers non loin, où se tient l’un des plus grands festivals de jazz de France.
Depuis 1993, son collège inclut une section jazz, qui permet à des élèves à peine sortis du brevet, de tenir solidement la scène. En sont issus plusieurs stars du genre (dont Émile Parisien ou Leïla Martial) mais aussi plusieurs figures de cette scène toulousaine, tels le claviériste de BØL Sylvain Rey ou Arnaud Sontag, batteur de la Baraque à Free.
Mais au-delà de leur donner un bagage instrumental, ces écoles ont marqué des tournants dans l’approche de ces élèves. Fondateurice de la Baraque à Free, Sam Brault ne s’imaginait pas rejoindre la fac de musicologie jazz avant d’entendre parler des ateliers free jazz proposés par Christine Wodrascka : « une révélation » dit-iel. Ludovic Schmidt, qui forme par ailleurs le duo Bretch avec Sam Brault, a lui aussi fréquenté ces ateliers : « Avant, je trouvais que le free jazz était un truc de vieux un peu péteux. Mais là, j’ai pu voir ses liens avec le punk, avec les démarches expérimentales.«
« Plutôt que les scènes jazz, on voulait jouer dans les squats, les lieux un peu punk«
La révélation a été la même chez Édredon Sensible, qui a bénéficié des conseils de Marc Démereau et Laurent Paris durant leur passage à Music’Halle. Comme Catherine Wodrascka, ils sont membres du collectif Freddy Morezon, qui rassemble depuis près de 30 ans une scène free jazz à l’esprit punk, très active dans les Pyrénées. « C’est grâce à eux qu’on a découvert le free jazz, et qu’on a voulu le croiser avec la batucada » explique Tristan Charles-Alfred saxophoniste d’Édredon Sensible. « Ce sont vraiment nos grands frères et grandes soeurs » poursuit Ludovic Schmidt, « ils nous ont tous beaucoup aidés dès le début de nos projets. » Sam Brault ne dira pas le contraire : iel a effectué un service civique dans le collectif, et en fait désormais partie comme artiste via le projet La Ligue Des Objets aux côtés de Marion Josserand, autre fondatrice de la Baraque à Free.
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C’est donc ce jazz libertaire, qui fait figure de dénominateur commun entre les différents groupes de la ville – bien plus que la scène anglaise, pourtant si influente ailleurs. « On a découvert ces groupes deux ou trois ans après tout le monde, alors qu’on tournait déjà » observe Tristan Charles-Alfred.
Pourtant on trouve, entre les sexagénaires de Freddy Morezon et cette jeune garde, une génération de quadragénaires portée par des formations comme Headbangers et surtout Initiative H, dont le leader David Haudrechy est également un enseignant très actif. Mais son big band sophistiqué ne joue pas dans les bars et les lieux alternatifs. « Plutôt que les scènes jazz, on voulait jouer dans les squats, les lieux un peu punk » expose Tristan Charles-Alfred. Tout se joue dans l’underground.
Un nom revient dans chaque échange : Mix’Art Myrys, squat devenu lieu interdisciplinaire majeur de la ville avant sa fermeture en 2024. « C’était immense » se souvient Ludovic Schmidt, « on pouvait avoir une soirée de musique expérimentale, punk ou techno devant 800 ou 1000 personnes. » Jean Lacarrière d’Édredon Sensible abonde : « ça a été le centre de beaucoup de choses, et une perte énorme.«
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La diversité du lieu a ainsi permis de connecter entre elles scènes alternatives, en particulier rock et traditionnelles. On peut voir Édredon Sensible partager la scène avec le trio metal stoner Slift, puis inviter les chanteuses occitanes de Bosc sur leur dernier album, tandis que son batteur Antoine Perdriolle officie au sein du groupe trad Djé Baleti. Sam Brault a quant à elle rejoint le trio de chants méditerranéens Anouck, Ludovic Schmidt participe au groupe de rock et hip hop en occitan Feràmia, et la liste est encore longue. « Les genres se mélangent de plus en plus sans tirer d’un côté ou de l’autre » se réjouit Sam Brault.

Dans ces dialogues variés, on trouve un épicentre avec le duo de math rock Sec. Pour Tristan Charles-Alfred, « ce sont eux qui nous ont donné envie de muscler notre son. On a marché dans leurs pas. » Surtout, le duo a été un grand facilitateur d’échanges avec son projet d’Émeute Philharmonique de SEC, initié en 2015. Au prétexte d’adapter leur répertoire au plus grand nombre de musicien.nes possible, l’expérience opère un rassemblement qui a pu monter à plus de cent-cinquante personnes en 2019, avant un retour en 2026. Au-delà de l’expérience, « on a beaucoup appris de leur manière de voir le collectif, l’horizontalité des échanges et la radicalité de la proposition » résume Jean Lacarrière.
La fête, version militante
Cet aspect politique se ressent dans chaque projet de la ville, et achève de les éloigner des institutions classiques. « Je pense que notre humour et nos tenues sont aussi une manière de se distinguer d’un jazz élitiste joué par des gens en chemise » analyse Tristan Charles-Alfred. Plus qu’à Jazz In Marciac, c’est dans le montagnard Jazz À Luz, à la programmation expérimentale -et proche de Freddy Morezon- que s’épanouit cette scène.
La démarche est également réfléchie par Sam Brault : iel a vite senti dans le milieu jazz, un manque d’inclusivité et du sexisme (iel était alors socialisé comme une femme). « En créant la Baraque à Free avec Marion Josserand, on voulait surtout créer un espace qui nous ressemble, où tout le monde peut trouver sa place sans reproduire les oppressions. On a invité les autres membres en fonction des affinités humaines avant tout, et on a eu beaucoup de discussions sur l’organisation, pour savoir à qui attribuer les droits musicaux, qui gère l’administratif.«

Cet état d’esprit collectif et militant va de pair avec le relatif isolement de la ville. Mal desservi, surtout depuis Paris, le Sud-Ouest de la France a souvent eu tendance à développer ses propres réseaux. « Toulouse a un côté cocon » observe Cédric Laval. « On a du mal à se projeter ailleurs, et l’ailleurs a du mal à venir ici. » Pour Ludovic Schmidt « c’est ce qui fait qu’on n’est pas en compétition, et au contraire poussés à l’entraide. C’est peut-être aussi ce qui nous rend si décomplexés sur les genres musicaux. » Tristan Charles-Alfred partage cette analyse : « on peut vite être autosuffisant en tournant dans la région. Comme Toulouse y centralise tout, elle ouvre aussi sur tous les petites salles des départements voisins, plus ruraux. »
Cette scène décentralisée reste malgré tout fragile, et la disparition de Mix’Art Myrys en a été un symptôme criant. Jean Lacarrière soupire : « on est dans une période de recul. Pour ce qui est de la recherche musicale, la création, la liberté d’imaginer des choses, Jean-Luc Moudenc [maire depuis 2014, ancien membre du parti Les Républicains] est à l’opposé de tout ça. On espère un changement de mandat en 2026, mais c’est difficile d’être optimiste. »
De son côté, Sam Brault préfère pointer le positif, avec la présence d’associations comme Un Archet Dans Le Yucca ou Un Pavé Dans Le jazz, organisatrices de concerts, ou FÔM, qui développe la visibilité et l’échange de femmes et minorités de genre. « Tout ça permet de poursuivre les rencontres » souligne-t-iel. La ville peut également toujours compter sur Le Taquin, salle capable d’accueillir ces propositions hors-normes.
Si la scène locale n’a jamais eu besoin de la validation de la Capitale ou de l’industrie musicale pour exister, le talent de cette nouvelle génération attire le regard : Maya Cros est ainsi membre du nouveau projet d’Anne Paceo, artiste très en vue sur la scène jazz nationale, et BØL comme Édredon Sensible parcourent la France cet été. Sans concession, sans codes, sans barrières : juste le plaisir de la transe.
Par Antoine Gailhanou
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