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Tricky : “J’ai toujours su que j’allais aller en prison”

par Tsugi

Avec Mas­sive Attack et Por­tishead, c’est l’une des voix qui a fait de Bris­tol un haut lieu de la cul­ture musi­cale anglaise depuis le début des années 1990. Après treize albums, un nou­v­el EP 20,20 sor­ti aujour­d’hui et une car­rière rem­plie de rebondisse­ments et de col­lab­o­ra­tions pas­sion­nantes, le pro­duc­teur et rappeur Tricky vient de pub­li­er son auto­bi­ogra­phie, Hell Is Around The Cor­ner. Il y revient sur ses orig­ines mod­estes et son enfance dif­fi­cile, mar­quée par un univers vio­lent et la perte pré­coce de sa mère. Son corps reposant dans un cer­cueil est, raconte-t-il, son pre­mier sou­venir… Entre­tien à Bris­tol, pour par­ler de la sor­tie très atten­due de ce réc­it intime et honnête.

Inter­view orig­inelle­ment pub­liée dans le Tsu­gi 129 (The Black Madon­na) de févri­er 2020.
Par Mélis­sa Chemam.

Hell Is Around The Cor­ner © Blink Publishing

Le titre de votre livre s’inspire d’une chan­son qui fait référence en par­tie à votre jeunesse bris­toli­enne. Après des années hors du pays, qu’est-ce qui a motivé le désir de pub­li­er votre autobiographie ?

Un jour­nal­iste m’a demandé cette année si je voulais écrire une biogra­phie avec lui et j’ai accep­té. J’ai don­né une inter­view à ce coau­teur (Andrew Per­ry, ndr) et il l’a tran­scrite. Je ne l’ai même pas lu une fois ter­minée… C’est bizarre de lire sa pro­pre his­toire, mais je me suis dit que c’était le bon moment pour le faire.

Avez-vous eu le sen­ti­ment de devoir rétablir cer­tains faits ? Cer­tains mythes sur Bris­tol ou sur votre créativité ?

Non, pas vrai­ment… Il n’y a pas de grand con­cept der­rière ce livre. Je n’ai pas essayé de regarder en arrière ou de repenser toute ma vie. Je n’ai pas pen­sé au proces­sus ; on m’a demandé, j’ai accep­té, c’est aus­si sim­ple que cela.

Le livre présente une série de vies incroy­ables, pas seule­ment la vôtre, c’est une vraie saga familiale…

Les gens me dis­ent tout le temps que j’ai eu une vie excep­tion­nelle et surtout une enfance dif­fi­cile. Mais pour moi, tout ce que j’ai vécu était très nor­mal. J’ai eu une enfance heureuse. J’ai aimé ma famille, j’ai passé un bon moment à Knowle West où j’ai gran­di, dans le sud de Bris­tol. J’ai vécu avec ma tante puis avec ma grand-mère, et de l’autre côté de la route vivait sa pro­pre mère. Tout le monde n’a pas la chance de con­naître son arrière-grand-mère ! C’était un envi­ron­nement chaleureux. Enfants, on s’est tou­jours sen­tis pris en charge. Une assis­tante sociale nous a dit une fois que j’avais eu une enfance “insta­ble”, car j’avais per­du ma mère à qua­tre ans, que mon père était absent, et que je vivais avec ma tante puis ma grand-mère, etc. Mais c’était tout à fait nor­mal pour moi. Mieux que ça, Knowle West, c’est pour moi de bons sou­venirs, par­mi les meilleurs même. Notre vie était celle de toute une com­mu­nauté. Nous nous con­nais­sions tous. On lais­sait les portes de nos maisons ouvertes, etc. On vivait dans une cer­taine pau­vreté, mais il y avait un vrai sens du vivre ensemble.

Tricky enfant © DR

Cette jeunesse a tout de même été mar­quée par beau­coup de vio­lence. La plu­part de vos oncles dans ce “ghet­to blanc”, comme vous l’appelez, ont passé une grande par­tie de leur vie en prison. Cela vous a‑t-il formé ?

La vio­lence était tout aus­si nor­male que le reste pour moi. Parce que nous étions dans un quarti­er pau­vre et que les moments dif­fi­ciles ren­dent les gens dif­fi­ciles. C’était juste une évi­dence pour nous, une part de cette vie. Per­son­nelle­ment, je n’ai jamais été une per­son­ne vio­lente, mais j’ai vécu avec des hommes et des femmes dif­fi­ciles. C’était sim­ple­ment une zone à faibles revenus, com­ment y échapper ?

Vous aus­si avez passé quelques mois en prison, à 17 ans, com­ment l’avez-vous vécu ?

Ce fut une expéri­ence. J’ai tou­jours su que j’allais y aller.

À vous lire, c’était presque comme un rite de passage…

Oui, et je suis vite passé autre chose. J’ai con­nu telle­ment de gens qui étaient en prison… J’ai tou­jours pen­sé que j’en passerais par là. Mais j’ai com­pris que ce n’était pas pour moi, ce n’était pas la vie que je voulais.

J’ai tou­jours su que j’allais aller [en prison].”

Depuis, vous avez vécu votre vie “à votre façon”, cela revient comme un leit­mo­tiv dans le livre. Qu’est-ce qui vous a don­né cette incroy­able énergie, ce sens de la survie… ?

C’est encore une fois un truc de Knowle West d’être un out­sider… Cela ne m’a jamais quitté.

Com­ment cela vous a‑t-il mené à la musique ? Le monde vous a con­nu sur l’album “Blue Lines” de Mas­sive Attack et vous étiez invité aux jams de leur précé­dent col­lec­tif, The Wild Bunch…

Je me suis mis à la musique pour m’amuser, ça n’a jamais été une affaire de busi­ness pour moi. C’était quelque chose de relax­ant pour moi. Je n’ai jamais sen­ti que je devais avoir du suc­cès, je voulais juste créer ma musique. Je n’ai jamais ressen­ti le besoin de faire de grandes tournées et d’être la tête d’affiche des fes­ti­vals. C’est mon ethos de Knowle West, je voulais juste faire les choses à ma manière. Je ne suis pas un crim­inel sociale­ment, mais je le suis men­tale­ment, d’une cer­taine manière.

Con­cer­nant Mas­sive Attack, votre pre­mier morceau avec eux est “Day­dream­ing”, leur deux­ième sin­gle. Beau­coup de per­son­nes ont col­laboré sur ce morceau, 3D, Mush­room, Dad­dy G, Willy Wee, Shara Nel­son… Com­ment cela s’est-il passé ?

J’ai écrit mes paroles pour cette chan­son et je l’ai pro­duite. Elle s’est retrou­vée sur l’album Blue Lines parce que j’étais très jeune à l’époque et que je ne savais pas com­ment sor­tir un morceau tout seul ni entr­er en con­tact avec un label. Et 3D était mon pote. Nous étions tou­jours ensem­ble dans les mêmes clubs, nous étions dans la même scène under­ground depuis les années du Wild Bunch. Je n’avais pas réus­si à pro­duire un titre pour moi seul aupar­a­vant. Mais je n’étais pas du tout intéressé par l’idée de garder ma musique pour moi. Ils ont util­isé ce titre, c’était vrai­ment cool. Je l’avais presque oublié quand ils m’ont appelé pour réalis­er la vidéo. Et beau­coup de gens m’ont dit au cours des ans qu’ils étaient venus à notre musique, ma musique et celle de Mas­sive Attack, grâce à cette chan­son. J’entends encore des gens me dire à quel point ils l’aiment.

Pour cette chan­son comme pour “Kar­ma­co­ma”, sur l’album Pro­tec­tion, vous dites que vous avez écrit les paroles pour eux, mais le groupe a tou­jours par­lé de col­lab­o­ra­tion… Les paroles de “Kar­ma­co­ma” sont en par­tie repris­es sur votre chan­son “Over­come’” sur Max­in­quaye. Ne parlent-elles pas de la Jamaïque et de l’Italie, d’où le père de 3D était orig­i­naire ? Votre ver­sion dans le livre est-elle une façon de vous dis­tanci­er de ces collaborations… ?

J’ai écrit Over­come”, j’ai écrit ces paroles. 3D rappe sur mes paroles dans “Kar­ma­co­ma”. Je suis beau­coup plus timide que les gens le pensent, mon style a tou­jours été de mur­mur­er, avec une voix chu­chotée. Je n’ai jamais été un rappeur bruyant. Je n’étais pas assez con­fi­ant au début. J’ai tou­jours eu un style tran­quille. C’est mon ambiance. Puis d’autres ont com­mencé à le faire… Je n’en ai pas par­lé avant parce que je n’en avais pas besoin, car c’est moi. J’ai tou­jours son­né comme ça. Je pense juste que Mas­sive Attack a tou­jours été meilleur que moi en affaires : ce sont main­tenant des têtes d’affiche, des géants. Je n’ai jamais eu envie de devenir aus­si grand.

Vous dites dans le livre que leur musique est meilleure, et la vôtre plus risquée. Des années plus tard, vous avez de nou­veau tra­vail­lé avec 3D. Il a écrit le morceau “Take It There” pour le chanter avec vous. Avez-vous accep­té tout de suite ?

Oui, il est venu en 2011 à Paris, où je vivais, pour tra­vailler sur ce morceau. Il m’a dit que la chan­son avait “mes ondes”, que ce serait génial de m’avoir dessus. Donc nous avons tra­vail­lé dessus. Mais ensuite, le morceau est sor­ti quelque chose comme six ans plus tard (en 2016, sur l’EP Rit­u­al Spir­it, ndr) ! Je ne peux pas tra­vailler comme ça. Je suis vrai­ment à fond dans ce que je fais, et je sais ce que j’aime sur le moment. Je ne m’inquiète pas de l’héritage lorsque je crée. Je n’ai pas besoin d’un mois pour savoir si j’aime une chan­son, et encore moins une année. Alors six ans, ça me sem­ble fou !

Vos col­lab­o­ra­tions con­stituent l’un des élé­ments les plus fasci­nants de votre musique: vous n’avez jamais eu l’envie de faire un album seul?

J’aime tra­vailler avec d’autres per­son­nes. Par­fois, vous ren­con­trez quelqu’un un soir et quelques jours plus tard, vous l’entendez chanter vos mots, c’est mag­nifique. Aller en stu­dio avec un autre artiste est tou­jours intéres­sant. La plu­part du temps, tout va très vite. Je ren­con­tre quelqu’un avec qui je veux tra­vailler, je l’invite en stu­dio immé­di­ate­ment, et je l’attends la semaine suiv­ante ! J’aime même ce sen­ti­ment d’être mal à l’aise parce qu’on se con­naît à peine, il y a une énergie nerveuse. Cela peut fonc­tion­ner ou non, mais c’est le défi. La créa­tiv­ité peut provenir de cette confrontation.

En stu­dio, avec moi, c’est la Corée du Nord, c’est une dictature !”

Votre pre­mière et prin­ci­pale col­lab­o­ra­trice a été Mar­ti­na Topley-Bird. Le livre racon­te que vous avez con­nu de nom­breuses dis­putes, mais vous con­tin­uez à tra­vailler ensem­ble et êtes une famille. Com­ment a évolué votre relation ?

Cela a tou­jours fonc­tion­né entre nous en stu­dio. Nous étions amis, nous sommes tou­jours amis, nous ne nous sommes jamais dis­putés en stu­dio. C’est juste dans la vraie vie que nous nous dis­pu­tons ! En fait, je crois vrai­ment que nous n’étions pas cen­sés être un cou­ple durable… On s’est con­nus très jeunes. Mais nous sommes tou­jours proches.

Donnez-vous une grande lib­erté à ces collaborateurs ?

Hmm… En stu­dio, avec moi, c’est la Corée du Nord, c’est une dic­tature ! Parce que je sais ce que je veux faire, et ça me va. Je suis le chef ! Autrement, je peux être grincheux… Alors pour coécrire quelque chose avec moi, il faut que les gens écoutent. Ou ils peu­vent par­tir… Une col­lab­o­ra­trice peut bien sûr apporter sa pro­pre chan­son, mais elle doit fonc­tion­ner avec ce que j’aime. J’aime la con­fronta­tion, mais il faut être créatif et apporter quelque chose de nouveau.

L’une de vos plus fasci­nantes col­lab­o­ra­tions est celle avec PJ Har­vey, pour une tournée d’abord, à la sor­tie de votre pre­mier album, Max­in­quaye, puis un duo. Com­ment cela s’est-il passé ?

Nous étions tous les deux sur Island Records. Après la sor­tie de mon pre­mier sin­gle, je suis allé en tournée avec elle, en pre­mière partie.

Même si vous n’êtes pas du tout con­sid­éré du même genre…? 

Je me fous des gen­res. Pour moi, il n’y a que de la bonne musique et de la mau­vaise musique. C’est pourquoi le “trip-hop” n’a jamais eu aucune sig­ni­fi­ca­tion pour moi entant que genre, c’est une expres­sion, une idée. Pour moi, aucun de mes albums ne sonne comme un autre. Et j’ai beau­coup appris en tournée avec PJ. J’aime beau­coup sa musique. J’ai ensuite écrit la chan­son “Bro­ken Home” pour elle. Les mots sont venus d’un coup et ça m’a sem­blé naturelle­ment pour elle. Je lui ai envoyé la démo, et elle a retra­vail­lé la voix, pour que ça sonne comme l’un de ses titres.

Le livre, autant que votre musique, sem­ble être une quête con­stante pour retrou­ver Max­ine Quaye, votre mère. Vous dites que si elle ne vous avait pas été enlevée, vous ne seriez jamais devenu qui vous êtes…

Tous mes albums sont une quête de ma mère. La plu­part de mes paroles vien­nent d’elle, je crois. C’est une femme qui écrit ces mots…

Tous mes albums sont une quête de ma mère. La plu­part de mes paroles vien­nent d’elle, je crois. C’est une femme qui écrit ces mots…”

Max­ine Quaye, la mère de Tricky © DR

Et elle était poète, comme vous l’avez décou­vert récem­ment. Estimez-vous qu’elle vous a trans­mis ce don?

Jeune, elle écrivait de la poésie, mais elle n’aurait jamais pu être pub­liée, pas en tant que femme noire dans l’Angleterre des années 60. Alors je l’ai en quelque sort fait à tra­vers ma musique et mes paroles..

Quel est votre prochain projet?

Un nou­v­el album ! Il n’a pas encore de nom, mais il devrait sor­tir en sep­tem­bre 2020. Dès que je ren­tre chez moi, je suis en stu­dio. Avant cela, il y aura quelques EPs et quelques sor­ties sur mon label, False Idols. J’aime pro­duire et lancer d’autres artistes. Cela m’aide à trou­ver la moti­va­tion, de les aider à sor­tir leur pro­pre musique. Pro­duire quelque chose et tenir un vinyle dans nos mains, c’est la motivation.

Vous vivez tou­jours à Berlin ?

Oui, j’y ai enfin ma pro­pre mai­son. Depuis mon séjour à New York, c’est mon pre­mier chez moi sans meubles loués.

Vous avez par­cou­ru le monde, vécu aux États-Unis, en Europe, en Russie… Que représente encore Bris­tol pour vous ?

J’ai longtemps eu du mal à revenir à Bris­tol, mais main­tenant j’aime être ici. J’y passe Noël par exem­ple, et j’ai vrai­ment l’impression que c’est ma ville. Je vois de la famille et des amis, je vais dans les mêmes pubs que quand j’étais jeune et j’y ren­con­tre par­fois des gars que je voy­ais il y a 30 ans… C’est fam­i­li­er et c’est une ville que j’ai appris à aimer, beau­coup plus que Londres.

Avec Mas­sive Attack, vous avez changé la ville, vous en rendez-vous compte ?

Avec notre musique peut-être, mais il est temps de pass­er à autre chose ! Nous avons besoin de quelque chose de nou­veau ici. Les gens sont obsédés par cette époque, mais à cause de cette nos­tal­gie, les jeunes artistes ne sont pas assez dif­fusés. Des jeunes comme Kahn et son col­lec­tif Young Echo créent un nou­veau son, mais ils n’ont pas assez de recon­nais­sance. J’ai sou­vent tra­vail­lé avec Kahn ; il a fait des remix­es très cool de mes chan­sons. Mais des groupes comme le sien vivent dans l’ombre des groupes du passé. Et ça, ce n’est pas cool.