šļø Tsugi 147 : La radio fait-elle toujours le succeĢs ?
AutreĀfois, les choses eĢtaient simĀples. En apparence du moins. Pour obtenir un large succeĢs, un disque devait forceĢment passĀer par la radio, et cāest aĢ ce meĢdia que les maisons de disĀques conĀsacraient une part essenĀtielle de leur eĢnergie. Mais aĢ lāheure du streamĀing et des reĢseaux sociĀaux, il nāest plus rare de voir un artiste se passĀer compleĢtement de la FM pour dominĀer les ventes. Pour autant, le meĢdia cenĀteĀnaire est loin dāavoir dit son dernier mot.
ArtiĀcle issu du TsuĀgi 147 : Radio ActivĀiĀty, La folle hisĀtoire des radios musiĀcales : des pirates aux webraĀdios, disponible Ć la comĀmande en ligne.
InterĀnet nāa pas seuleĀment bousĀculeĢ lāindustrie du disque. Cāest tout le paysage meĢdiatique qui est chamĀbouleĢ. Dans les anneĢes 1980 et 1990, qui voient lāessor des staĀtions priveĢes, la radio eĢtait plus quāun pasĀsage obligeĢ : elle avait un quasi-monopole. Mais la sitĀuĀaĀtion est deĢsormais toute autre. Christophe CreĢnel, aniĀmaĀteur sur OuĢi FM puis le Mouvā jusquāen 2016, a assisteĢ aĢ cette eĢvolution. Ā« Cāest la rareteĢ des canaux de difĀfuĀsion qui faiĀsait la valeur de la radio explique-t-il. PassĀer sur NRJ dans les anneĢes 1990, cāeĢtait quaĀsiĀment lāassurance de faire un tube. Ā» Les choses se sont faites par eĢtapes. On a dāabord vu lāarriveĢe de MySpace, preĀmier reĢseau social dāampleur, qui a pu aider un cerĀtain nomĀbre de musiĀciens. Ā« Au deĢpart, les reĢseaux sociĀaux foncĀtionĀnaient comme des lanceurs dāalertes, pourĀsuit CreĢnel, cela perĀmeĀtĀtait de faire un tri. Mais Myspace ne suffĀiĀsait pas aĢ faire un tube. Il falĀlait la valĀiĀdaĀtion de la radio. Ā» Cela conĀstitue touteĀfois un preĀmier renĀverseĀment : la radio va se pencher sur les reĢactions en ligne pour suivĀre les tenĀdances. Le mouĀveĀment va se pourĀsuivĀre, le streamĀing et les reĢseaux sociĀaux se deĢvelopper, se deĢmultiplier, au point quāon a deĢsormais lāimpression que la radio a touĀjours un temps de retard sur le numeĢrique. CreĢnel va meĢme jusquāaĢ parĀler dāun Ā« affadisseĀment de la propoĀsiĀtion Ā». La reĢaliteĢ est indeĢniable : on peut aujourdāhui avoir un large succeĢs en se pasĀsant totaleĀment de la radio. La disĀsoĀciĀaĀtion entre tops des ventes et tops des difĀfuĀsions est nette, en parĀtiĀcĀuliĀer depuis que les eĢcoutes en streamĀing sont prisĀes en compte dans les ventes de disĀques. En 2020, le top sinĀgles eĢtait ainĀsi domineĢ par la Bande organiseĢe (1er), Hatik (3e) ou NinĀho (5e), tous totaleĀment absents du top 50 des difĀfuĀsions radio de lāanneĢe. Ce deĢcalage est eĢgalement observeĢ du coĢteĢ des labels, notamĀment par HenĀri Jamet, directeur de label chez Believe DigĀiĀtal (Jul, PNL ou Naps). Ā« On peut avoir effecĀtiveĀment des proĀjets qui ont un eĢnorme succeĢs comĀmerĀcial sans connaiĢtre de succeĢs radio Ā», remarque-t-il, citant les rappeurs LayĀlow, Ziak ou encore Freeze CorĀleone pour lāanneĢe 2021. Ce nouĀvĀel eĢquilibre impacte directeĀment les strateĢgies marĀketĀing des labels. Ā« Avec le duo The Blaze, on a fait tout un traĀvail interĀnaĀtionĀal uniqueĀment via les reĢseaux sociĀaux et lāimage. La radio est vraiĀment arriveĢe dans un secĀond temps. Ā»
Un roĢle dāamplificationā¦
Pour autant, annonĀcer la mort de la radio serait largeĀment preĢmatureĢ. Car pour sāassurer un succeĢs durable, elle reste encore ineĢvitable, comme lāobserve Daniela Soares, responĀsĀable presse de Because Music (Ed Banger, MetronĀoĀmy) : Ā« La radio reste obligĀaĀtoire dans lāacceĢs au statut de tube popĀuĀlaire, dit-elle en insisĀtant sur ce dernier terme, celui que tout le monde connaiĢt. Ā» Or, comme le souligne HenĀri Jamet, Ā« la musique, ce sont dāabord des chanĀsons, cāest ça qui reste Ā». Et si cerĀtains artistes peuĀvent se passĀer de la radio, elle reste Ā« fonĀdaĀmenĀtale Ā» pour dāautres. Cāest eĢgalement lāobservation que fait AlexanĀdre Lasch, directeur geĢneĢral du Snep, le synĀdiĀcat nationĀal de lāeĢdition phonoĀgraphique, chargeĢ de comptĀabilisĀer les ventes dāalbums et sinĀgles, et de disĀtribuer les cerĀtiĀfiĀcaĀtions. Ā« Cela reste plutoĢt rare quāun succeĢs en streamĀing soit totaleĀment deĢcorreĢleĢ dāun succeĢs radio Ā», souligne-t-il. Et ce nāest pas quāune quesĀtion de genre musiĀcal : Ā« Il y a des artistes pop ou autre qui ont de gros succeĢs sur les plateĀformes de streamĀing avant tout, et cerĀtains rappeurs ont encore besoin de SkyĀrock Ā». Ce qui a reĢellement changeĢ, cāest que la radio nāest deĢsormais plus quāune eĢtape parĀmi dāautres dans le succeĢs dāun artiste. Ā« Tout se baĢtit en paralleĢle, explique Daniela Soares. Quand on sort un nouĀveau titre de Selah Sue, par exemĀple, on va immeĢdiatement conĀtacĀter France Inter. Mais en paralleĢle, on va ausĀsi deĢvelopper des actions sur les reĢseaux sociĀaux et les plateĀformes de streamĀing. On a ce quāon appelle des focus tracks pour la radio, et dāautres titres intermeĢdiaires quāon sort plutoĢt pour amenĀer du rythme sur les plateĀformes de streamĀing. Ā» MalĀgreĢ tout, elle conĀstate quāil est Ā« de plus en plus rare Ā» que le succeĢs dāun titre soit dāabord amorceĢ par la radio : cette dernieĢre occupe plutoĢt un roĢle dāamplificateur. CoĢteĢ Believe, si HenĀri Jamet rapĀpelle Ā« quāen art, il nāy a pas de reĢgles Ā», il voit eĢmerger une sorte de parĀcours type du musiĀcien : Ā« On deĢmarre par YouTube et les meĢdias speĢcialiseĢs, puis apreĢs les plateĀformes de streamĀing, et cāest seuleĀment quand le proĀjet comĀmence aĢ eĢtre deĢveloppeĢ quāon sāadresse aux radios pour touchĀer un plus large pubĀlic. Ā» MeĢme si Ā« pour des titres pop, on peut conĀtacĀter des radios deĢs la phase de deĢveloppement Ā».
Ce quāon observe, cāest dāabord un deĢcalage geĢneĢrationnel, comme le monĀtre AlexanĀdre Lasch. Pour lui, lāaffaiblissement de la radio est Ā« indeĢniable Ā» chez les jeunes : Ā« Pour les moins de 25 ans, le streamĀing est la prinĀciĀpale source de deĢcouverte musiĀcale, devant le boucheāaĢ-oreille et les reĢseaux sociĀaux. Ā» Pour autant, ce pubĀlic nāa pas totaleĀment abanĀdonneĢ le poste FM, puisque Ā« 42 % dāentre eux deĢclarent tout de meĢme quāils deĢcouvrent reĢgulieĢrement des titres aĢ la radio Ā». Et lorsquāon examĀine la popĀuĀlaĀtion dans son ensemĀble, Ā« la radio reste le prinĀciĀpal moyen de deĢcouvrir de nouĀveaux morceaux : 58 % des gens disĀent deĢcouvrir de nouĀveaux titres aĢ la radio, conĀtre 53 % pour le streamĀing Ā». Fred Musa, aniĀmaĀteur de PlaneĢte Rap sur SkyĀrock, voit bien que la radio reste Ā« un meĢdia fort Ā». Ā« On dit que la radio est en chute libre, mais si elle a bien perĀdu deux milĀlions dāauditeurs, il lui en reste plus de 45 milĀlions. Presque tout le monde a les moyens dāeĢcouter la radio. Ā» En 2018, presque tous les Français posseĢdaient un outĀil pour eĢcouter la FM, avec une moyenne de 10,5 supĀports perĀmeĀtĀtant de lāeĢcouter par foyĀer, dont 4,5 deĢdieĢs uniqueĀment aĢ la radio. Lorsquāon lui dit que la radio a perĀdu son roĢle preĀscripĀteur, il sāemporte : Ā« Mais la radio reste preĀscripĀtrice ! Dans PlaneĢte Rap, la pluĀpart des artistes quāon passe ont certes une grosse fanĀbase, mais restent inconĀnus de beauĀcoup de nos audiĀteurs. Quand je reçois des musiĀciens comme 1PLIKEĢ40 ou ReĢmy, cela reste une deĢcouverte pour beauĀcoup de gens. Ā» Pour autant, lāanimateur reste lucide, et sait bien que la radio nāest plus obligĀaĀtoire. Mais cela a ausĀsi ses bons coĢteĢs : Ā« Je vois que les artistes arrivent bien plus deĢtendus dans mon eĢmission. Avant, cerĀtains traiĢnaient des pieds. Aujourdāhui, si un artiste nāa pas envie de venir sur SkyĀrock, il ne vient pas. Donc sāil vient, il va passĀer un bon moment, proĀposĀer des morceaux ineĢdits. Ā» Car en plus de proĀposĀer une audiĀence non neĢgligeable, la radio conĀserve un roĢle symĀbolĀique de valĀiĀdaĀtion pour les artistes. Ā« Cāest touĀjours eĢmouvant dāentendre son titre aĢ la radio, meĢme pour nous Ā», conĀfesse Daniela Soares.
En bref, les radios conĀserĀvent une grande imporĀtance dans lāobtention dāun succeĢs, restant un amplifiĀcaĀteur encore ineĢgalable. Ā« Aujourdāhui, eĢtre preĢsent sur une plateĀforme de streamĀing ne sufĀfit pas Ā», reĢsume AlexanĀdre Lasch. La diverĀsiteĢ des staĀtions est eĢgalement un outĀil imporĀtant, chaque radio ayant sa proĀpre ligne musiĀcale, ce qui perĀmet aux labels de cibler effiĀcaceĀment leur pubĀlic. Pour Daniela Soares, Ā« on ne peut pas se fier quāaux algoĀrithmes. LāeĢditorialisation, passĀer par des choix humains, cāest imporĀtant Ā». PeutāeĢtre est-ce laĢ ce qui pourĀrait perĀmeĀtĀtre aux radios de mainĀtenir leur roĢle preĀscripĀteur, aĢ deĢfaut de retrouĀver une posiĀtion domĀiĀnante. Ā« La radio, cāest encore lāavenir Ā», pointe Fred Musa, qui met en avant la diverĀsiĀfiĀcaĀtion deĢjaĢ opeĢreĢe par les radios FM sur le verĀsant numeĢrique : podĀcasts, webraĀdios, deĢriveĢs videĢos, DAB+, enceintes connecteĢes⦠Autant dāoutils qui peuĀvent deĢmultiplier les possibiliteĢs dāeĢcoute. Ā« MainĀtenant, la radio, cāest avoir une chaiĢne preĀmiĀum, et diverĀsiĀfiĀer cette marĀque ailleurs Ā», pourĀsuit lāanimateur, qui a deĢclineĢ PlaneĢte Rap sous forme de videĢos et de webraĀdios. HenĀri Jamet va dans le meĢme sens : Ā« La radio a plusieurs vies Ā», explique-t-il, et quand bien meĢme la FM serait voueĢe aĢ disparaiĢtre, Ā« lāimportant, ce nāest pas le conĀtenant, mais le conĀtenu, les choix eĢditoriaux, les aniĀmaĀteurs, les voix Ā». Christophe CreĢnel abonde : pour lui, cāest cette incarĀnaĀtion qui fait la force du meĢdia, et pourĀra lāaider aĢ durĀer. Ā« Tout comme on est dans lāinfotainment, on est dans une sorte de musicĀtainĀment, pourrait-on dire, le diverĀtisseĀment prend actuelleĀment une place eĢnorme. Mais il y a un moment ouĢ tout ça va sāeĢquilibrer, ouĢ le pubĀlic voudra retrouĀver de lāauthenticiteĢ, du fond Ā», espeĢre-t-il. Sous une forme ou une autre, on aura touĀjours besoin dāentendre des gens nous parĀler de musique avec pasĀsion pour la renĀdre vivante.
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