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© Manuel Lagos Cid
24 octobre 2024

TTC : L’histoire de Bâtards sensibles | INTERVIEW 2/2

par Oumeyma Aouzal

Comme promis, voilà la suite de notre échange avec les membres de TTC. Pour celles et ceux qui auraient loupé la première partie, elle est disponible juste ici.

 

Article issu du Tsugi Mag 169, écrit par Gérome Darmendrail

 

L’ENREGISTREMENT
TTC

© DR

Para One : Les autres venaient souvent chez moi, dans le XVe arrondissement, on buvait des bières et on essayait des tonnes de choses. Les rappeurs ou Orgasmic proposaient des mélanges improbables : « Et si on faisait un morceau comme lui, mélangé avec untel ? » On appelait ça les Para Sessions. On enregistrait la nuit, parce que j’étais étudiant à la Fémis à l’époque, donc j’étais pas mal occupé la journée. Ça rendait mon immeuble complètement ouf. J’avais un voisin qui nous menaçait régulièrement.

Tido Berman : On écoutait pas mal de son, on pouvait débattre de tout, des films que nous avions vus, des livres que nous avions lus ou de ce qui avait pu nous arriver, autour d’un kebab ou d’un plat de pâtes, mais la plupart du temps, c’était en rapport avec la musique.

Tacteel : J’ai le souvenir d’une espèce d’effervescence, je pense que l’énergie venait de là. C’était comme des gamins qui parlent trop vite, qui ont trop d’idées. Je sais que le terme expérimental est devenu un peu tabou, c’est dommage d’ailleurs, mais on était aussi là-dedans. On avait envie de tester des trucs, de voir si ça marchait ou non. De réfléchir à un track à l’envers, de poser sur un pattern hyper simple et de l’habiller ensuite, de découper les voix pour les réutiliser sur d’autres pistes…

Para One : Je travaillais encore sur PC. J’utilisais des logiciels crackés, Reason, Cubase, Logic, un sampleur Akai S2000 et un Casio FZ-1, un clavier-sampleur avec un son assez ouf. Ce n’était pas grand-chose en fait. J’avais aussi un micro pour enregistrer les rappeurs.

Cuizinier : Les gars nous proposaient des sons et de là, on réfléchissait aux textes.

Para One : On voulait faire du tressage. Un morceau assez emblématique de ça, c’est « J’ai pas sommeil ». Ils ont rappé sur une base que j’avais produite et ensuite j’ai refait toute l’instru pour qu’elle matche avec leur flow. On voulait que ce soit vraiment compact.

Tacteel : Ils ont même posé sur d’autres instrus. Par exemple sur « I Luv U » de Dizzee Rascal. Ils m’avaient dit : « On veut aller vers ça. »

Teki Latex : Puis Tacteel a fait un beat sur mesure, et on a « re-posé » dessus derrière.

Tacteel : Et c’est devenu « Du sang sur le dancefloor ».

Teki Latex : Tout avançait un peu comme ça, sous forme de ping-pong.

Tido Berman : Les écrits pouvaient être manipulés jusqu’à la dernière seconde.

Cuizinier : On voulait être meilleurs que les autres MC, donc il y avait beaucoup d’ego trip. « Catalogue », ça parle des sapes, mais en vrai c’est juste des MC qui se la racontent, et pour nous c’était l’essence même du rap. On avait gagné en confiance grâce aux tournées. Plus tu es à l’aise sur scène, plus tu es à l’aise dans tes textes. Ça allait aussi avec la vie qu’on menait à l’époque. Ceci n’est pas un disque, ce n’est pas que c’est un truc de branleurs, mais on était jeunes et on découvrait la musique. On était devenus adultes, on pouvait davantage se la raconter, être plus grandiloquents, ambitieux.

 

LA SORTIE

Teki Latex : Bâtards sensibles a été plutôt bien reçu je trouve, par la presse, par les connaisseurs. Il y avait aussi quelques morceaux plus « intello » sur l’album pour satisfaire les fans nerds qui se reconnaissaient moins dans « Dans le club » ou « Girlfriend », donc au final tout le monde y trouvait son compte.

Para One : On savait qu’on allait laisser des gens sur le bord du chemin, mais c’était un divorce nécessaire avec une certaine scène rap indé. Mais on a quand même gagné aussi beaucoup de gens au passage, notamment des Anglo-Saxons qui ont commencé à prendre vachement au sérieux ce qu’on faisait. Il y a eu beaucoup de journalistes ou de rappeurs aux États-Unis ou en Angleterre qui ont commencé à regarder dans notre direction.

DJ Orgasmic : À ce moment-là, on sent bien qu’il se passe quelque chose. À chaque fois qu’on fait des dates en province, c’est plein. On élargit notre public. Donc ça confirme aussi les choix qu’on a faits.

Cuizinier : On fait plus de dates, avec de plus gros cachets, dans de plus grosses salles et plus de festivals, sur de plus grosses scènes.

DJ Orgasmic : Après, les concerts ne reflétaient pas les ventes. On était un groupe qui n’avait pas de single radio. Et à cette époque, si t’es pas dans les playlists radios, tu ne peux pas aller au-delà d’un certain seuil. Il n’y a pas encore les réseaux sociaux, qui peuvent créer un engouement populaire et obliger la machine à suivre. Il y a à peine MySpace.

Tacteel : Le CD s’effondrait, le vinyle n’était pas revenu, iTunes démarrait tout juste, les plateformes de streaming n’existaient pas, même YouTube n’avait pas été créé. Avec le recul, ce n’était pas la meilleure période pour sortir de la musique ! Et notre public, malheureusement, avait tendance à beaucoup télécharger.

Akroe : Pour la pochette, j’avais fait leur portrait avec de grosses lunettes qui percent le carton, permettant de voir le CD derrière et créant un effet brillant. Ça rendait super bien et ça collait avec ce disque un peu futuriste. Et quand tu ouvrais la pochette, au verso, les formes des lunettes devenaient des culottes cachant quatre paires de fesses. C’était assez marrant et ça correspondait bien à ce truc de « bâtards sensibles », des mecs qui parlent crûment comme le 2 Live Crew, mais en même temps compréhensifs des problèmes des filles.

Ce qui était assez drôle, c’est que des potes venaient me voir en soirée en me disant : « Elle est trop bien la pochette de TTC ! » Je leur disais : « Mais tu l’as vue en vrai ? » Et eux : « Oui, oui. » Et j’ajoutais : « Et t’as vu à l’intérieur ? » Et là je voyais qu’ils me pipotaient et qu’ils n’osaient pas me dire qu’ils l’avaient téléchargée.

 

« GIRLFRIEND », LE TUBE IMPROBABLE

DJ Orgasmic : C’est un morceau qui avait été fait pour les clubs et pour la scène, pour foutre le feu.

Cuizinier : Ça cartonnait parce que je ne sais plus à quel moment de la tournée, on s’est décidéà partager ce moment avec les filles. On les faisait monter sur scène et ça donnait un truc de malade en live.

Tacteel : J’ai fait ce morceau après avoir découvert « Gimme Head » de DJ Deeon, qui pour moi est juste parfait : il y a trois éléments et ça tient debout. Je me suis dit : « C’est ça qu’il faut faire. » Avec Teki, on avait le sentiment qu’il fallait mettre un morceau ghettotech dans l’album. Quand on le fait, on ne se dit pas que c’est une chanson grivoise. Après, le morceau vit sa vie. Il se trouve que ça devient un hymne de soirées étudiantes. Très bien. Pas de problème. La musique fait son voyage.

Para One : Cette approche très humoristique et abusée des relations hommes-femmes, trente-sixième degré total, qui faisait autant marrer les meufs que les mecs, c’est quelque chose qui se retrouve dans plusieurs morceaux de l’album, notamment dans « Du sang sur le dancefloor ». Je sais que Teki ne le vit pas toujours bien, parce que « Girlfriend » est devenu un hymne d’école de commerce. Ce sont les aléas… Quand un morceau a un peu de succès, on ne maîtrise plus ce qu’il devient.

 

« On aimait ce rap-là, cette ghettotech de Detroit. Ça nous faisait trop marrer de dire des gros mots, ce n’était pas méga futé, mais c’était incroyablement libérateur et jouissif. » Teki Latex

 

Teki Latex : C’est un titre qui me déprime aujourd’hui, surtout parce que je ne supporte pas l’idée qu’il ait pu ouvrir la porte à des comportements lourds ou inappropriés de la part d’une partie du public qui en a fait une chanson paillarde. On était fans de Deeon et DJ Assault, on a fait un morceau pour faire comme eux, mais en français. Donc ça parle de sexe de manière abusée. Mais d’un autre côté, ce n’est pas non plus une parodie. On peut le prendre au millième degré mais pas au second degré, si tu vois ce que je veux dire.

En gros, je ne supportais pas qu’à l’époque le morceau puisse être envisagé comme étant soit misogyne au premier degré, soit une critique déguisée de la misogynie dans le rap, genre : « Vous avez fait ça pour vous moquer des rappeurs qui ne parlent que de cul. » Ce n’est pas à nous TTC de dénoncer le folklore et l’imagerie sexuelle qui existe depuis la nuit des temps, depuis 2 Live Crew, depuis toujours en fait, dans le rap.

Je ne voulais surtout pas être perçu comme faisant du rap qui se moque du rap, comme du Fatal Bazooka, ou pire, du rap pour les gens qui n’aiment pas le rap, avec toutes les insinuations racistes qui vont avec ça. Nous, on aimait vraiment ce rap-là, cette ghettotech de Detroit, ça nous faisait trop marrer de dire des gros mots, ce n’était pas méga futé, mais c’était incroyablement libérateur et jouissif pour un groupe dont le titre de l’album précédent citait Magritte.

Para One: À l’époque, on voulait faire un split-EP avec Les Putafranges, qui auraient fait la version sur les mecs. Ce n’était pas un truc de mecs toxiques qui parlaient mal des meufs, ça ne correspondait d’ailleurs pas du tout à ce qu’étaient réellement les rappeurs du groupe dans la vie. Les gens qui avaient suffisamment d’humour ou de culture le comprenaient très bien.

 

L’HÉRITAGE

« Je pense que cet album avait vingt ans d’avance. Les derniers albums de Kanye West, Travis Scott et Drake, c’est de la musique de club, mélangée à de la pop, à du rap. Le son est froid et électronique. C’est Bâtards sensibles. » DJ Orgasmic

 

DJ Orgasmic : Je vais te dire, je pense que cet album avait vingt ans d’avance. Les derniers albums de Kanye West, Travis Scott et Drake, c’est Bâtards sensibles. C’est de la musique de club, mélangée à de la pop, à du rap. Le son est froid et électronique. C’est Bâtards sensibles !

TTC

© Manuel Lagos Cid

Tacteel : À une époque, j’ai eu l’impression de voir beaucoup de petits Cuizinier. Ce que je trouvais chouette, d’ailleurs. Et je pense qu’un mec comme Orelsan, même s’il s’est moqué de nous, a écouté nos disques. Il est fondamentalement rappeur, comme l’étaient les rappeurs de TTC, mais il a réussi à twister le truc pour en faire quelque chose d’hyper personnel, ou très hardcore ou très drôle, des ingrédients que tu retrouves chez TTC, mais dans peu d’albums de cette époque. C’est pour ça que je vois une filiation. À part ça, je n’en vois pas des masses. À l’époque, on est des putains d’ovnis, faut pas se leurrer.

Teki Latex : Je pense que ça a vraiment ouvert l’esprit d’un certain public rap, d’une certaine génération.

Cuizinier : Lujipeka, Columbine, je sais qu’ils ont grave écouté TTC. Je pense que ce ne sont pas les seuls.

Akroe : Pas mal de mecs ont fait comme si ça n’existait pas, mais s’en sont inspirés. Il y avait une approche rythmique, mélodique, que tu ne retrouvais pas sur les albums de rap de l’époque. Ils ont quand même bien marqué leur temps avec cet album. Un truc révélateur pour moi, c’est quand Kanye West vient à Paris pour un concert en 2006. Il était avec A-Trak, que je connais. Il a demandé qui était le mec qui avait fait la pochette de TTC. Il connaissait le disque.

Para One : Ce disque, j’en suis très fier. Je regarde la pochette, je la trouve vraiment belle. C’était un rendez-vous entre beaucoup de forces créatives qui sont en osmose à ce moment-là. Je pense que c’est l’album de TTC le plus réussi. On a posé un pavé au milieu de la mare, et ça a changé un petit peu le game, sur le rapport entre musique électronique et rap, par exemple.

Akroe : L’album n’a pas eu le succès qu’il méritait, alors qu’on a entendu par la suite son influence à la radio. Mais TTC n’avait pas accès aux radios. Il y avait un vrai plafond de verre. C’était assez injuste, parce que je pense que ça a décloisonné la musique électronique dans le rap. Il n’y avait pas que TTC évidemment, DJ Mehdi a également participé à ça.

Mais ils n’ont pas récolté les fruits de leur travail. Ensuite, ils ont essayé de casser ce plafond de verre avec le troisième album, mais la démarche était trop commerciale. Il y a des super morceaux, mais c’était une version plus « passable » de Bâtards sensibles, qui est un disque hyper sincère, sombre et mélancolique parfois, qui reflète cette bande de mecs complètement passionnés de musique.

Tacteel : L’intuition qu’on avait s’est révélée hyper juste, mais on est arrivé trop tôt. Tant pis, c’est comme ça. Au moins, le disque n’a pas mal vieilli.

Tido Berman : Je trouve que c’est un album très bien produit et que la plupart des tracks n’ont pas pris de ride. Je dirais même qu’ils se sont bonifiés avec le temps.

Cuizinier : Il faut que je le réécoute, tranquillement. Mais je vais en reparler avec les gars, ce serait peut-être bien de represser quelques vinyles, de faire un petit évènement autour de cet anniversaire. Je n’arrive pas à réaliser que c’était il y a déjà vingt ans.

 

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