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28 décembre 2023

YUAF : le studio londonien qui se gare au pied des immeubles

par Tsugi

Depuis 2009, la Young Urban Art Foundation (YUAF) sillonne les rues de Londres pour proposer des ateliers culturels au sein des quartiers défavorisés de la capitale britannique. Dernier projet en date : un bus à double étage dans lequel les ados peuvent apprendre l’écriture, la production et le mix, tout ça en bas de leur immeuble.

 

Article rédigé par Julien Duez dans le Tsugi 164 : La France, l’autre pays du trip-hop !

 

À la fin de l’entretien, la langue finit par fourcher : non, ça ne fait pas deux décennies que la scène jungle-drum’n’bass existe à Londres, la ville qui peut sans conteste se vanter d’en être le berceau. « Ça fait déjà trente ans maintenant, oh mon Dieu !« , se marre Kerry O’Brien, plus connue sous le nom de Lady MC par les junglists de la première heure. « J’étais d’ailleurs la deuxième femme MC à l’époque, juste après la légende Chickaboo« , rejoue celle qui se fait désormais appeler Indigo Reign. Quand elle ne porte pas fièrement sa casquette de cracheuse de 16 mesures à 175 BPM, Kerry O’Brien fait plutôt dans le social. Il y a quatorze ans, cette Londonienne pur jus créait le projet Young Urban Art Foundation (YUAF), dont le but était d’apporter des ateliers culturels dans les quartiers défavorisés de la capitale britannique. Écriture de textes, production de musique électronique, enregistrement de freestyles, création de podcasts, initiation au mix, you name it.

Une manière pour elle de prendre une revanche sur son enfance qui n’a pas été toute rose. « C’est difficile à raconter, soupire-t-elle en guise d’introduction. Mon père a eu des démêlés avec le système judiciaire une grande partie de sa vie. Quand tu grandis dans un environnement comme celui-là, cela finit par avoir un impact sur ta santé mentale, ton comportement et ton état d’esprit. C’est pour ça que je cherchais à fuir la maison et je traînais souvent dans la rue, à la recherche d’amour et d’une famille de substitution. En grandissant, la violence et la drogue faisaient partie de mon quotidien, c’était quelque chose de normal. J’ai même été impliquée dans un gang à la fin de mon adolescence. » Une pause. « Enfin, un gang, c’est comme ça qu’on le voyait depuis l’extérieur, pour moi c’était juste un groupe de personnes. Mais j’ai eu affaire à la justice moi aussi et j’ai même failli atterrir en prison. » Ce qui a sauvé Kerry ? Son talent au mic’ et sa créativité. « C’est au milieu des années 1990 que je suis vraiment devenue MC. Je me suis investie à fond dans la musique et grâce à mes mentors dans le milieu, j’ai réussi à m’en sortir. YUAF est une version contemporaine de mon histoire, plus structurée. Quand on est sur le terrain, on a davantage le sentiment d’être en mission plutôt qu’au boulot. C’est le cœur qui nous guide. »

 

YUAF

© DR

Faire beaucoup avec peu

Et du cœur, il en faut. Derrière l’image de carte postale, la coolitude de la jeunesse londonienne révèle bien souvent une situation bien plus sombre. « Notre ville est immense et chaque arrondissement possède ses quartiers défavorisés, explique Sense, l’une des animatrices de YUAF. J’ai un background similaire à celui de Kerry, sauf que j’ai grandi à North London, dans le quartier de Camden« , raconte la jeune femme qui, dès l’âge de 11 ans, se découvre elle aussi une vocation de MC, puis de poète, en fréquentant la scène spoken word locale. « Pour moi non plus, ça n’avait rien d’extraordinaire de graviter autour de la drogue et de la violence au quotidien. Et puis j’ai rencontré Kerry et d’autres femmes que je considérais comme mes grandes sœurs, tout simplement parce qu’on parlait le même langage. Aujourd’hui, je me vois comme une artiste sociale, dans le sens où je suis engagée pour des gens qui viennent du même milieu que moi. »

Comme la dizaine des collègues qui l’accompagnent, Sense est obligée de cumuler un autre boulot à mi-temps, la faute à un manque de moyens criant. « Les aides gouvernementales pour la culture ont diminué de 20 % ces dernières années. En parallèle, la population londonienne augmente, comme l’inflation et le coût de la vie. Donc, concrètement, de moins en moins de gens ont accès à ces aides. Et l’argent va en premier lieu à des associations qui possèdent déjà des infrastructures, génèrent de l’argent et parlent la même langue que les institutions. La répartition des ressources disponibles n’est donc pas équitable. » « Avant 2015, toutes les communes avaient un service dédié à la jeunesse, avec un budget alloué et un programme concret. Dans les années qui ont suivi, ces derniers ont été supprimés, considérés comme inutiles, ajoute Kerry. Étrangement, cela a coïncidé avec une augmentation de la violence des jeunes, de leur colère et une aggravation de leur santé mentale. Et je ne parle même pas des conséquences qu’a eues la pandémie de Covid-19. »

 

YUAF

© DR

 

Banger Bus

Cela vous rappelle un autre pays ? C’est normal. Consciente que Londres n’est pas un cas isolé au Royaume-Uni, Kerry aimerait désespérément que YUAF se développe à l’échelle nationale, mais, même après une quasi-quinzaine d’années d’existence, son association doit rester cantonnée aux frontières du Grand Londres. « Que les choses soient claires, on ne touche pas un centime d’argent public. D’ailleurs, aujourd’hui, on ne demande même plus de financements gouvernementaux tant le cahier des charges est contraignant et absurde, s’indigne-t-elle. Pour grandir, il a donc fallu travailler en premier lieu sur notre image de marque pour recueillir des donations et nouer des partenariats à la force des bras. Aujourd’hui on travaille en collaboration avec des entreprises comme UKF, Sony, Universal, Warner… C’est bien, mais gérer un projet comme celui-là, ça reste un combat du quotidien. »

Aujourd’hui, YUAF fait pleinement partie du paysage associatif culturel londonien. Surtout, depuis que la fondation a lancé il y a un an ce qui reste à ce jour son projet le plus ambitieux : un bus à double étage qui sillonne les boroughs pour proposer à des petits groupes d’adolescents de s’initier à la création artistique. « L’offre culturelle est très vaste à Londres, mais nombreux sont les jeunes de quartiers qui n’y ont pas accès. Notre travail commence donc en amont, explique Sense, on ne débarque pas comme ça avec le bus, il faut d’abord aller à la rencontre des gens, leur présenter notre projet, leur proposer de participer, gagner leur confiance… Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. » Généralement, l’arrivée du véhicule met des étoiles dans les yeux des gamins qui, la plupart du temps, n’en ont jamais vu de pareil en vrai. Avec YUAF, ils ont non seulement la possibilité d’y pénétrer, mais aussi d’exercer leur talent avec du matériel dernier cri. « Et ce n’est pas tout, complète Sense, ils ont face à eux des travailleurs sociaux qualifiés et des artistes professionnels qui les traitent en adultes, car le but de nos ateliers n’est pas de faire de l’éducation comme on la retrouve à l’école. »

 

YUAF

© DR

 

Une exploration émotionnelle et sociale

Malgré tout, impossible de faire l’impasse sur ce qui se passe en dehors du bus, surtout quand on est soi-même issu du même milieu. De quoi apporter de l’eau au moulin de l’utilité de la mission YUAF, laquelle dépasse largement le simple cadre des techniques de base sur Logic ou Pioneer CDJ. « On propose une double expertise : celle de savoir ce que vivent ces jeunes au quotidien et un savoir-faire musical. Les deux vont de pair. Quand ils viennent à nos ateliers, les gamins ne participent pas seulement à une expérience culturelle, ils vivent aussi une exploration émotionnelle et sociale en profondeur, avance Sense, avant de baisser la voix pour raconter une sinistre anecdote. La semaine dernière, il y a eu un meurtre au couteau dans le quartier. La victime était un jeune que tout le monde connaissait et on sentait que l’ambiance était lourde, tendue, alors que la veille, les jeunes étaient encore tout excités par le bus. Donc il faut prendre ça en compte, en parler ouvertement et ne pas le passer sous silence sous prétexte qu’on doit finir un morceau. »

Et le résultat ? Il se veut concret, évidemment, le but assumé des ateliers YUAF étant que les participants repartent, généralement au bout de quatre semaines, avec leur propre création. « Cependant, même si on doit bouger ensuite vers une autre destination, on ne peut pas se contenter de les laisser sans rien derrière, conclut Kerry O’Brien. C’est pour cela qu’on termine par des entretiens individuels qui visent à mieux connaître leurs aspirations et nous permettent ensuite de les orienter vers d’autres structures existantes proches de leur lieu d’habitation afin de continuer leur apprentissage. » L’an dernier, le rappeur et animateur Big Zuu a carrément collaboré avec quatre jeunes anciens participants pour remixer son morceau « Great To Be ». L’enregistrement, réalisé en collaboration avec Virgin Media, est venu rappeler que cette star du grime a lui-même été travailleur social avant de devenir artiste à plein temps. Aujourd’hui, il compte parmi les ambassadeurs de YUAF, dont la mission est loin d’être terminée. Après tout, même trente ans plus tard, la culture musicale urbaine de Londres a encore beaucoup de chapitres devant elle. Et un paquet de jeunes talents qui ne demandent qu’à être impliqués dans leur écriture, à condition qu’on leur en donne les moyens, évidemment.

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