Aux côtés des clubs de Tbilissi, la webradio Mutant Radio et son Mutants Festival, prend part à cette dynamique sous la menace d’un pouvoir pro‐russe et anti‐européen.
Par Laurent Bigarella
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Diffusant depuis une caravane devenue un repère pour ses internautes-auditeurs, Mutant Radio est née fin 2019, et participe depuis à mettre en lumière de nombreux artistes de la scène musicale géorgienne. En accueillant régulièrement de grands noms internationaux (Vladimir Ivković, Jane Fitz…), la webradio crée également des ponts et connecte sa ville avec le village électronique global. Pour fêter ses cinq ans, Mutant Radio a organisé du 27 au 29 septembre 2024 la première édition de Mutants Festival. Tata Janashia, sa cofondatrice aux côtés de Nina Bochorishvili, revient sur la genèse du festival : « L’idée est venue de discussions avec Prins Emanuel et Ulf Eriksson, qui gèrent depuis Malmö en Suède deux labels incroyables, Fasaan Recordings et Kontra‐Musik. Nous étions connectés depuis longtemps via le festival Intonal. Puis Mutant Radio a rejoint SHAPE+. Au cours d’une de leurs visites en Géorgie, nous avons commencé à échanger sur l’état de l’industrie musicale, sur les dérives des agences de booking… De là est venue l’idée d’organiser un festival plus authentique, sans tête d’affiche, au service de notre communauté. »
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Trois jours durant, lives expérimentaux s’y sont succédé aux côtés de DJ-sets rarement club. Parmi les artistes invités, aucune tête d’affiche, beaucoup de locaux (AWWWARA, Night Oceann, la cofondatrice Ninasupsa, Nino Davadze, TeTe Noise…) et quelques Suédois (Prins Emanuel, Ulf Eriksson, Vanligt Folk, VED…). Une première édition réussie, musicalement aventureuse, lors de laquelle se faisait ressentir l’esprit communautaire évoqué par Tata Janashia.
« La galerie marchande des clubs »
Implantée dans le quartier de Chugureti, Mutant Radio évolue autour de nombreux autres acteurs de la scène électronique de Tbilissi. À quelques mètres de son entrée, on retrouve un club, Left Bank, né aussi en 2019. Journaliste musical, membre actif du lieu dont il est DJ résident, Nika Khotcholava a travaillé et joué dans la plupart des clubs de la ville. Fin connaisseur de la vie nocturne de la capitale géorgienne, il confirme le dynamisme de cette scène électronique. « Il y a plein de clubs à Tbilissi. Rien qu’ici dans le quartier, il y en a deux autour de nous (TES et Tbili Orgia, ndr). On appelle cette zone la galerie marchande des clubs ! »

Nika Khotchovala – ©Laurent Bigarella
Situé dans une ancienne usine de production d’électricité, Left Bank se distingue de ses homologues par sa dimension pluridisciplinaire. À côté de la piste de danse du club, on retrouve en effet d’autres salles aux fonctions culturelles complémentaires : disquaire, librairie… Il s’y déroule régulièrement des conférences, des rencontres littéraires ou des tournois d’échecs. La densité d’activités nocturnes à Tbilissi, ville de 1,2 million d’habitants, implique une forme de compétition. Pour autant Nika y voit avant tout une chance pour chaque établissement : « Cette concentration de clubs est bonne pour la scène, tant que nos relations restent saines. On se connaît toutes et tous, la ville est petite. Si une bonne soirée a lieu chez nous, nos voisins en bénéficient, car ça fait aussi venir du monde chez eux. »
Bogomir Doringer a grandi en Serbie dans les années 1990. Artiste et chercheur, il étudie le rôle politique du dancefloor et connaît bien les clubs de Tbilissi. Ses recherches l’ont conduit à se rapprocher de la capitale géorgienne en 2014. « Ici, les dancefloors sont plus que des lieux de rencontre : ce sont presque des espaces sacrés où les gens peuvent explorer une autre façon d’être », raconte-t-il. Au-delà des clubs, de nombreux projets poussent la scène électronique de Tbilissi vers le haut, par exemple DIACI, une plateforme de vidéos et de podcasts qui valorise les femmes artistes et créatrices géorgiennes. Salome Otarashvili, Salome Vardanashvili et Gvantsa Uturashvili en sont les cofondatrices. Elles se sont rencontrées à l’école Creative Education Studio (CES), autre hub créatif autour duquel gravitent bon nombre de talents artistiques du pays.
Scène sous pression

Tata Janashia — ©Laurent Bigarella
Le niveau d’interconnexion entre acteurs de la scène de Tbilissi s’observe également dans les épreuves qu’elle traverse. Lorsque le parti au pouvoir, Rêve géorgien, tente en mars 2023 de faire passer une législation d’inspiration pro-russe contre les « agents de l’étranger », les membres de cette communauté se mobilisent rapidement. « Quand une injustice se produit en Géorgie, les clubs sont parmi les premières institutions à faire entendre leur voix », confirme Nika. La loi en question, copie conforme d’une autre adoptée en Russie en 2012 et ayant éliminé toute forme d’opposition politique dans la société civile russe, oblige les associations et ONG géorgiennes recevant plus de 20 % de financements étrangers à se déclarer auprès des autorités. Malgré une mobilisation active de la scène électronique et de toute la société civile, la loi a finalement été adoptée en mai 2024. Elle menace directement plusieurs structures du paysage culturel local, y compris Mutant Radio. « On passe notre temps à construire des ponts avec l’Europe, avec le monde. Avec cette loi, on retourne à une forme d’isolationnisme, à un contrôle russe », explique la cofondatrice de la webradio, Tata Janashia.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a également suscité une vive réaction de la part des acteurs de la scène électronique géorgienne. Les habitants du pays, déjà amputés de 20 % de leur territoire par l’occupant russe depuis la guerre de 2008, craignent pour l’intégrité territoriale de la Géorgie – peur sur laquelle a beaucoup joué le parti Rêve géorgien dans la campagne des élections législatives pour emporter l’adhésion d’une société effrayée par l’idée d’une extension de la guerre chez eux. « En entrant sur le territoire de Mutant Radio, vous reconnaissez que Poutine est un criminel de guerre, que la Russie est un occupant et vous respectez l’intégrité territoriale de la Géorgie, de l’Ukraine, et tout autre pays victime de l’occupation russe », indique sans équivoque une affiche placardée dans l’enceinte de la radio. Les clubs aussi affichent leur solidarité pour l’Ukraine. L’année dernière, pour ses 9 ans, Bassiani arborait par exemple un grand drapeau ukrainien à son entrée. Plus tôt, en mars 2022, quelques semaines après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le club tamponnait les avant-bras de ses visiteurs d’un explicite « Russia is an occupier ».
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Appel à la mobilisation
C’est dans ce contexte géopolitique et cette situation politique locale extrêmement tendus qu’évoluent les acteurs culturels de Tbilissi et de toute la Géorgie. Les élections législatives qui se sont déroulées le 26 septembre revêtaient ainsi une importance cruciale pour leur avenir. L’appel au vote a constitué une priorité pour toutes les composantes du tissu artistique géorgien. Bassiani, tout comme la plupart des clubs de la ville, a annulé la soirée prévue le 25 octobre dernier, veille du jour du scrutin. Une manière d’inciter à aller voter, pour ce que beaucoup considèrent être « l’une des élections législatives les plus importantes de l’histoire moderne et indépendante de la Géorgie ».
Bogomir Doringer, qui était à Tbilissi tout au long du mois d’octobre et qui a donc pu assister à cette séquence électorale déterminante, note que « beaucoup de personnes travaillant dans les clubs ont fait du bénévolat dans les bureaux de vote ». Malgré la mobilisation de la société civile et du secteur culturel, les résultats officiels, bien que contestés par l’opposition, indiquent une victoire du parti au pouvoir pro-russe, Rêve géorgien, avec 53,9 % des voix. Une déconvenue et une déception immense pour la jeunesse de Tbilissi, ainsi que pour celles et ceux qui font vivre sa scène artistique et électronique. Quelques semaines avant la tenue des élections, Nika de Left Bank se projetait : « Je pense qu’ils diront qu’ils ont gagné. Puis nous nous mobiliserons, nous nous battrons. » Dès le lundi 27 octobre, des foules se massaient dans les rues de Tbilissi pour protester.

© Laurent Bigarella
L’horizon s’assombrit
Avant même le résultat des élections, plusieurs personnes impliquées dans le milieu électronique faisaient part de leur crainte pour l’avenir de leur pays. Fuite de la jeunesse à l’étranger, pressions politiques accrues, risques de censure, fin des coopérations avec le secteur culturel européen… Un horizon qui s’assombrit pour la vie culturelle et artistique de Tbilissi et de toute la Géorgie. Musicienne membre de la communauté de Mutant Radio, Nino Davadze dresse un triste état de la situation : « Une dépression pour la scène culturelle est inévitable. Les prochains mois vont être douloureux, surtout pour les personnes engagées dans la scène culturelle indépendante. La plupart d’entre elles pourraient devoir quitter la Géorgie pour leur survie professionnelle et personnelle, ce qui créera également des pénuries de ressources humaines pour la scène culturelle. Ça peut être un tournant pour la vie créative géorgienne. »

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Les collaborations culturelles européennes des acteurs de la scène électronique sont également menacées par la reconduction au pouvoir du parti Rêve géorgien. Mutant Radio est, par exemple, membre de la plateforme SHAPE+, de Slash Transition, de Gravity Network et du réseau Reset ! ; quatre projets cofinancés par l’Union européenne. En bénéficiant de ces financements, la webradio se voit menacée de devoir se déclarer comme « agent de l’étranger » auprès des autorités. Pour Chloé Nataf et Coralie Le Falher, qui travaillent pour Trempo à Nantes, coordonnateur du projet Slash Transition, « cette loi pourrait remettre en question la participation de Mutant Radio à Slash Transition puisque la structure reçoit des financements européens pour ce projet ». Le Suédois Ulf Eriksson, avec qui Mutant Radio coorganise Mutants Festival, relativise : « Il faut espérer que le régime n’aura pas les moyens de s’attaquer à ce genre de projets culturels peu exposés médiatiquement. Mais je reste persuadé que Mutant Radio survivra. L’équipe se battra et n’abandonnera pas si facilement. C’est aussi le cas pour la plupart des projets culturels de Tbilissi. » Un état d’esprit partagé par Nika, membre actif du club Left Bank : « Nous sommes au bord du gouffre, mais nous n’avons pas peur. En Géorgie, nous avons cet instinct de survie lié à notre histoire. Nous irons jusqu’au bout pour défendre nos libertés. »
— Laurent Bigarella
Un article à retrouver dans le Tsugi Mag #176 : Berlin, grandeur et décadence d’une capitale techno