L’économie fragile des labels indépendants : Survivre en électron libre

par | 2 06 2025 | magazine

Avoir un label de musique indépendant en 2025 relève-t-il d’un pari audacieux ? À en croire Cracki, Frappé, Nadsat et Vahana, quatre labels indépendants spécialisés notamment dans la musique électronique française, la réponse s’avère plus complexe. Il ne s’agit pas tant de bâtir un empire financier que de défendre une vision artistique, quitte à jongler, souvent, avec des modèles économiques précaires.

Article de Charlotte Riccardi, à lire dans le numéro 179 de Tsugi Mag : « Comment la Drum’n’Bass a conquis le monde »

Lancer un label indépendant, c’est embrasser une aventure où la passion se heurte à la réalité économique. Entre débrouille et sacrifices, ces structures naviguent sur un fil ténu, toujours en quête d’un équilibre aussi fragile qu’essentiel. À l’origine, Frappé Records n’avait aucune ambition économique. « On voulait juste sortir notre propre musique, mais aucun label ne voulait nous signer », se souvient Basile de Suresnes. Avec Bruno Valette, alias Ten Fingerz, ils lancent alors leur propre structure, misant leurs économies sur un premier vinyle.
Pari gagnant : disque après disque, le label grandit, jusqu’à devenir rentable. Mais pas assez pour salarier ses fondateurs qui continuent à vivre du RSA, du chômage ou de leur activité de DJ.

Passion et précarité

Loin de rivaliser avec les majors, ces labels indépendants fonctionnent avant tout par passion, au prix d’un équilibre financier précaire. Vahana Records, cofondé par Elisa Do Brasil, en est l’exemple parfait. « On est très ric-rac. Bobby (l’autre fondateur, ndr) a beaucoup investi et se rembourse très difficilement « , explique la DJ.

Entre graphisme soigné et mastering de qualité, le duo refuse de sacrifier sa vision artistique sur l’autel de la rentabilité. Alors, pour combler les pertes, le tandem organise des soirées sous l’égide du label, sans se rémunérer. Car pour passer un cap, il faut professionnaliser la structure, recruter, déléguer. Une évolution que Vahana, comme Frappé, peine à envisager. « Si tu veux générer de l’argent, il faut mettre en place de nouveaux process : édition, synchros dans les pubs ou les films… Mais ça implique d’embaucher, c’est un autre investissement« , détaille Basile.

Une croissance lente, mais assumée, qui demande patience et sacrifices. Car si la professionnalisation des labels peut être la clé, elle exige des ressources qu’ils sont rares à posséder d’emblée. Chez Cracki Records, il aura fallu douze ans pour atteindre un modèle réellement viable. « C’est très difficile d’en vivre dès le départ, reconnaît Donatien Cras de Belleval, fondateur du label. Certains se lancent et explosent sur un titre ou un album qui leur permet de vivre des années dessus. Mais il n’y a pas de recette miracle. Chez Cracki, on a toujours fait le choix de se diversifier« , explique-t-il, évoquant leur modèle multifacettes.

À ses débuts, le label investit des friches industrielles pour y proposer des événements, avant de lancer son Macki Music Festival. Une nécessité, car vivre des seules ventes de disques relève presque de l’utopie. Même logique pour Nadsat, pensé comme un incubateur d’artistes émergents : « On investit sur des projets pour les faire grandir et les rendre solides grâce à des avances et de la promo. Mais les revenus, on les trouve ailleurs, notamment en booking et en management », détaille Max Le Disez, d’AMS, l’agence d’artistes à l’origine du label.

David contre Goliath

Dans un marché dominé par les majors, les labels indépendants peinent à obtenir un soutien financier de l’État. « En théorie, des aides sont censées nous soutenir. Je ne sais pas comment font les autres mais nous, on a beaucoup de mal à récupérer les subventions du CNM ou de la Sacem. Elles sont si complexes à obtenir que seuls les gros poissons y ont accès« , déplore Frappé. Même son de cloche chez Cracki : « Parfois, on perçoit un soutien sur certains projets, mais ce n’est pas ce qui nous permet d’exister. On ne conçoit pas le label en comptant sur ces aides, car elles diminuent chaque année à cause des coupes budgétaires entreprises par le gouvernement sur la Culture. »


Une problématique d’autant plus criante que l’accès à ces financements publics ressemble à un véritable parcours du combattant. Entre les dossiers interminables, les critères opaques et l’impératif d’avoir une structure administrative solide, beaucoup de labels jettent l’éponge avant même d’avoir tenté leur chance.

« Ce qui est dingue avec les subventions, c’est que, sur le papier, elles sont faites pour aider les labels indépendants. Mais dans la réalité, c’est tellement une galère pour les obtenir que seules les majors ou les structures bien installées y parviennent, constate Basile. Elles ont des employés spécialisés qui passent leurs journées le nez dans l’administratif. Pendant ce temps, nous, on est sur la route, en studio ou en train d’organiser des sorties. »

Car c’est bien là le nœud du problème : sans employé dédié, difficile de monter des dossiers suffisamment solides pour prétendre aux subventions. Mais sans subventions, impossible d’embaucher du personnel et donc de structurer le label pour assurer sa pérennité. « Certains dispositifs demandent d’avoir un employé dédié ou un certain chiffre d’affaires pour être éligible. Nous, on est juste en dessous, alors on se tape tout le boulot de renseignement pour finalement ne rien recevoir », regrette son acolyte Ten Fingerz.

« En théorie, des aides sont censées nous soutenir. Je ne sais pas comment font les autres mais nous, on a beaucoup de mal à récupérer les subventions du CNM ou de la Sacem. » — Basile de Suresnes (Frappé)


Un constat partagé par Elisa Do Brasil, qui, faute de temps et de moyens, n’a pas encore tenté d’en demander. « À un moment, il faut bosser à temps plein sur ton label. Mais quand tu es productrice, DJ, maman, organisatrice… tu ne peux pas tout faire. » Elle en reconnaît toutefois l’intérêt : « Ce serait bête de ne pas s’en servir, mais encore faut-il pouvoir cocher les cases nécessaires avec un projet solide et le temps de s’y consacrer. »

Cette distorsion profite aux acteurs les plus puissants du marché : « Les majors tournent aussi avec des subventions. Ça pourrait représenter la moitié de notre chiffre d’affaires, mais on n’a ni le temps ni les ressources pour s’y consacrer pleinement », souligne Basile.

Le digital, aubaine ou menace ?

À l’époque où le digital n’avait pas encore totalement rebattu les cartes, la façon de produire de la musique des labels était totalement différente, notamment en termes de coûts de production et de mastering des CD et des vinyles. « Le passage au numérique a facilité les choses. Mais avant, le public achetait beaucoup de vinyles. Aujourd’hui, si tu arrives à en vendre 300, c’est super« , constate Elisa, qui rêve pourtant d’un premier pressage signé Vahana.

Le streaming a donc changé la donne : plus accessible, mais ultra-compétitif, remettant profondément en question le rôle des labels et les obligeant à se réinventer. « On streame moins, mais on vend bien sur les plateformes spécialisées pour DJ. C’est notre public », déclare Ten Fingerz.

En effet, la transition numérique a également bouleversé la façon dont on consomme la musique. Car si le streaming domine, certaines niches permettent encore aux labels indés de tirer leur épingle du jeu. Selon Elisa, « le public change, l’industrie change, les façons de faire changent, il faut s’adapter en permanence ».

Elle défend toutefois la valeur et les avantages d’avoir recours à des labels pour sortir de la musique. « Tu peux tout faire tout seul, mais si tu veux une certaine qualité sonore, visuelle et une bonne communication, il est nécessaire de faire appel à un label« , précise-t-elle. Un réel travail de promotion et d’accompagnement que défendent également ses homologues.

De son côté, Max Le Disez accuse Spotify d’invisibiliser les labels indépendants : « Sur la plateforme, le nom du label est écrit en tout petit. Nous, on le met dans le titre des morceaux pour gagner en visibilité. » À l’instar de Nadsat, qui compare les labels à de véritables médias, Cracki rappelle que leur champ d’action ne se limite pas à la distribution de morceaux ; ils sculptent une identité, encadrent les artistes et peaufinent leur esthétique.

« Structurer les sorties, maximiser l’impact, créer un son et une image marquants… c’est un vrai métier », souligne Donatien. Ce travail de curation est devenu un enjeu majeur dans un paysage saturé où environ 120 000 morceaux apparaissent chaque jour sur Spotify. « Un excellent morceau peut passer inaperçu s’il n’y a pas un travail de promotion et de réseau derrière », explique Bruno.

Face à la dilution des petits labels dans l’océan des gros poissons, avoir une forte identité de marque et une communauté fidèle apparaît comme une bouée de sauvetage. « Quand tu rejoins un label, tu intègres une famille artistique avec une communauté qui peut donner une vraie visibilité à ta musique« , raconte Basile.

Au-delà de la simple diffusion, les labels sont également à l’origine d’un travail de médiation et de transmission. « Certains labels sont des passeurs, ils documentent une scène, ils racontent une histoire« , souligne Max. À une époque où les algorithmes dominent, ils restent un repère pour les artistes comme pour le public. « Est-ce qu’on est encore attachés à un label comme avant ? Peut-être que ça se perdra« , s’interroge le cofondateur de Nadsat. Avant d’ajouter : « Quand bien même, je pense que les labels continueront d’exister. » On y croit.