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© Daria Nepriakhina / © Szabo Viktor
27 mai 2024

Artistes et réseaux sociaux : un job à plein temps ?

par Tsugi

L’industrie musicale, emboîtant le pas aux modes de consommation modernes, encourage les artistes à investir le champ des réseaux sociaux pour tenir leur audience à jour de leurs actualités. Mais multiplier les publications et les contenus peut vite s’avérer chronophage.

Par Alexandra Dumont

 

« J’ai l’impression de créer la BO de mon Instagram. » C’est sur ce constat, terrifiant, que l’autrice-compositrice-interprète de 22 ans HINA publie son premier EP, Minuit pile, à la croisée du R&B, de la variété française et de la musique de club. Pour l’annoncer, elle a multiplié les montages vidéo sur Instagram, elle face caméra, dans les coulisses du tournage de son premier clip, à cœur ouvert sur le souvenir douloureux du premier amour derrière « Nos nuits me manquent », documentant les plans galères qui entourent la conception de la pochette ou dévoilant les réactions amusées de sa propre mère à l’écoute du morceau « Je te déteste ».

« Nous sommes beaucoup à devenir des mini‑influenceurs… Regarde qui je suis, regarde ce que je suis capable de te vendre, regarde comme je suis à l’aise… Personnellement, je suis en train de craquer », avoue-t-elle. Les réseaux sociaux se sont rapidement insinués dans la carrière des artistes jusqu’à devenir aujourd’hui omniprésents. Le sujet est régulièrement, voire systématiquement, mis sur la table par l’entourage professionnel, principalement pour sa force de frappe marketing. Persister à les bouder serait donc parfaitement inconscient.

 

« Il faut d’abord réflechir en termes d’efficacité plutôt qu’en termes artistiques. » Iskander (DO not DO)

 

C’est en tout cas le bruit qui court. « Personne ne parlera jamais de toi, tu n’existeras plus en tant qu’artiste et tu publieras ta musique dans le vent » : voilà ce qu’a entendu Thibaud Vanhooland alias Voyou, au moment de signer en licence avec la major Sony Music@. « Ça m’a fait peur parce que je n’ai pas d’autres moyens de gagner ma vie ! Je me suis donc retrouvé pris au piège de réseaux sociaux dont je ne voulais pas. »

C’est une conséquence obligée que beaucoup d’artistes appréhendent aujourd’hui. Ils doivent jouer un rôle, qui plus est dans un espace virtuel, qui demande du temps, de l’investissement, de produire des contenus spécifiques, donc du montage, et d’être régulièrement en représentation. Autant d’injonctions qui peuvent s’avérer pesantes, en particulier quand celles-ci empiètent sur leur temps de création.

 

Du temps qui déborde

15 novembre 2023, résidence d’Aurélien Hamm alias Saint DX, un cordiste prend de la hauteur pour lui livrer le vinyle de son premier album à paraître. De quoi faire un bon reel pour en annoncer la sortie sur Instagram. Le making-of de la vidéo est disponible sur TikTok avec cette légende : « Quand mon label me demande de trouver des idées de vidéos TikTok et que je me retrouve à demander un service au mec des échafaudages de mon immeuble. » Plutôt malin. On l’interroge du regard. Il soupire. « J’aime l’autodérision, mais ce que je déplore, c’est ce réflexe de devoir tout penser avec un potentiel réseau », dit-il.

@saint_dx Voici la cover de mon premier album qui sort le 26 janvier 2024 🫶🏼 #tiktokmusic #popmusic #newmusic ♬ Way Back Home – Saint DX

Les retombées sont mitigées : près de 8500 vues sur Instagram contre 1302 sur TikTok. « C’était assez spontané donc ça m’allait, mais il y a des vidéos pour lesquelles j’essaie de répondre aux codes des plateformes, et dans ces cas-là, je suis forcément plus attentif aux chiffres, quitte à juger la qualité en fonction. C’est complètement tordu! » D’où une certaine lassitude, palpable, chaque fois que l’algorithme ne lui est pas favorable. Ce qui lui coûte le plus, ce sont les contenus qui mettent en avant son image, face caméra – des formats qui cartonnent sur les réseaux sociaux.

Le chanteur, musicien et producteur français se filme en live au piano et compte désespérément les heures passées à éditer ses rushes, conservés dans son téléphone. « Certaines vidéos me prennent des jours entiers, commente-t-il. Je me suis carrément acheté une ring light parce que la lumière de mon appartement n’allait pas. J’ai essayé de me filmer pendant la nuit, fatigué, épuisé. Et parce que je veux absolument faire des prises live, je peux refaire la vidéo dix fois, pour une minuscule fausse note ou parce que je me rends compte que j’ai une gueule de merde. C’est vraiment difficile pour moi et puis ça ne m’amuse pas ! »

Des tâches extrêmement chronophages et coûteuses en énergie, même pour les utilisateurs les plus aguerris.

 

Enjeu créatif, pas récréatif

Le couple à la ville Romy et Iskander, deux jeunes dans leur vingtaine, forme le duo électro-rock DO not DO. Des réseaux sociaux, ils en ont intégré les codes dès leur plus jeune âge, et répondent en règle aux sollicitations de l’algorithme, sur un ton chaleureux, avec beaucoup de second degré, s’appliquant à tenir la cadence imposée par leur planning promo – leur nouveau morceau « Caméléon » laisse présager la sortie d’un prochain EP. Ils consacrent en théorie une journée entière à la préparation de tous les contenus de la semaine, du remplissage hasardeux pour TikTok aux contenus plus arty pour Instagram, mais tenant compte des impondérables, cela occupe plutôt 50% de leur temps.

« On se retrouve de plus en plus rarement devant l’ordi, avec nos instruments, pour composer », regrette Iskander. Alors qu’ils se consacrent à plein-temps à la musique. « C’est fou de se dire que sur notre temps plein, on n’arrive même pas à se poser pour faire de la musique », insiste Romy. Voyou cherche à tout prix à éviter ce glissement. Seule façon de s’en prémunir : réussir à conjuguer promotion et création. L’artiste, multi-instrumentiste, trompettiste de formation, à l’espièglerie candide, a imposé à son label de lui acheter un iPad avec un stylet et a ajouté une nouvelle corde à son arc pop en se mettant à l’animation.

« J’intègre des photos de moi dans plein de décors, en dessin ou en vidéo », décrit-il. Ses montages, pour la plupart habillés d’une voix off et de bruitages à la bouche, usent d’humour et d’autodérision dans une simple approche DIY. « Je voulais trouver la manière la plus créative de donner une info aux gens, sans avoir besoin d’y passer du temps, commente Voyou. Au final, ça donne des contenus assez marrants, et c’est à cet endroit que j’en retire une satisfaction, justement parce que j’ai l’impression d’être dans une démarche de création. »

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par VOYOU (@voyovoyou)

D’autres encore jouent la carte du contre-pied. Frieda par exemple. Dans le courant de l’année 2021, paralysée qu’elle était de devoir sortir ses premiers morceaux, la chanteuse, qui court les scènes de France sans structure ni présence sur les plateformes de streaming, a transformé son feed Instagram en laboratoire musical et publié quelques « Frieda shorts », des formats courts hauts en couleur et riches en messages, entre exigence artistique et qualité technique, diffusés avec une régularité défiant les lois de l’algorithme. Elle a comptabilisé près 700000 vues sur l’une de ces vidéos, mais reste lucide.

« Si j’avais eu les moyens d’en faire quarante, j’aurais pu faire grossir ma communauté de façon exponentielle, sauf qu’il m’a manqué 100000 euros. Si c’était à refaire, je ferais plus simple et plus réplicable. »

 

 

Crise de sens

« C’est difficile de faire mieux avec moins, déplore HINA, passionnée de belles images. Les algorithmes mettent en avant les vidéos de faible qualité, prises avec un téléphone, avec une lumière pourrie, c’est statistique ! L’avantage, c’est que tu n’as pas besoin d’investir dans un matos de fou, mais ça laisse franchement moins de place à l’esthétique, ce que je trouve dommageable pour un artiste. » Pour cette raison, DO not DO n’a pas trouvé utile de partager le clip de son deuxième single, « Je m’égare », sur Instagram et TikTok, préférant poster des photos « behind the scenes », convaincu que les gens iront le découvrir par eux-mêmes.

« Si c’est via des contenus moins qualitatifs, ça ne me dérange pas », tempère Romy. « Il faut d’abord réfléchir en termes d’efficacité plutôt qu’en termes artistiques, reconnaît Iskander. Les gens accrochent d’abord sur la personnalité du groupe, ce qui peut avoir un petit côté téléréalité. » Le duo a comptabilisé le plus de likes sur un « troll » (un contenu jouant volontairement la polémique): « Mon mec me clash sur France 4, je le quitte ou pas ? ». « Aujourd’hui l’image et le storytelling sont devenus plus importants que la musique elle-même, et c’est là que je trouve qu’il y a un petit décalage », s’inquiète Voyou.

 

« J’ai l’impression d’être un démarcheur qui fait du porte-à-porte, avec un grand sourire, alors que ça me déprime. » Saint DX

 

Le risque, quand un contenu marche, c’est aussi se retrouver bloqué dans un format particulier, sans pouvoir en sortir. Proche d’HINA, Zélie publie régulièrement des billets d’humeur et d’humour sur ses réseaux sociaux, avec l’attitude d’une vraie stand-uppeuse, mais craint d’être « condamnée » à le faire pour le restant de sa carrière. « Pour arrêter, il faudrait que je sois sûre d’avoir une communauté suffisamment solide qui me suit déjà, ainsi je n’aurais plus à les convaincre de quoi que ce soit », dit-elle. Une appréhension qu’elle développe jusque dans les textes de son premier album, Un million de petits chocs, paru en mars.

« Quand on est artiste en développement, on peut aller très loin tout seul, grâce aux réseaux sociaux, considère Frieda, qui n’a jamais eu à démarcher un seul concert de sa vie d’artiste grâce à sa seule présence sur Instagram – en parcourant son feed, bourré de contenus vivants, où elle s’adresse directement à ses fans, on comprend vite qui elle est et ce qui l’anime. Cela nous oblige d’être tous taillés pour ça, sauf que dans les faits, ce n’est pas le cas – grosse pensée pour les introvertis ! »

« Il n’y a de la place que pour les profils qui n’ont aucun mal à se mettre en scène », observe Saint DX. Il cite le slogan de l’humoriste Rémi Gaillard, qui cumule des milliards de vues avec ses canulars filmés : c’est en faisant n’importe quoi qu’on devient n’importe qui. Avant de reprendre, l’air triste et désabusé : « J’ai l’impression d’être un démarcheur qui fait du porte-à-porte, avec un grand sourire, sauf que tout seul chez moi, je n’arrive pas à m’ambiancer devant mon tel, ça me déprime, ça m’angoisse, j’ai des poussées de stress. »

« Cette obligation qu’on a aujourd’hui d’occuper tous les rôles pour faire carrière est très lourde à porter », s’inquiète Frieda, qui pense déjà à la stratégie réseaux sociaux qu’elle adoptera en amont de la sortie de son tout premier single courant avril et de l’EP qui suivra. « Est-ce qu’on imagine Michael Jackson ou Radiohead en mode « POV: je viens de me faire larguer. J’ai écrit une chanson » ? On est peut-être en train de “cheapiser” la musique », poursuit-elle. Peut-être bien.

Article issu du Tsugi mag 169 : DJ, la drogue au bout des platines ?

 

Également sur tsugi.fr : Docu : Carl Cox, Annie Mac et bien d’autres parlent de l’influence des réseaux sociaux sur la culture club
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