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Berlinale : ‘After’ d’Anthony Lapia, œuvre poétique sur l’underground parisien

par Tsugi

After, d’Anthony Lapia a été pro­jeté pour la pre­mière fois dans la sec­tion Panora­ma du fes­ti­val de Berlin. Matière sobre et flu­ide, le pre­mier long-métrage du réal­isa­teur français sur le milieu tech­no parisien émeut autant qu’il obsède.

Nuit. Petit apparte­ment parisien. Affublée d’un body léopard, une jeune femme à l’allure gracile écoute, cig­a­rette entre les doigts, “I go to sleep d’Ani­ka. La musique crachée par une enceinte débor­de timide­ment sur le plan suiv­ant. Soudain, les corps délavés d’une soirée under­ground appa­rais­sent à la lueur d’un stro­bo­scope. L’after est lancé. 

Pre­mier long métrage d’Anthony Lapia, After a été sélec­tion­né à la Berli­nale aux côtés d’une rib­am­belle de films français (4 au total). Côté pro­duc­tion, le film est à l’initiative de la Société Acéphale : boîte de prod parisi­enne dont cet ancien de la Fémis tient égale­ment les manettes. Aux com­man­des du vais­seau depuis presque 10 ans, Antho­ny Lapia et ses col­lègues ont pro­duit près d’une quin­zaine de courts métrages. Mais, avec After, c’est la pre­mière fois qu’ils se ren­dent à Berlin à la tête d’une fic­tion longue. D’ailleurs, avec La bête dans la jun­gle de Patric Chi­ha, c’est le sec­ond film hexag­o­nal autour de la “teuf” à par­ticiper à la com­péti­tion berli­noise cette année. Comme quoi le sujet passionne.

 

 

L’histoire. Féli­cie et Saïd se croisent dans les sous-sols d’un squat ban­lieusard et finis­sent par ter­min­er la nuit chez la jeune femme. En par­al­lèle, un petit gang de teufeurs attend patiem­ment le jour sous les kicks assour­dis­sants d’une tech­no indus­trielle. Ici les corps se mêlent et s’enchevêtrent au détour d’un dance­floor ténébreux. Ça par­le, ça se chamaille, ça s’émeut, ça danse et ça sniffe de la drogue comme on boirait un Coca en terrasse. 

Pour­tant, le drame n’est jamais débor­dé par l’ambiance et se meut sub­tile­ment entre les rela­tions tis­sées par les per­son­nages. Parce qu’avant d’être un film sur la drogue ou la musique, c’est un film sur les corps et les inter­ac­tions sociales. Un film qui con­necte des images et des sen­sa­tions dont la teuf n’est que la toile de fond.

 

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Loin des clichés

Car dans ce sous-sol lugubre de la ban­lieue parisi­enne, il n’est ques­tion ni de déchéance, ni de traf­ic, ni de remise en cause exis­ten­tielle. Pour une fois, les clichés liés à la teuf restent hors-champ de l’événe­ment, même s’ils appa­rais­sent ça et là. For­cé­ment. Mais le réal­isa­teur en joue habile­ment, sans faire de bruit, con­traire­ment à d’autres œuvres sur le sujet. En France, on pense bien sûr à Eden de Mia Hansen Love (2014) qui n’était qu’une évo­ca­tion trop ambitieuse des états d’âme de son DJ de frère. A l’étranger, Vic­to­ria de Sebas­t­ian Schip­per (2015) et Les par­adis arti­fi­ciels de Mar­cos Pra­do (2012) n’ont fait qu’effleurer la ques­tion en tombant dans les écueils nar­rat­ifs et esthé­tiques du cock­tail drogue, tech­no, vio­lence qui a fini par plomber l’ambiance.

A l’inverse, dans After la vio­lence est gardée à l’écart. Si elle n’est ni physique ni men­tale, elle se dévoile sous son aspect poli­tique et social lors de la dernière séquence : plan où Saïd cir­cule sous la lumière pâle du matin pour aller gar­nir les rangs de la manif des gilet jaunes.

 

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Une oeuvre sans gras

Pour ce qui est de la forme, c’est une œuvre immer­sive, sim­ple et sans gras qui n’en fait jamais trop. De l’aveu de l’auteur, le film s’est con­stru­it autour de références ciné­matographiques qui ont pris le temps d’être digérées et macérées. Et ça se voit. Le drame cir­cule de manière flu­ide car ces dernières patien­tent dis­crète­ment entre les plans. 

De la scène de rave de La ques­tion humaine (Nico­las Klotz, 2007) aux pho­togra­phies d’Antoine d’Agata en pas­sant par les gros plans sur fond d’acidcore de La vie nou­velle de Philippe Grandrieux (2002), toutes ces images cochent les cas­es des clins d’oeil dis­séminées par Antho­ny Lapia. 

Mais ce n’est pas tout. Féli­cie, dans sa cham­bre, dis­cute de poli­tique avec Saïd. Ils sont ren­trés de la soirée et pro­lon­gent le plaisir autour d’un verre de rouge. La dis­cus­sion est sobre et fébrile. Le jeune homme évoque en creux sa con­di­tion de chauf­feur VTC et sa volon­té de chang­er les choses par la vio­lence. Tou­jours parée de son body léopard, elle se détache sur un fond bleu. Plan sim­ple et basique à la Godard. Le débat s’étire et se restreint, la con­di­tion sociale des deux pro­tag­o­nistes opposant leurs points de vue. Elle et ses bouquins qui jalon­nent les planch­es de sa bib­lio­thèque, lui et ses his­toires de gilets jaunes. 

Comme le vis­age de Féli­cie sur le mur de son salon, cette scène se détache de l’univers fes­tif et rap­pelle aisé­ment cer­tains débats de cham­bre enten­dus chez Jean Eustache ou Philippe Gar­rel. Deux autres som­mités du pat­ri­moine ciné­matographique français. Ici encore, les références sont exigeantes. Mais elles ne sont jamais for­cées et fonc­tion­nent comme un contre-point sub­til aux péré­gri­na­tions fes­tives des teufeurs.

 

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Un film tactile

À l’autre bout du spec­tre formel, le grain de la caméra rap­pelle que l’image, quelle que soit la qual­ité de son for­mat, est d’abord là pour servir le réc­it. En 16 mm couleur ou en HDV (for­mat vidéo grand pub­lic) les images d’Anthony Lapia sont là pour éponger la sueur de la fête et se gref­fer au des­tin fiévreux des per­son­nages : comme cette jeune fille étour­die par la drogue qu’on retrou­ve aux ¾ du film. Alliées au son rugueux de la tech­no, les images s’articulent comme une ren­gaine obses­sion­nelle qui nour­rit le réc­it de décharges sen­si­tives. After est un film tac­tile à l’instar du grain de sa pho­to qui donne envie de la touch­er et de plonger à l’intérieur.   

C’est aus­si une œuvre pau­vre qui assume sa dimen­sion doc­u­men­taire. Le bud­get est de 60 000 euros et les petites mains de l’under­ground parisien ont grande­ment par­ticipé à sa con­cep­tion — Max­im­i­lien Pega­sus ancien DA de la Péri­pate pour le lieu et la fig­u­ra­tion, et Panz­er, le boss du label Inter­vi­sion, pour la musique. Un film pure­ment techno.

 

Harold Rive-Decaillot

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