Skip to main content
Clip "Lumière bleue", Chien noir© Capture d'écran/ Youtube
16 septembre 2024

Clips & female gaze, quand elles (re)prennent la caméra

par Radidja Cieslak

Si les clips musicaux ont souvent conditionné les femmes à des rôles stéréotypés, des réalisatrices prennent le contrepied de cette vision sexuée et souvent sexiste et proposent des créations féministes et novatrices. On est allés directement leur tendre le micro. 

« Je me souviens d’un artiste qui ne voulait pas montrer une femme âgée dans son clip », témoigne Katia Saul, photographe et réalisatrice. « De mon côté, je tenais à choisir une figurante avec des cheveux gris, qui soit badass », se souvient-elle. Mais l’artiste pour qui elle travaille refuse catégoriquement. Montrer des corps éloignés des canons esthétiques traditionnels semble lui poser problème. « Pour moi, la beauté se niche partout, rétorque la réalisatrice. Dans les détails, dans les sensations que l’on peut véhiculer… » et pas forcément dans une plastique parfaite, telle que l’on a pu en voir dans de nombreux clips musicaux.

Comme Katia, des réalisatrices œuvrent aujourd’hui à faire évoluer les représentations des femmes dans les clips. Au sein de leurs projets, elles font voler en éclats les imaginaires sexistes, pour proposer une nouvelle conception des clips musicaux.

Clips "Balance ton quoi", Angèle © Capture d'écran/ Youtube

Clip « Balance ton quoi », Angèle © Capture d’écran/ Youtube

Briser les représentations

« Une fois, on m’a proposé de réaliser un clip pour un rappeur. L’idée était qu’il soit entouré de figurantes pour faire office de faire-valoir, dans le cliché, sans réel rôle féminin. J’ai refusé cette mission » se remémore Anastasia Polak, réalisatrice, photographe et productrice. « Depuis petite, je suis écœurée par ces représentations », donc pas question de les reproduire dans le milieu professionnel. Justement, la réalisatrice a récemment conçu le clip de l’artiste Sheng, pour son titre « FCK School« , où il est question d’amours lesbiens. Cette fois, dans ce projet aux plans travaillés, les femmes occupent le premier rôle.

 

« Tout ce que je voyais, dans la pub, le cinéma, me renvoyait une image négative de moi-même. Je ne voulais pas contribuer à ces conneries. »

 

Si les femmes font évoluer les représentations, c’est aussi parce qu’il y a un peu d’elles dans ces clips. C’est là qu’intervient ce fameux female gaze, théorisé par la critique de cinéma américaine Laura Mulvey (regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin et s’ancre dans son vécu, par opposition au male gaze). Katia Saul a par exemple décidé de représenter une scène d’accouchement dans le morceau « These days » du duo La Mess. « En échangeant avec une autre membre de l’équipe, nous avons constaté que nous avions chacune vécu un avortement. » Cette expérience commune lui inspire cette idée : elle décide alors de mettre en scène une naissance, aussi métaphore de la production artistique. 

Tandis que certaines nourrissent leurs créations d’expériences de vie, d’autres créent de nouveaux imaginaires, pleins d’héroïnes ultramodernes. Comme Sasha Rainbow, réalisatrice de films et clips musicaux, nommée aux BAFTA. « J’étais en colère, en grandissant, de constater la manière dont les femmes étaient représentées dans la société. Tout ce que je voyais, dans la pub, le cinéma, me renvoyait une image négative de moi-même, confie-t-elle. Je ne voulais pas contribuer à ces conneries. »

Il y a sept ans justement, elle réalise un clip pour le morceau « Alpha Female » du groupe Wild Beasts. « Je voulais représenter des femmes ayant du pouvoir », se souvient la réalisatrice, qui décide de s’inspirer d’un style cinématographique qui lui est cher : le documentaire. Ce format lui permet de déployer dans un clip d’à peine 4 minutes une fresque sociale. La scène se passe en Inde et met en scène Atita Verghese, première skateuse professionnelle du pays. En montrant une sportive exceller dans un domaine masculin, Sasha illustre parfaitement le track et les artistes adorent l’idée. Derrière son objectif, les femmes deviennent carrément inspirantes.

 

Clips audacieux, parfois dangereux

Porter des idées qui sortent des sentiers battus n’est pas toujours sans risques. Certaines en ont fait les frais, comme la rappeuse Héro écho qui sortait il y a 3 ans le clip « Amazone ». On y voyait des femmes vêtues en guerrières, masquées, dansant sur un titre rythmé rendant hommage à la sororité. « Au départ, c’était un clip fait avec des potes, je n’ai pas anticipé la portée qu’il a eu », se souvient-elle. À peine sortie, la vidéo déchaîne la fachosphère. Des militants d’extrême droite attaquent violemment la rappeuse sur les réseaux sociaux. En quelques semaines, la vidéo est visionnée des milliers de fois.

« Nous avons été attaquées par des groupes de néonazis » raconte-t-elle. « On nous insultait sur notre physique notamment, disant que nous étions grosses, moches et velues ». Le harcèlement s’intensifie, allant jusqu’à des menaces de mort. « Je pense que ce qui a dû révolter les hommes, c’est que nous n’étions pas objectivables. Il y avait des femmes dénudées, nous dansions, mais en fonction de ce qui était sexy à nos yeux ». 

C’est peut-être là qu’opère le female gaze. « Il y a déjà une façon de filmer avec la caméra à l’épaule qui permet un regard plus subjectif », précise-t-elle. On remarque aussi des corps filmés dans leur entièreté, en action, et non pas de façon morcelée — avec de gros plans sur les parties sexualisées- comme c’est souvent le cas. D’un coup, les Amazones du clip inversent la tendance, surplombent leur public, nous toisent, agissent comme des guerrières et dansent frénétiquement. C’était tellement inhabituel que des hommes, par dizaines, ont crié au scandale sur les réseaux sociaux.

 

« Comme il y a très peu de femmes, c’est difficile de s’y projeter ou de s’identifier à qui que ce soit. » 

La réal, monde d’hommes ?

Faire des clips, ce n’est décidément pas de tout repos. En plus des contrecoups possibles, il y a également l’enjeu d’intégrer un entresoi masculin. « J’avais le syndrome de l’imposteur en commençant la réalisation », se remémore Katia. « Comme il y a très peu de femmes, c’est difficile de s’y projeter ou de s’identifier à qui que ce soit. » 

Même son de cloche pour Anastasia. Jeune productrice, elle se souvient d’une mauvaise expérience vécue à ses débuts. « Je travaillais sur un clip avec un chef opérateur qui ne s’adressait pas à moi -alors que j’étais la réal- mais à mon collègue masculin, confie-t-elle. Il rejetait sans cesse mes propositions artistiques. Après cette mauvaise expérience, j’ai arrêté de réaliser pendant presque un an ». En échangeant avec ses amies réalisatrices, elle entends des récits similaires. « Une amie m’a raconté que le client est venue la voir en demandant ou était le réal… alors que c’était elle », confie-t-elle.

 

« C’est un milieu sexiste. Il faut vraiment ramener de la sororité. »

 

Pour pallier ce problème, Anastasia décide de créer un festival –Les Lionnes- afin de mettre en lumières ces métiers -dont réalisatrice de clip- trop peu déclinés au féminin. L’objectif : « Créer du lien », mais aussi « mettre en lumière les talents et promouvoir ces professions » encore trop peu féminines. « C’est un milieu sexiste, conclue-t-elle. Il faut vraiment ramener de la sororité. »

À lire aussi sur Tsugi : COLORS débarque à Paris, deux soirs à la Seine Musicale

https://journals.openedition.org/ges/3823

Visited 318 times, 2 visit(s) today