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© Xavier Pouleau
7 janvier 2025

De l’autre côté du Mur de Berlin : la techno vue de l’Est

par Tsugi

Après quarante ans de communisme, la chute du Mur fut vécue de manière plus intense par les Berlinois de l’Est, qui découvrirent quasiment en même temps la techno, les raves et la liberté. Une combinaison décisive dans la carrière musicale de quelques figures futures de la scène électronique allemande.

Par Gérome Darmendrail

 

Article issu du Tsugi Mag n°176 : ‘Berlin, grandeur et décadence d’une capitale techno’, dispo partout 🗞️

 

Nés du mauvais côté du Mur. Pendant longtemps, les jeunes gens ayant vu le jour à Berlin-Est eurent souvent ce sentiment, bien conscients que leur quotidien manquait de tout ce que leurs cousins de l’Ouest avaient : liberté, nourriture, technologie, fêtes et musique. Mais le 9 novembre 1989, au moment où le mur de Berlin tomba, ce furent peut-être ceux de l’Ouest qui pensèrent brièvement être nés du mauvais côté.

Un sentiment que le DJ allemand WestBam avait résumé en 2017 à Vice, expliquant que la chute du Mur, qu’il décrivait comme « la plus grande fête à laquelle il ait jamais participé », combinée avec l’explosion de la techno, avait été vécue de manière beaucoup plus intense par les Allemands de l’Est. « La techno signifiait beaucoup plus pour eux que pour nous. Les gens croyaient que de nouvelles choses allaient arriver, et cette musique qui ne sonnait pas comme les morceaux d’avant, c’était le son du futur. Pour eux, c’était le son de la libération. » 

 

La folie des gamins de l’Est

Cette découverte conjointe de la techno, des raves et de la liberté fut décisive dans le parcours de plusieurs futurs DJ et artistes nés en République démocratique allemande. Parmi les plus connus : Paul van Dyk, Dixon, Matthias Tanzmann, Paul Kalkbrenner, Patrice Bäumel, Marcel Dettmann et une bonne partie des DJ résidents du Berghain, ou encore les deux membres de Modeselektor, qui ont souvent évoqué cette époque dans leurs interviews, vécue en même temps que leur adolescence.

 

Une période de chaos, de liberté totale, de confusion et d’euphorie, pendant laquelle la police et le gouvernement avaient d’autres chats à fouetter que de s’occuper de gamins qui découvraient leur ville sous un autre jour et investissaient chaque bunker, immeuble ou usine abandonnés pour pouvoir enfin écouter la musique qu’ils voulaient sans contrainte. Comme le note Felix Denk, auteur du livre « Der Klang der Familie : Berlin, la techno et la chute du Mur », ouvrage de référence sur la période : « L’histoire de la techno en Allemagne aurait été complètement différente sans ces gamins de l’Est. Ils ont amené de la folie et de l’énergie. Et puis l’essentiel des raves se passait de leur côté. » 

Jusque-là, en RDA, on manquait pourtant considérablement de folie et d’énergie. Une vie corsetée par un État omnipotent, placée sous la surveillance de la Stasi, la police politique, sans discothèques, sans presse libre, sans drogues ou sans fruits frais. Un quotidien qui sentait « le moteur à deux temps, le charbon et les choux », pour reprendre les mots du musicien anglais Mark Reeder, qui a eu l’occasion d’y organiser un concert illégal du groupe Die Toten Hosen en 1983.

 

Un pays où les punks allaient à l’église, les temples protestants faisant office de refuge pour se réunir, seuls lieux où la Stasi n’entrait pas. La musique était comme tout le reste : en accès limité et sous contrôle de l’État et du Parti socialiste unifié. VEB Deutsche Schallplatten, maison de disques monopolistique, chapeautait plusieurs labels : Eterna, dédié au classique, Nova, à la musique contemporaine, Aurora, aux chants ouvriers, et Amiga, à la musique populaire, au rock et au jazz.

À charge de ce dernier d’être le rempart socialiste contre la décadence musicale occidentale et de proposer à la jeunesse est-allemande une alternative à la pop anglo-saxonne, en accord avec la ligne du parti. En l’occurrence de pâles imitations de ce qu’il se faisait à l’Ouest, bien que quelques groupes se distinguèrent, tels Puhdys, Muck, City ou Silly.

Signe que l’étau étatique se desserrait, le gouvernement d’Erich Honecker essayant de ménager une jeunesse de plus en plus critique à son égard, Amiga finira par distribuer à partir des années 1980 quelques albums venus de l’Ouest, Pink Floyd, les Rolling Stones ou Michael Jackson se frayant un chemin dans les magasins d’État. Des disques pas toujours conformes aux originaux, cependant, mélangeant parfois des morceaux issus de différents albums, avec au dos des pochettes de longs textes explicatifs justifiant la pertinence du disque dans une société socialiste.

 

La décadence occidentale

Pour bon nombre de jeunes Allemands de l’Est, la consommation de disques ne se limitait de toute façon pas aux canaux officiels. Il n’était pas rare qu’ils passent dans les valises de parents ou amis autorisés à se rendre de l’autre côté du Mur. Ainsi Paul van Dyk, future star de la trance, racontera avoir mis la main sur l’album Organisation d’Orchestral Manoeuvres In The Dark, une influence déterminante pour lui, grâce à sa grand-mère.

 

Une astuce utilisée par d’autres. Qui soupçonnerait une mamie de faire rentrer de la musique décadente ? L’assouplissement gouvernemental des années 1980 se ressentira également au niveau des concerts. Tangerine Dream, groupe ouest-allemand, qui avait l’avantage de jouer une musique sans paroles, donc apolitique, se produisit en 1980 au Palais de la République, concert qui donnera naissance à une petite scène électronique est-allemande, incarnée par des artistes comme Pond, Servi, Reinhard Lakomy – le Jean-Michel Jarre de l’Est  – ou Karat, qui connaîtra même un gros succès en RFA avec « Der blaue Planet« .

Des artistes devant composer avec du matériel bas de gamme, mais dont les productions eurent eu une influence sur quelques futurs artistes techno, Marcel Dettmann notamment. Rien de comparable cependant avec l’impact des concerts de la fin de la décennie, premiers coups de pioche dans le Mur. Le 6 juin 1987, un live géant organisé côté Ouest avec David Bowie, Genesis et Eurythmics fit vaciller l’Est, en braquant dans sa direction de puissants haut-parleurs.

Quelques centaines de jeunes venus tendre l’oreille de l’autre côté du Mur finirent par affronter la police. Des émeutes sans précédent en RDA, qui donnèrent d’abord lieu à 187 arrestations et firent finalement fléchir le pouvoir, qui accepta par la suite d’organiser des concerts avec des groupes anglo-saxons. Barclay James Harvest en juillet 1987, puis Bob Dylan, James Brown, les Wailers, Bryan Adams, Depeche Mode et enfin Bruce Springsteen, réunissant 300 000 personnes à l’hippodrome Weißensee en juillet 1988, dernier grand raout avant celui du 9 novembre 1989.

 

La radio, fenêtre sur l’Ouest

Quand le Mur tomba, les cousins de l’Ouest purent réaliser qu’en dépit de toutes ces restrictions, les « Ossis » (surnom donné aux Allemands de l’Est) n’étaient pas nécessairement largués d’un point de vue musical. Pas autant en tout cas que ne devaient l’être des jeunes coincés aux confins du bloc communiste. La principale raison tenait à un média qui ignore les murs : la radio. Pas les officielles, bien sûr, encore qu’on pouvait y entendre des musiques de pays amis, type jazz polonais ou salsa cubaine, qui auront une grosse influence sur des artistes comme Jazzanova, mais toutes celles qui émettaient depuis Berlin-Ouest, interdites, mais trop facilement écoutables pour ne pas l’être.

 

L’occasion d’avoir accès à toute la pop music occidentale, mais aussi à la techno naissante. Monika Dietl, DJ sur la radio SFB, fut ainsi déterminante pour la future scène électronique berlinoise encore tapie à l’Est. Quatre soirs par semaine, durant cinq heures, elle y passait tous les nouveaux sons excitants du moment.

« On a découvert énormément de choses grâce à Monika, nous avait raconté il y a quelques années Gernot Bronsert de Modeselektor. Elle jouait de la house, du hip-hop, de l’EBM, de la techno, de l’ambient… C’était génial. On enregistrait les émissions sur cassette. C’était la seule façon d’écouter de nouvelles musiques en RDA, où, lorsque les disques sortaient, c’était toujours avec des années de retard. On a dû avoir The Dark Side Of The Moon dix ans après tout le monde ! »

Une passion qui se vivait souvent en solo, dans l’intimité de sa chambre, comme l’avait expliqué Fiedel, devenu DJ résident au Berghain, lors d’une Red Bull Music Academy en 2015 : « Ces radios de l’Ouest, c’était une fenêtre dans notre système verrouillé. J’enregistrais souvent les émissions de Monika, car j’adorais la musique électronique et le hip-hop, mais c’était quelque chose que je vivais de façon plutôt solitaire. Quand le Mur est tombé, je suis allé acheter des disques chez Hard Wax, je suis allé dans des soirées, et je me suis alors rendu compte que d’autres jeunes étaient intéressés par les mêmes musiques. »

 

Paul van Dyk, qui vivait à 600 mètres du club UFO, mais était séparé de lui par le Mur, connut le même genre d’épiphanie le jour où il put mettre les pieds dans ce club, comme il l’a confié à Insomniac. « À Berlin-Est, j’avais toujours l’impression d’être un peu bizarre. Je ne faisais partie d’aucune organisation de jeunesse, j’écoutais une musique que les gens de mon école ne connaissaient même pas. Quand je suis arrivé à l’UFO, j’ai vu des gens qui étaient comme moi, qui écoutaient la même musique, qui avaient le même état d’esprit. Je me suis senti avec les miens. » Le début de la réunification.

 

Article issu du Tsugi Mag n°176 : ‘Berlin, grandeur et décadence d’une capitale techno’, dispo partout 🗞️

 

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