Electric Beat Crew : le rap au temps de la RDA

Dif­fi­cile d’imaginer un lien entre la RDA et le hip-hop. Et pour­tant… En 1989, le duo Elec­tric Beat Crew a sor­ti l’unique disque de rap jamais pro­duit de l’autre côté du mur de Berlin. Le sym­bole d’une sous-culture très en vogue chez les jeunes Alle­mands de l’Est et qui, con­traire­ment à d’autres gen­res musi­caux, n’était pas for­cé­ment mal vue par le régime.

Arti­cle issu du Tsu­gi 156 : 100 per­son­nal­ités qui font bouger la musique 

S’il y a une chose que le mur de Berlin ne pou­vait pas arrêter, c’était bien les ondes. Ce n’était un secret pour per­son­ne, même pas pour le régime : en République démoc­ra­tique alle­mande (RDA), tout le monde pou­vait capter la radio et la télé du voisin de l’Ouest. Tout le monde, ou presque. Entre 1949 et 1990, pen­dant les qua­tre décen­nies qu’a duré la par­ti­tion inter­alle­mande, la région de Dres­de et celle de Rügen étaient toutes deux surnom­mées la Tal der Ahnungslosen, soit la val­lée des igno­rants ; un surnom peu flat­teur né du fait qu’il s’agissait des deux seuls endroits du pays où les pro­grammes audio­vi­suels impéri­al­istes ne pas­saient pas. Mais au sein d’une nation où la survie a tou­jours rimé avec la débrouille, cela n’a pas empêché les habi­tants de suiv­re – avec un peu de retard, certes – les ten­dances à la mode dans les autres dis­tricts est-allemands. À com­mencer par le hip-hop.

 

La folie Beat Street

Dès le début des années 1980, le genre venu des États-Unis est en effet importé à la radio et à la télévi­sion et pas seule­ment en rai­son de la présence de GIs en RFA. Toutes les nou­veautés sus­ci­tent générale­ment de la curiosité et le hip-hop n’échappe pas à la règle. C’est ain­si que de l’autre côté du mur, les jeunes Alle­mands de l’Est font con­nais­sance avec les qua­tre piliers du mou­ve­ment : le rap, le dee­jay­ing, la danse et le graf­fi­ti. Mais con­tre toute attente, cette cul­ture venue de la patrie des impéri­al­istes ne va pas se heurter à la cen­sure. Et pour cause. Selon les gross­es huiles du Par­ti social­iste unifié d’Allemagne (SED), elle représente un peu­ple opprimé : les Afro‑Américains.

Dès lors, quoi de plus nor­mal que de laiss­er la jeunesse s’en imprégn­er si cela peut ren­forcer son sen­ti­ment anti-atlantiste ? Le meilleur exem­ple de cette logique inter­vient en 1985 avec la dif­fu­sion du film Beat Street, un an après sa sor­tie aux USA. Réal­isé par Stan Lath­an, il dépeint des scènes de la vie quo­ti­di­enne de jeunes du Bronx et a la par­tic­u­lar­ité d’avoir été pro­duit par le chanteur star et “King Of Calyp­so” Har­ry Bela­fonte, lequel s’était déjà ren­du en vis­ite offi­cielle en RDA à plusieurs repris­es. Aucune rai­son de s’en méfi­er donc.

Avant Beat Street, on entendait de temps en temps du hip-hop à la radio en RDA, con­firme le jour­nal­iste Lutz Schramm, qui ani­mait plusieurs émis­sions sur les ondes de la sta­tion DT64, des­tinée à la jeunesse. Mais avec ce film, le phénomène a pris une autre dimen­sion, car les jeunes en ont eu un aperçu visuel, ce qui leur a per­mis de l’étudier en pro­fondeur.” Preuve de son suc­cès, cer­tains ados pou­vaient retourn­er le voir jusqu’à une trentaine de fois rien que pour analyser un mou­ve­ment choré­graphié par les b‑boys, avant de le répéter à l’infini devant leur miroir. D’autres se con­cen­traient sur les tenues ves­ti­men­taires pour se fab­ri­quer ensuite un sweat-shirt Puma ou une paire de bas­kets Adi­das à l’aide de pochoirs et ain­si s’offrir un petit morceau de l’Ouest avec les moyens du bord.

Les fanas de son, eux, n’hésitaient pas à réserv­er une rangée entière de sièges au bal­con, à côté desquels étaient générale­ment placés les haut-parleurs, afin de pou­voir enreg­istr­er la bande-son du film sur un mag­né­to­phone intro­duit en cachette. Et le mes­sage poli­tique tant van­té par les autorités ? Totale­ment sec­ondaire, selon Lutz Schramm : Les gens écoutaient du hip-hop parce qu’ils aimaient la musique, davan­tage que le mes­sage cri­tique adressé à la société par les Afro-Américains.”

 

Goethe vs Shakespeare

Dans les faubourgs de Berlin, au coeur d’un petit vil­lage du Bran­de­bourg nom­mé Schulzen­dorf, Olaf Kretschmann et Mar­co Birkn­er sont deux ados immé­di­ate­ment hap­pés par la cul­ture hip-hop. La scène rock bien établie, ça n’a jamais vrai­ment été notre truc”, avouait le sec­ond en 2016 au quo­ti­di­en Der Tagesspiegel, à l’occasion d’une inter­view qui reste à ce jour la dernière trace con­nue du duo. La musique de RDA, […] c’était une espèce de pop-rock avec des textes pom­peux. On trou­vait ça hor­ri­ble parce que ça n’avait rien à voir avec notre façon de vivre.” À en croire Mar­co, “en RDA, c’était typ­ique de se con­stru­ire son pro­pre monde”.

Le leur aura pour mod­èles Afri­ka Bam­baataa, Grand­mas­ter Flash, New­cleus ou encore Kid Frost, qu’Olaf sam­ple allè­gre­ment sur l’une des pistes de l’enregistreur à deux canaux de ses par­ents. “On n’avait pas l’intention de les vol­er, rejoue l’intéressé, on trou­vait juste le son trop cool !” La sec­onde piste est quant à elle des­tinée à rap­per des textes joyeux, élaborés dans un anglais rudi­men­taire. “Je chan­tais sans me souci­er de la pronon­ci­a­tion ou de la gram­maire, con­fie Olaf. Pour moi, la langue son­nait bien et c’était tout ce qui comp­tait.” Le voici à la fois rappeur et beat­mak­er. Mar­co, lui, s’occupera des mélodies et des arrange­ments. Ne reste plus qu’à se trou­ver un nom qui claque et, évidem­ment, qui sonne améri­cain. Ce sera Elec­tric Beat Crew.

Comme tous les autres fans de hip-hop, Olaf, alias Mas­ter K, et Mar­co, alias Manip­u­la­tor And Cre­ator (M.A.C.), font par­tie des fidèles audi­teurs de DT64 qui, grâce à la règle dite du “60–40”, avait l’autorisation (après pas­sage devant une com­mis­sion ad hoc, évidem­ment) de pass­er 40 % de morceaux d’artistes non issus des pays mem­bres du Pacte de Varso­vie. Une règle que Lutz Schramm ne se privera pas d’appliquer à la let­tre, tant dans son émis­sion Parock­tikum, plutôt cen­trée autour des groupes indie punk rock, que Vibra­tio­nen, dans laque­lle le reg­gae, le rap et la musique africaine ont la part belle une fois par mois. “Même si je tra­vail­lais pour la radio publique, je ne pou­vais pas libre­ment voy­ager à l’Ouest, explique l’animateur. Mais on se débrouil­lait tou­jours pour importer illé­gale­ment ce qui se jouait de l’autre côté du mur grâce à des con­tacts et après avoir échangé des marks de l’Est con­tre ceux de l’Ouest au marché noir.”

Après s’être inspirés d’autres artistes, nom­breux sont ceux qui veu­lent pro­duire leur pro­pre came. Le prob­lème, c’est qu’en RDA, ne sont con­sid­érés comme pro­fes­sion­nels unique­ment les musi­ciens qui ont étudié au con­ser­va­toire. Les autres sont relégués au rang d’amateurs et doivent pass­er devant un jury, tant pour enreg­istr­er que pour se pro­duire légale­ment sur scène. Le pre­mier gig d’Electric Beat Crew aura ain­si lieu devant treize per­son­nes dans un mini-club berli­nois au print­emps 1988, non sans que la prési­dente de la com­mis­sion ne leur ait entretemps forte­ment con­seil­lé de laiss­er tomber l’anglais, une langue com­plète­ment taboue, au prof­it de l’allemand. La sug­ges­tion restera let­tre morte.

Alors qu’ailleurs en RDA, des rappeurs ama­teurs s’affrontent à l’occasion de bat­tles, sou­vent clan­des­tines, sur fond de langue de Goethe, Elec­tric Beat Crew tire son épin­gle du jeu à tra­vers l’utilisation de celle de Shake­speare. Mais pas que. “Ils ont effec­tive­ment été les pre­miers à faire du hip-hop à pro­pre­ment par­ler, c’est-à-dire avec les beats adéquats, du scratch et des paroles en anglais. Dans les années 1980, c’était du jamais vu”, témoigne Lutz Schramm. L’homme garde un sou­venir bien pré­cis de sa pre­mière ren­con­tre avec le groupe.

On se débrouil­lait pour importer illé­gale­ment ce qui se jouait de l’autre côté du mur grâce à des con­tacts, et après avoir échangé nos marks con­tre ceux de l’Ouest au marché noir.” Lutz Schramm (Radio DT64)

Un an avant leur pre­mier con­cert, Olaf lui envoie une maque­tte accom­pa­g­née d’une let­tre dacty­lo­graphiée, dans laque­lle il lui demande com­ment faire pour pro­fes­sion­nalis­er son pro­jet. Réponse : impos­si­ble. Mais Lutz décide quand même de jouer la démo à l’antenne et d’inviter le jeune homme dans Vibra­tio­nen. “Quand on écoute leurs morceaux, on voit bien que ce sont des textes “gen­tils”, c’est d’ailleurs sûre­ment pour ça qu’ils ont obtenu leur licence. Mais ils m’ont fait une bonne impres­sion mal­gré tout, on voy­ait bien qu’ils con­nais­saient leur sujet et avaient de bonnes idées. Et puis il faut une sacrée dose de con­fi­ance en soi pour envoy­er sa maque­tte à la radio ! C’est ça qui a fait la dif­férence avec d’autres artistes selon moi.”

 

10 000 galettes et puis s’en va

Quelques mois avant la chute du Mur, la con­sécra­tion tombe. Pen­dant un pas­sage télé remar­qué dans l’émission Klik, leur adresse est affichée à l’écran et les deux garçons devi­en­nent des stars qui reçoivent soudaine­ment des cen­taines de let­tres de fans à leur domi­cile. “Quelques-unes étaient adressées au groupe Elek­tron­ik Bio Cool, se marre Olaf. On nous demandait des auto­graphes, cer­tains n’avaient pas com­pris qu’on venait de l’Est, d’autres nous demandaient où ils pou­vaient acheter notre musique.”

La réponse ne va pas tarder à tomber : face à ce phénomène, le label numéro 1 d’Allemagne de l’Est, Ami­ga, offre à Elec­tric Beat Crew 850 marks pour un EP de qua­tre titres. “Le prob­lème, c’est qu’on n’en avait que deux en stock, se sou­vient Olaf. Et Ami­ga ne nous a mis ni stu­dio ni argent à dis­po­si­tion pour enreg­istr­er les deux autres. Donc on a fait ça chez Mar­co.” À la guerre comme à la guerre, le clav­iériste vide son armoire et la tapisse de cou­ver­tures pour per­me­t­tre au rappeur d’enregistrer dans les meilleures con­di­tions possibles.

Tiré à 10 000 exem­plaires, l’EP s’arrache comme des petits pains et reste à ce jour le seul disque de rap jamais pro­duit en RDA, qui plus est en anglais ! Mais en par­al­lèle, l’Histoire suit son cours et le Mur finit par tomber dans la nuit du 9 au 10 novem­bre 1989. Pour les hip-hop heads de l’Est, c’est la fin d’une époque. “Elec­tric Beat Crew était un exu­toire dans ce désert cul­turel pour la jeunesse qu’était la RDA. Mais après 1990, les pri­or­ités ont changé et nous nous sommes pro­gres­sive­ment retirés de la vie publique. Les citoyens avaient tout sim­ple­ment d’autres prob­lèmes à gér­er”, con­clut Mar­co, qui tra­vaille aujourd’hui comme ingénieur du son dans un stu­dio d’enregistrement berli­nois, tan­dis qu’Olaf gère une agence de pub. L’aventure Elec­tric Beat Crew s’est quant à elle défini­tive­ment achevée juste avant la réu­ni­fi­ca­tion, à tra­vers un album de douze morceaux pour lequel Ami­ga a déboursé 20 000 marks de l’Est. “Et cette fois-ci, Olaf n’a pas rap­pé dans le plac­ard, mais dans la salle de bains !”

 

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