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© Bongani Ngcobo
28 décembre 2022

L’appel de Berlin : ces françaises expatriées dans la capitale allemande

par François Brulé

Si les DJs Wallis, Stella Zekri et Léa Occhi incarnent la scène électronique française de demain, c’est depuis Berlin, où elles se sont installées. Un phénomène loin d’être nouveau quand on connaît les parcours de Kittin et Jennifer Cardini. Portraits croisés de nos DJs expatriées pour mieux cerner cette attraction germanique.

Article issu du Tsugi 152 : Être artiste en 2022 

« Berlin a cette aura mythique depuis toujours ! » Elle n’y vit plus depuis 2006, mais Kittin garde une forte impression de la ville dans laquelle elle est restée cinq ans. Durant cette période, l’artiste française, qui tournait sous l’alias Miss Kittin, a développé un lien fort avec la capitale allemande. « Berlin reste importante pour une raison spirituelle ! Cette ville donne beaucoup mais si vous ne lui rendez rien en retour, vous en payerez le prix, estime-t-elle. Il faut avoir un projet pour y vivre ! Aujourd’hui, je continue de lui rendre ce qu’elle m’a apporté. »

 

Du hip-hop à la house

Une subtilité saisie par Stella Zekri. En 2015, après avoir quitté le groupe dans lequel elle chantait, la jeune Parisienne nourrit des envies d’ailleurs. « Grâce aux origines allemandes de ma mère, je maîtrisais un peu la langue. J’ai logiquement choisi Berlin même si certains potes se moquaient de moi : ‘Mais pourquoi Berlin si t’aimes pas la techno ?’ « , confie Stella. À l’époque, le hip-hop, la soul, le jazz et le funk la font davantage vibrer, mais la réputation d’une ville qui vit au rythme des BPM de la techno allemande ne l’effraie pas. « Avant d’y déménager, jamais je ne me serais vue écouter de la musique électronique, se souvient-elle. Quand je suis arrivée, je me suis rendue dans les jam sessions, pas dans les clubs. » Et pourtant… Au cours d’une de ces jam, elle rencontre un certain Moritz alias DJ Quentin. « Un quadragénaire fan absolu de hip-hop à la collection de disques incroyable. Grâce à lui, j’ai commencé innocemment à en acheter. » À l’époque, elle traîne souvent au Aller Eck, un ancien bar punk accueillant des soirées hip-hop les jeudis soir.

Un jour, le DJ ne se pointe pas. Stella, voisine et habituée du lieu, le remplace au pied levé. « Le mec me montre comment ça fonctionne et pendant quatre heures, je joue tous mes disques et passe toutes les faces. Je ne mixe pas du tout mais je kiffe trop« , se remémore celle qui, sans le savoir, vient de découvrir son futur métier. Dès lors, Stella s’ouvre à d’autres genres musicaux. « Tout en continuant de jouer au Aller Eck, je sors de l’obsession hiphop. Je découvre le disco et commence à jouer dans des lieux plus dansants et à sortir en club« , se souvient la jeune femme, qui prend une claque lors d’une Cocktail d’Amore. Une fête mensuelle dans laquelle elle retourne régulièrement pour écouter du disco mais pas que… « À la fin, il y a toujours un twist avec des trucs hard house ou new beat. Je découvre de nouvelles choses. »

En parallèle, elle commence un nouveau job chez le disquaire Latitude. Entre 2017 et 2018, Stella apprend beaucoup auprès de Julien, gérant de ce shop de disques berlinois. « Il est brillant et très pédagogue. Aujourd’hui, je me rends compte que rares sont les bons DJs qui n’écoutent qu’un seul style. L’essentiel est de savoir s’adapter, d’être capable d’essayer autre chose pour que la foule te suive », explique-t-elle. La jeune DJ mène une vie intense entre son travail et les soirées queer qu’elle organise. En face du Griessmühle, sur Ziegrastrasse, se situe un complexe DIY avec plusieurs clubs illégaux. Avec ses ami.e.s, iels créent cet espace queer dans lequel elle mixe tous les week-ends. Jusqu’au jour où Stella se retrouve enfin bookée à la Cocktail d’Amore. Depuis, les gigs plus « officiels » se sont enchaînés malgré un petit ralentissement du processus lié à la pandémie de Covid-19.

Après le disquaire, parallèlement au deejaying, Stella est devenue directrice d’un centre de tests. « À Paris, je n’aurais jamais pu vivre de la même manière qu’à Berlin. Vivre d’un boulot alimentaire à Paris, ça veut dire que tu bosses six à sept jours par semaine. Ça aurait été un gros frein. La vie berlinoise me permet de travailler deux à trois jours et de consacrer le reste de la semaine à ce que j’aime. Pendant le Covid, les magasins étant fermés, j’achetais sur Discogs. Même sur le site, c’est assez fou de voir le nombre de gens qui vendent des disques depuis Berlin. Tu n’es pas obligée de te le faire envoyer. Il y a une grande communauté autour du vinyle ici. En général, j’achète tous mes disques d’occasion. Je traîne souvent à Audio-In et Libertine Records. Plus la boutique est grande et en bordel, plus ça me plaît ! »

 

From socio to techno

Si elle était restée à Paris, Stella ne serait sûrement pas DJ. Et en 2022, en plus de la sortie de son magnifique EP Détendstoi, elle enchaîne les gigs et commence à tourner hors Europe avec des premières dates aux États-Unis. « J’ai un agent depuis un an. Ça m’aide et me protège. Ce taf me rend heureuse », réalise-t-elle, épanouie. Elle n’est pas seule dans ce cas de figure. Même si elle joue une techno plus énervée, sa compatriote Wallis est également devenue DJ et productrice après avoir déménagé à Berlin en 2015. Si elle appréciait déjà la ville pour sa vibe techno, Wallis n’avait aucunement l’ambition d’y démarrer une carrière de DJ ou de productrice. À la base, elle vient pour son master de sociologie. « Je vivais à Paris et j’en avais marre de cette ville normalisée. Il y règne une grosse pression sociale. C’est moins créatif et libéré que ce que j’ai pu trouver ici. À chaque fois que je venais à Berlin pour clubber avec mes potes, je rencontrais des gens super inspirants », se souvient la productrice techno.

En déménageant, la jeune femme ne connaît personne à part ses clubs favoris : le Berghain, le Tresor, le Griessmuehle ou encore ://about blank. Rapidement, le temps qu’elle y passe empiète sur celui qu’elle consacre à l’université. Lassée par ses cours et fascinée par la techno, elle se réoriente et démarre en 2017 la dBs, une école de musique récemment renommée Catalyst (Institute For Creative Arts And Technology). « Pendant trois ans, j’y ai passé tout mon temps. J’y étais tous les jours de 10 h à 22 h », explique-t-elle. Totalement axée sur la production, la formation de la Catalyst la transforme progressivement. Tandis qu’elle poste sur Youtube, Soundcloud et Instagram des extraits de ses premières sessions studio, Wallis continue ses sorties nocturnes. Son oreille s’affine et tend vers une techno indus qui lui correspond plus.

« Paris est moins créatif et libéré que ce que j’ai pu trouver ici. » Wallis

En club, elle sort sobre pour écouter les performances de ses artistes préférés et parfois échanger avec eux. « Beaucoup de DJs habitent ici. Quand ils jouent, ils ne repartent pas tout de suite après leurs gigs. Tu peux parfois forcer le destin. Je l’ai fait quand j’ai commencé. J’allais voir Rebekah ou Perc pour parler, prendre leurs adresses e-mails et, le lendemain, leur envoyer de la musique », se souvient-elle. Les contenus postés sur ses réseaux sociaux portent leurs fruits. Accompagnée de son synthétiseur modulaire, de son octatrack et de ses pédales d’effets, Wallis commence à être bookée pour des live sets autour de Berlin. Au même titre que Stella, elle jongle avec plusieurs activités au départ. « Je travaillais dans un café tout en étant encore étudiante alors que les gigs s’additionnaient », se souvient l’artiste qui se fait « couper l’herbe sous le pied » au moment du Covid. Pendant la pandémie, elle finit ses études et sort diplômée de la Catalyst.

 

Expérience club

Des raisons similaires ont poussé Léa Occhi à s’installer dans la capitale allemande en 2019. Deux ans plus tôt, cette jeune étudiante de mode lançait son collectif Spectrum à Paris avec l’envie « de recréer l’esprit des soirées queer berlinoises » à la Station-Gare des Mines. « C’est un peu cliché mais, en 2014, lors d’un week-end à Berlin et de ma première fois au Berghain, je me suis rendu compte que je voulais vraiment m’investir dans ce milieu », explique la DJ. Dans ses soirées, elle invite ses artistes préférées, elle joue et commence logiquement à se faire connaître sur la scène parisienne. « D’autres collectifs m’ont fait jouer, comme Subtyl, Flash Cocotte, Possession ou encore Concrete », liste Léa qui mixe dans ces lieux où elle se rendait pour faire la fête lorsqu’elle était encore étudiante.

« En France, la techno mentale que j’affectionne est moins bien comprise. » Léa Occhi

Tout semble fonctionner, pourtant elle ne se sent pas bien dans sa ville. « Paris devenait très stressante. Je faisais des crises d’angoisse. C’était étrange, confie-t-elle. J’ai déménagé à ce moment-là. Partir pour recommencer à zéro, c’était risqué mais je ne me reconnaissais plus. » En 2019, au plus grand dam de ses potes de Spectrum, Léa débarque à Berlin sans aucun contact avec la scène locale. « Je suis totalement sortie de ma zone de confort. » Rapidement, la jeune DJ rencontre Justine Perry. Cette autre DJ française aide Léa à se créer un « petit réseau« . Elle joue au Tresor, à ://about blank ou encore au Griessmühle. « L’année suivante, je suis entrée dans la même agence que Justine et c’est devenu sérieux avec des dates à l’international. » Jusqu’à l’apparition du Covid. Malgré cette parenthèse pour le monde du clubbing, Léa reste à Berlin car elle sait que c’est le bon choix.

« En France, la techno mentale que j’affectionne est moins bien comprise. Ici, j’ai rencontré les bonnes personnes. Freddy K, Rødhåd, Setaoc Mass, tous mes artistes préférés habitent Berlin. » Même observation quant au clubbing. « Les clubs, leurs grands jardins, les lieux de fête sont tellement différents de Paris. Les gens que tu rencontres, la musique, la sécurité, les fumoirs, etc. À Berlin, ça se vit comme une expérience où tu peux rester des heures. Tu es plus libre. Il n’y a aucun jugement. En tant que femme, tu peux te balader nue, personne ne te fait chier. Aucune violence. Simplement du respect. » Des valeurs qu’elle n’a pas toujours retrouvées partout. « Au début, en France, j’entendais souvent dire que j’étais bookée parce que j’étais jolie, se souvient-elle tristement. Même s’il y a eu de l’évolution durant ces dernières années, ce n’est pas encore au niveau de Berlin. Ici, je ne me suis jamais sentie jugée en tant que femme. »

 

Basée à Leipzig, la DJ allemande Marie Montexier – aux origines françaises – jette un regard avisé sur l’ensemble de la scène et nuance la situation : « Berlin peut être très progressiste mais il y a encore des efforts à fournir. En termes d’accessibilité, l’enseignement du mix reste majoritairement masculin et réservé à une certaine classe sociale. Il faut avoir les moyens de se payer le matériel nécessaire. J’aimerais que ça soit davantage ouvert. » Que ses collègues françaises soient à l’aise dans leurs carrières a pour elle une réelle logique. « La scène a atteint une certaine maturité en Allemagne. Le consommateur de musiques électroniques est plus ouvert. Les DJs s’installent en Allemagne, spécifiquement à Berlin, car la culture électronique y est davantage soutenue. Beaucoup de jeunes actifs défendent cette culture, plus riche que dans n’importe quelle autre ville. » Selon elle, si tant d’artistes déménagent à Berlin, c’est en partie parce que la ville les reconnaît en tant que tel.le.s ! En leur donnant la possibilité de cumuler plusieurs jobs sans crouler sous la charge de travail, en leur offrant un environnement propice aux rencontres et des lieux dédiés à l’art, Berlin permet simplement à ses artistes d’exister et de s’exprimer. Une question de bon sens.

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