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© Beatrice Lawale / Benedetto Photos
5 février 2024

Fred again.., producteur timide devenu star des Grammys

par Tsugi

Devenu incontournable en solo comme en featuring, le producteur anglais Fred again.. est plus que jamais le prince électronique du moment. Un titre consacré par la dernière cérémonie des Grammy Awards, où il vient remporté le prix du ‘best dance/electronic album’ pour son disque Actual Life 3 + celui du meilleur enregistrement dance/électronique avec le morceau ‘Rumble‘ (avec Skrillex et Flowdan). Portrait d’un ancien timide sorti de l’ombre pour aller caresser le soleil.

Par Julien Duez, avec Andrea Chazy 

 

Pour parodier un ancien célèbre commentateur sportif français, on serait tenté de dire qu’aujourd’hui, il n’y a rien qui ressemble plus à une Boiler Room qu’une autre Boiler Room. Imaginez un DJ blasé enchaîner ses transitions avec une gorgée d’alcool et un coup d’œil sur son smartphone, tandis qu’autour de lui, une nuée de poseurs guettent l’objectif pour s’afficher dans le bon angle de la caméra et montrer qu’ils étaient là.

Le résultat est souvent le même : un set d’une heure qui se veut légendaire parce que labellisé BR, mais au final, bien vite oublié. Et surtout, qui s’écoute sans avoir besoin de regarder les images, tant celles-ci n’apportent aucune plus-value au résultat définitif. Mais ça, c’était jusqu’au 29 juillet 2022, lorsque la chaîne publie la grande première de Fred again.., enregistrée à Londres.

« The wait is over« , nous promet-on. Très vite, on comprend pourquoi ce set ne sera pas comme les autres. Pendant très exactement 71 minutes et 44 secondes, Fred, t-shirt blanc et gilet sans manches sur les épaules, offre une master class de performance live, mixant une vingtaine de morceaux garage house avec trois contrôleurs et un pad, pour le plus grand bonheur d’une foule en délire qui, si l’on faisait une pause un instant, constituerait un inépuisable panel de memes.

Un exemple? Rendez-vous à la 23e minute, en plein milieu du morceau ‘Leave Me Like This‘, de Skrillex et Bobby Raps. On sent que ce type au t-shirt jaune et à la banane en bandoulière se dandine un peu trop près des platines. Et bingo, son coude finit par couper le track sans crier gare. Réaction du DJ ? Une salve de coups d’index sur le bouton cue pendant que son bras libre enlace avec bienveillance l’imprudent qui venait de se liquéfier sur place. De quoi faire tourner la séquence en boucle sur les Internets, en soulignant le sourire caractéristique de Fred again.., dont les interactions permanentes et sincères avec son public le rendent immédiatement sympathique.

Un an plus tard, la vidéo a passé sans forcer la barre des 22 millions de vues et à une heure où le temps moyen de concentration devant un contenu en ligne se limite à quelques minutes, on peut le dire, c’est une performance. Une performance venue rappeler qu’en matière de musique électronique, Fred again.. est incontestablement l’homme du moment. Reste à savoir combien de temps celui-ci durera encore.


L’avis de Brian

De son propre aveu au Guardian, la chance de celui que l’état civil connaît sous le nom de Frederick John Philip Gibson vient du fait que dans sa jeunesse, il n’était « bon à rien d’autre » que la musique, ce qui lui a permis de se « concentrer sur l’essentiel ». À savoir : composer. Qui plus est, avec un certain nombre de moyens que tout le monde ne peut se targuer de posséder.

Né en 1993 à Londres, Fred grandit dans le quartier de Balham, un coin réputé pour héberger l’établissement The Bedford, plusieurs fois élu pub de l’année en Angleterre, et qui compte parmi ses résidents les plus célèbres la chanteuse Adele, qui y a été à l’école, et le couple Vivienne Westwood-Malcolm Mclaren qui y a vécu, comme l’écrivain DBC Pierre ou la comédienne Gracie Fields.

À Balham, le multiculturalisme côtoie un certain niveau de bourgeoisie et c’est précisément dans cet environnement que grandit Fred, dont la première expérience de concert s’est produite à 9 ans, lorsque son père, en costard et attaché-case, l’a emmené voir Macy Gray au milieu d’un public de rastas. Ses parents descendent d’une longue lignée appartenant à la noblesse britannique et, même si l’intéressé ne s’exprime jamais à ce propos, on pourrait imaginer que cela explique son inscription dans le très select Marlborough College, une école privée située en pleine campagne, à deux heures à l’ouest de Londres, et où il figure en bonne place au registre des alumnis.

 


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Mais voilà, contrairement à ses petits camarades, le gamin de Balham ne se voit pas faire sa vie dans la finance, l’industrie, l’armée ou la politique. Son truc, le seul où il pense être bon, c’est la musique. Quoi de plus logique en même temps, quand ses parents lui offrent dès son plus jeune âge une formation classique lors de laquelle il apprend les percussions et le piano, tout en développant un fort instinct créatif qui, dès l’âge de 8 ans, le pousse à enregistrer des mélodies sur le magnétophone de sa tante.

« À l’époque, elle faisait des podcasts et des émissions de radio, raconte l’artiste au micro de Radio Nova. Je jouais du piano et elle m’enregistrait en train de présenter chacun de mes morceaux. Aujourd’hui j’en ris, mais pendant longtemps, j’en avais honte, car elle m’interviewait et on entendait ma petite voix… C’est certainement la première chose que j’ai enregistrée. »

Fred again..

© Beatrice Lawale / Benedetto Photos

Et son premier coup de cœur musical ? Même si l’album Speakerboxxx/The Love Below d’OutKast figure en bonne place dans son panthéon personnel, c’est une référence plus classique – quoi que? – qui lui vient spontanément en tête : Claude Debussy. « J’ai grandi avec la musique classique et le style très rond, baroque, de Mozart. C’était sublime mais pas ce que j’aimais le plus. Chez Debussy, j’ai trouvé quelque chose de plus jazzy, plus libre, racontait-il, toujours sur Nova. Très vite, on m’a dit que j’avais le droit d’improviser et ça m’a fait halluciner, je n’imaginais pas que c’était possible. »

Alors oui, Fred again.. est ce que l’on appelle un garçon bien né et bien éduqué mais dans la musique, cela ne fait pas toujours tout. Démonstration lorsqu’il a 16 ans : on est en 2009 et un ami de la famille lui propose d’assister aux répétitions hebdomadaires de la chorale lancée par son voisin, un certain… Brian Eno. Pour se rendre utile, l’ado s’occupe de faire du thé et de ranger les partitions, non sans demander quelques conseils à celui qu’il considérera plus tard comme son ‘mentor’.

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« En regardant travailler Fred again.., j’ai appris tellement de choses sur la musique contemporaine! » Brian Eno

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Brian Eno ne peut faire l’impasse sur le talent flagrant de son poulain et le traite en adulte, en lui confiant des esquisses sur lesquelles se faire la main. Deux ans plus tard, Fred entre dans sa majorité et Brian lui demande de coproduire les albums Someday World et High Life, enregistrés en duo avec Karl Hyde du duo Underworld. Pour boucler la boucle, les deux complices finissent par sortir un album commun en mai 2023 sur Text Records, le label de Four Tet, qui deviendra lui aussi un compagnon de route du jeune Londonien

 


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Baptisé Secret Life, le disque de 45 minutes est une preuve supplémentaire que le duo Eno-again.. travaille d’égal à égal et s’inspire mutuellement : « Je dois dire, et ce n’est pas de la fausse modestie, que Fred est également mon mentor, avoue ainsi le vétéran de l’ambient dans le podcast de Zane Low sur Apple Music. En le regardant travailler, j’ai appris tellement de choses sur la musique contemporaine ! »

« La première fois qu’on a collaboré, j’ai vu à quel point il était brillant, mais je ne comprenais pas grand-chose de ce qu’il faisait et ça m’a pris un certain temps pour comprendre que : ‘Oh mon Dieu, c’est vraiment une nouvelle façon de faire de la musique.’ On a donc une relation à double sens : je suis très flatté qu’il m’appelle son mentor, mais ça fonctionne aussi dans le sens inverse puisque j’écoute de la musique différemment depuis que j’ai vu Fred travailler. »

Le faire pour les autres

Malgré son appétence pour la composition et ce que laisse penser sa Boiler Room, Fred again.. est loin d’être un personnage exubérant. Son talent de producteur, il le met en effet tout d’abord au service d’autres artistes. Brian Eno donc, mais aussi George Ezra, Clean Bandit, Rita Ora, AJ Tracey, BTS, Shawn Mendes, Burna Boy… toujours avec un certain succès. On est alors en 2018 et le grand public ne le sait pas forcément, mais Fred est plus que jamais LE producteur qu’on s’arrache et son sacre aux BRIT Awards 2020 à seulement 26 ans (un record!) est là pour le prouver. De quoi aider à décoller cette étiquette de petit-bourgeois à laquelle on serait facilement tenté de l’associer.

Une statistique suffit à donner le tournis : un an plus tard, et après deux collaborations avec Ed Sheeran et Stormzy, il est à l’origine de 30% des singles qui ont fini numéro 1 dans les charts UK en 2019 et ce, dans tous les genres possibles et imaginables. « La question ‘quel style de musique tu écoutes ?’ est un concept tellement dépassé et je suis ravi que ce soit le cas, explique l’intéressé au Guardian. Toutes les personnes avec lesquelles je travaille ont grandi en écoutant de tout et en voyant les choses de la même manière. »

Néanmoins, c’est de son mentor que va venir l’électrochoc qui lui permettra de goûter lui aussi à la lumière: « Un truc qui m’a interpellé avec Fred, c’est d’où il tirait son matériel sonore. Il enregistre souvent sur son téléphone et dans des endroits bruyants, mais sans complètement nettoyer la bande après coup, analyse Brian Eno au micro de Zane Low. Donc chaque enregistrement vient avec un contexte, il est livré avec une histoire propre. Dans ce monde capitaliste tellement marqué par l’atomisation des goûts, je suis heureux de voir un nouveau mouvement qui dit : Non, à présent on va réutiliser les choses. On va les reprendre et leur trouver un nouveau sens.’ »

Ces choses, ce sont des notes vocales, enregistrées depuis la voix d’inconnus directement par Fred sur son smartphone, ou bien tirées de vidéos consultées alors qu’il scrolle sur les réseaux sociaux. Selon une anecdote racontée par le Guardian, Eno aurait pris conscience du potentiel d’un tel concept en réécoutant une démo envoyée par son poulain alors qu’il nettoyait sa cuisine. « Il était en mode : ‘Maintenant ça suffit Fred, il faut que tu te remettes à ce truc, ça ne peut pas rester seulement sur mon ordi!’ », se marre le compositeur qui le prendra cependant au pied de la lettre.

London Covid

En 2021, le monde sort péniblement de la pandémie de Covid-19 et Fred again.., réellement de l’anonymat, grâce à un journal intime sonore qui donnera naissance à une trilogie publiée en à peine deux ans : Actual Life. Le concept est simple: chaque morceau est baptisé du nom d’une personne, suivi, entre parenthèses, d’un gimmick présent à l’intérieur du track. Et parce que le succès est décidément fait pour lui coller à la peau, son single ‘Marea (We’ve Lost Dancing)‘, sur lequel apparaît The Blessed Madonna (Marea Stamper dans le civil), s’impose comme l’hymne international de la réouverture des clubs.

Mais les featurings ne se limitent pas forcément à des gros noms connus de tous. Par exemple, le morceau ‘Sabrina (I Am A Party)‘ est construit autour du poème ‘Explaining My Depression To My Mother’ de la slameuse canadienne Sabrina Benaim, tandis que ‘Carlos (Make It Thru)‘ fait intervenir un ouvrier du BTP rencontré à Atlanta.

« Je lui dois énormément. J’aime ce défi de trouver de nouvelles façons de le garder présent, comme cette fois où j’ai créé une mélodie à partir de sa respiration, rejoue-t-il dans les colonnes de Mixmag. Je me suis réveillé le lendemain avec la gueule de bois dans un hôtel d’Atlanta […], j’ai retrouvé l’enregistrement et je l’ai glissé dans Logic. J’ai commencé à jouer des accords avec lui et j’ai été immédiatement obsédé par cette glorification qu’il fait de moments en apparence banals. »

Et si c’était ça, la patte Fred again.. : faire de l’ordinaire quelque chose d’extraordinaire? On aurait aimé pouvoir lui poser cette question parmi tant d’autres mais, malgré de multiples relances, les sollicitations de Tsugi sont restées lettre morte. Peut-être, tout simplement, parce qu’à force de vivre avec son époque, l’artiste est devenu son propre média et n’a plus besoin des canaux traditionnels pour (faire) parler de lui ?

Il suffit de regarder ce reel publié sur son compte Instagram pour avoir un élément de réponse : on est en février 2023 et Fred distribue quelques serviettes-éponges dans une salle de Melbourne, lesquelles donnent accès à un showcase exclusif. Une fois la notification reçue sur leur smartphone, les groupies lâchent tout ce qu’elles sont en train de faire avant de se ruer vers l’endroit secret pour y récupérer leur précieux sésame, en premier lieu cette fille qui a carrément interrompu sa séance de tatouage pour approcher son idole.

Personnage à la fois bien rodé aux techniques du buzz contemporain et résolument lo-fi, Fred again.. affirme avoir dépassé le stade du sacro-saint studio d’enregistrement à l’ancienne, pour ne travailler qu’avec un Mac et un iPhone, outils indispensables de tout explorateur urbain moderne qui se respecte. Sa prétendue simplicité peut parfois agacer, son côté banal peut paraître exagéré mais les faits sont là : Fred again.. est un jeune homme qui ne laisse personne indifférent.

Les billets pour ses deux dates au Zénith de Paris, prévues les 20 et 21 septembre prochains, sont partis en 20 minutes. C’est moins de temps qu’il lui faut pour composer un morceau, mais c’est suffisant pour comprendre qu’on a vraisemblablement affaire à un type parti pour rester. Again and again.


Article issu du Tsugi 163

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