La vie rêvée de Kelly Lee Owens | INTERVIEW
Loin de tout plan de carrière tracé à l’avance, la Galloise Kelly Lee Owens enchaîne depuis la sortie de son premier album il y a sept ans les premières parties prestigieuses (Depeche Mode, Underworld), les performances remarquées (Glastonbury, Boiler Room), les collaborations (Daniel Avery, Charli XCX) et les projets personnels. À l’occasion de la sortie de son quatrième long format, Dreamstate, portrait d’une musicienne taillée pour sublimer le monde de demain.
Interview issue du Tsugi Mag 174. Par Maxime Delcourt
Cela fait maintenant près d’une heure que l’on discute. L’atmosphère est détendue, les sourires réguliers. Qu’importe si la Manche nous sépare, Zoom a définitivement résolu le problème de la distance, permettant à l’utilisateur d’analyser l’intimité des gens, de profiter de chaque discussion pour observer, déceler le moindre détail en arrière-plan.
Captivé par le propos de Kelly Lee Owens, on ne peut malgré tout s’empêcher de remarquer derrière elle une bibliothèque remplie à ras bord de beaux livres, dont un certain nombre semble se focaliser sur le territoire australien : Australia, Bumbooziana ou encore Sally Gabori. Simple hasard ou réelle obsession ?
La Galloise opte volontiers pour la seconde option : « C’est un pays qui me fascine. J’y ai pas mal traîné et je me suis réellement prise de passion pour l’art aborigène, que je trouve à la fois profond et spirituel. J’apprécie également le peintre John Olsen, avec qui j’ai eu la chance de dîner peu de temps avant qu’il ne décède (en avril 2023 ), mais je pense que la philosophie des autochtones est vraiment ce qui me touche le plus.
Pour expliquer la vie sur Terre, ils ont ce qu’ils appellent le “Dreamtime”. Le temps du rêve, c’est magnifique. » Kelly Lee Owens marque alors une pause, prend le temps de réfléchir, puis réalise : « C’est fou, je viens de percuter qu’il y avait là un lien avec mon album. »
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La science des rêves
L’étonnement paraît sincère, et témoigne d’une artiste en constante réflexion, comme en atteste également son carnet de notes posé à quelques centimètres de son ordinateur, au sein duquel les premières bribes de Dreamstate ont été répertoriées. « C’est une manière de me canaliser, de poser mes idées, mes pensées et mes sentiments avant de leur donner une forme musicale. » Kelly Lee Owens dit avoir besoin de procéder ainsi, y compris dans son quotidien, ne serait-ce que pour se reconnecter avec elle-même et se tenir à bonne distance des réseaux sociaux.
« En tant qu’artiste, il est facile de tomber dans des états proches de la folie, à retravailler sans cesse certains sons à la recherche d’une supposée perfection »
Rêveuse, mais pas trop – « la musique, c’est mon gagne-pain. Je me dois d’être méticuleuse, pour terminer un album ou gérer correctement une tournée » –, Kelly Lee Owens semble en tout cas évoluer selon un rythme parfaitement rodé. Deux ans après LP.8, quatre ans après le magnifique et essentiel Inner Song, voilà donc Dreamstate, un quatrième album confirmant la capacité de son autrice à composer de façon presque métronomique.
« En tant qu’artiste, il est facile de tomber dans des états proches de la folie, à retravailler sans cesse certains sons à la recherche d’une supposée perfection, admet-elle. La vérité, c’est que j’ai la chance de savoir quand conclure un projet. C’est assez mystérieux comme sensation, mais disons que j’ai besoin de ressentir une fluidité entre mes morceaux, comprendre qu’une énergie commune se dégage. »
Plus que jamais, Kelly Lee Owens s’ouvre également aux collaborations. À l’entendre, ce serait dû à ses concerts en première partie de Depeche Mode ou d’Underworld, voire à ses dates aux côtés de Caribou. Seule certitude, la productrice et compositrice évolue aujourd’hui dans les hautes sphères, et peut donc s’appuyer sur un solide carnet d’adresses.
Au casting de Dreamstate, on retrouve donc The Chemical Brothers, Bicep et George Daniel, l’ancien batteur de 1975. Trois noms prestigieux qui, pourtant, n’apparaissent pas au sein du tracklisting : « C’est juste que ce ne sont pas des featurings en tant que tels, se justifie-t-elle. Là, c’est plus fort encore, dans le sens où ils ont participé à l’écriture et à la production des morceaux sur lesquels ils apparaissent. C’est véritablement une création commune. »
Techno bienfaitrice
Sur sa lancée, Kelly Lee Owens confesse parfois regretter d’avoir trop longtemps avancé en solitaire, de ne pas avoir eu quelqu’un à ses côtés capable de lui dire non et de l’aider à se rapprocher au maximum de l’idée initiale. Pas grave. Après tout, chez elle, l’essentiel est de capter le moment. À l’image de ‘Trust and Desire‘, placé en conclusion de l’album, où la voix d’un enfant de 2 ans – « celui d’une amie » –, se distingue.
« On essayait de lui faire dire « mission accomplie », mais il n’y arrivait pas et le prononçait mal. Seulement, cette expression est dite avec tellement d’innocence et de naïveté que ça en devient beau. Pour moi, c’était une façon d’amener un peu de légèreté au sein d’un morceau davantage porté sur l’émotion. »
Cette émotion, justement, ne résulte-t-elle pas de pensées plus sombres, d’une humeur presque maussade ? « À l’instar de ‘Ballad (In The End)‘, c’est vrai que “Trust and Desire” explore une certaine forme de mélancolie, un sentiment que l’on a encore trop souvent tendance à considérer comme négatif. Or, non, personne n’est constamment heureux. Le vague à l’âme, c’est une sensation propre à l’être humain. »
Kelly Lee Owens a-t-elle toujours été une rêveuse ? A-t-elle toujours été en flirt avec le spleen, prête à accepter les états les plus moroses ? A-t-elle toujours eu le regard tourné vers le passé, à l’image de ce que laisse suggérer la cover de Dreamstate ? Après avoir quitté son job d’infirmière auxiliaire, la Galloise, 36 ans, dit en tout cas avoir eu la sensation de vivre un deuil.
Jusqu’alors, elle rentrait chez elle chaque soir en étant certaine d’avoir été utile, d’avoir joué un rôle dans la vie de parfaits inconnus, de pouvoir mesurer son impact, à la fois physique et émotionnel, sur des vies en souffrance. Derrière ses machines et son micro, il est nettement plus difficile pour elle de prendre conscience d’une éventuelle influence.
Il faut accepter de ne pas connaître les attentes du public, mettre son ego de côté et espérer que ce que l’on compose fera écho chez une personne qui en a besoin. « Durant la pandémie, rembobine-t-elle, comme pour se rassurer, des médecins m’ont envoyé un message pour me dire que ma musique les aidait à surmonter certains problèmes. Aussitôt, j’ai eu l’impression que la boucle était bouclée, qu’il y avait une continuité dans ce que j’entreprenais. »
«Unir les gens»
Kelly Lee Owens a, quoiqu’il arrive, toujours eu un pied dans le monde de la musique. Petite, au Pays de Galles, elle participe notamment à différents festivals de chant, intègre une chorale et apprend à se servir de sa voix comme d’un instrument. À l’adolescence, elle se définit comme une « indie lover », une outsider, une jeune fille bizarre qui trouve une porte de sortie à ses angoisses dans les tubes que la pop music a en réserve.
Puis, en 2007, à 19 ans à peine, elle s’installe à Manchester et découvre les groupes à guitares, expérimente ses premiers festivals, se prend de passion pour la moiteur des salles de concert et se propose même d’être bénévole sur les stands de merchandising. C’est aussi l’époque où elle s’achète son premier album : (What’s The Story) Morning Glory ? d’Oasis. Est-ce là un clin d’œil du destin ? Une intervention divine ? Kelly Lee Owens n’ose toujours pas se prononcer.
Toujours est-il que, deux ans plus tard, la jeune femme s’achète un ticket de bus, prend la direction de Londres et finit par bosser chez un disquaire situé Berwick Street, précisément dans cette rue à jamais immortalisée sur la pochette du deuxième album des frères Gallagher. « J’ai aussi bossé pendant quatre ans à Pure Groove, en face de fabric, où j’ai rencontré Ghost Culture, Gold Panda et Daniel Avery, qui a fini par me proposer de poser ma voix sur “Drone Logic”. » Depuis, Londres a beaucoup changé.
La ville n’est plus ce que Kelly Lee Owens considérait autrefois comme un « incubateur pour jeunes gens créatifs ». C’est une mégapole en pleine métamorphose, certes portée par une énergie captivante, mais sur le point de provoquer le départ de ses artistes et de toute une population issue de la classe ouvrière. C’est aussi une ville où de nombreux clubs luttent pour leur survie.
« Avec fabric, on a réussi à créer une petite communauté, remarque-t-elle, fière et pourtant craintive. Quand des lieux comme celui-ci sont mis en difficulté parce que des populations aisées s’installent dans les environs et se plaignent du bruit, c’est quand même mauvais signe. » Kelly Lee Owens cite alors en exemple une chanson de Nick Drake, sa préférée, « Place To Be », persuadée elle aussi que quiconque a besoin d’un endroit à habiter pleinement.
Dreamstate, à coup sûr, est l’un de ces espaces, bienfaiteurs, méditatifs, ne serait-ce que grâce à ses mélodies éthérées, cette voix angélique et cette ambition à peine masquée : « Unir les gens. » À cet instant, Kelly Lee Owens laisse apparaître un léger sourire aux coins des lèvres : celui d’une personne gênée d’avoir déclaré ouvertement ses intentions démesurées et qui essaie en quelque sorte de cacher son embarras.
« Ce que je veux dire, c’est que je ne pense pas que Dreamstate soit comme le magazine Vice a pu l’indiquer : “Un album pour les rêveurs de la classe ouvrière.” Bien sûr, je reste profondément connectée à mes origines, et je suis persuadée que l’on ne peut pas être autre chose que ce que l’on voit quotidiennement, mais mon album n’est pas fait pour diviser. »
En effet : Dreamstate, c’est une utopie créative, un prétexte pour se rassembler et faire la fête les yeux fermés, en toute sérénité, en quête d’une correspondance entre des états euphoriques et d’autres, plus vulnérables. On confesse alors à Kelly Lee Owens que cette dualité parcourt l’ensemble de sa discographie, elle éclate de rire. Cette fois, cette obsession ne lui avait pas échappé.
George Daniel, nouveau chouchou des clubs ?
« Peu de gens le savent, mais George est un passionné de dance music ». Kelly Lee Owens dit vrai : jusqu’à 2022, l’ex-membre de 1975, George Daniel, était surtout connu pour avoir les deux pieds bien ancrés dans l’indie-rock, de préférence tourné vers les stades. Depuis, le Britannique a mis sa batterie de côté, branché ses machines et peut-être réécouté les classiques de son adolescence : ceux d’Aphex Twin et de Squarepusher.
Il y a quoiqu’il arrive eu un déclic suffisamment fort pour l’inciter soudainement à produire pour d’autres, notamment A. G. Cook et Charli XCX, son épouse et sa principale collaboratrice. Avec elle, il expérimente, triture la pop, la soumet aux textures électroniques et, malgré tout, compose une flopée de singles fédérateurs – tous regroupés sur Crash et Brat. Inévitablement, George Daniel a récemment changé de dimension.
On le sollicite, on en fait un faiseur de tubes. Lui, à l’inverse, se voit plutôt partager sa vie entre des DJ-sets, la composition de morceaux en solitaire (« Screen Cleaner ») et la gestion quotidienne de son label, dh2, dédié aux musiques électroniques. Première signature ? Kelly Lee Owens, qui loue sans surprise les mérites de son nouveau patron et partenaire de jeu.
« Sur Dreamstate, il est arrivé lors de la dernière semaine de production et m’a aidée sur plusieurs points : les arrangements, les dernières retouches de “Sunshine”, l’écriture, etc. Il avait une vue d’ensemble et a vite compris comment donner une forme concise à mon album ». Seul problème : une telle première sortie condamne d’office la maison de disques londonienne au surpassement. En est-elle seulement capable ?
Par Maxime Delcourt
L’artiste est à retrouver en concert au Trabendo le 18 mars 2025 ! (Oui c’est loin, armez-vous de patience)
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