Les femmes DJ des années 1980 et 1990
Pourriez-vous citer une seule artiste de musique électronique ayant exercé dans les années 1980 ? Qui sont ces femmes, pour la plupart inconnues au bataillon, qui ont contribué à l’émergence de la house ? Nous avons tenté de les retrouver.
Par Charlotte Riccardi
Article issu du Tsugi Mag 170 : Rebeka Warrior et les pionnières
Depuis de courtes années, les historiens et les médias s’attellent (difficilement) à redonner aux artistes féminines la reconnaissance qui leur a été arrachée.
Dans l’histoire de la musique notamment, une poignée d’entre elles, oubliées du grand public contemporain, a participé à l’émergence de ce qu’on appelle désormais la musique électronique. S’il existe une mémoire, celle‐ci se réduit surtout aux premières compositrices telles que Daphne Oram, Delia Derbyshire, Laurie Spiegel, Bebe Barron ou encore Éliane Radigue, pour ne citer qu’elles.
Des musiciennes ayant exercé de l’après‐guerre aux années 1960, familières des consoles analogiques et des studios d’expérimentations sonores comme le BBC Radiophonic Workshop. Des pionnières certes, mais nous sommes encore très loin de la DJ aux platines telle que nous la connaissons aujourd’hui. Difficile de retracer des parcours peu — voire pas du tout — référencés dans la littérature et les médias. Selon notre confrère Jean‐Yves Leloup, « il y a très peu de sources autour de femmes DJ qui auraient émergé dans les années 1970 et 1980 ».
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En épluchant les ouvrages dédiés et en creusant dans les méandres du web, quelques noms féminins se frayent toutefois un chemin parmi une flopée de grands patronymes masculins. On retrouve notamment une certaine Bert Lockett qui, durant les années disco, a été l’une des rares femmes DJ à s’emparer des platines new‐yorkaises, dans les bars lesbiens (elle y était surnommée « The dyke on the mike ») comme le Bonnie & Clide’s ou, dès 1972, au Pea Nuts — qui seize ans plus tard (et sans Bert), deviendra le Better Days, club historique de la grosse pomme où se sont croisés François K, Frankie Knuckles et David Morales.
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« Krootchey et moi jouions à tour de rôle. Les gens dansaient, mais au final, j’étais une femme d’origine maghrébine et c’était fini pour moi. »
Djemila Khelfa
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À l’avant garde française, on pense évidemment à Djemila Khelfa, égérie et chroniqueuse pour Façade à l’époque, mais surtout première femme aux platines. En 1978, elle remua la mythique discothèque de la banlieue La Main Bleue, durant huit mois « d’éclate totale et intense », jusqu’à l’ouverture du Palace la même année.
« Avec Serge Kruger, nous avons été les premiers à sélectionner des passages de morceaux pour les mettre bout à bout et les faire se répéter. On a commencé à calculer à la seconde près les enchainements pour faire monter l’adrénaline raconte-t-elle avec nostalgie. On allait dans les points de vente de musique et on choisissait des 45 tours géants, on cherchait le get down, ce qui pouvait mettre le public en transe ».
Une carrière musicale rapidement avortée, lorsque Djemila affronte Philippe Krootchey lors d’une battle aux Bains-Douches de Paris : « On jouait chacun à tour de rôle. Les gens dansaient, mais au final, j’étais une femme d’origine maghrébine et c’était fini pour moi », raconte-t-elle. Il faudra encore quelques années, voire une bonne décennie, avant que d’autres femmes rayonnent sur la scène électronique française. Si certaine on pu contribuer d’une façon ou d’une autre à l’émergence du genre musical, il semblerait qu’elles aient désormais disparu des radars.
Aux États-Unis, toujours un BPM d’avance
Outre‐Atlantique, quelques avant‐gardistes n’ont pas attendu les années 1990 pour mettre la main aux platines. À Chicago, Celeste Alexander notamment, connue sous le nom de CelestetheDJ, commence sa carrière en 1982 sous le mentorat de grands noms tels que Steve Hurley, Rick Lenoir, Frankie Knuckles ou encore Ron Hardy. Loin d’être aussi célèbre que ses homologues masculins, elle est pourtant la seule femme à avoir joué au Music Box, discothèque réputée pour avoir été l’un des clubs ou s’est épanouie la house.
Cette pionnière à fait partie du tout premier groupe de DJ exclusivement féminin les Fantastic Four (bien qu’elles aient été 5) — en réponse aux fameux Hot Mix 5. « Avec Angela Hurley, Kenya Lenoir, Khrissie Henderson (connue sous le nom de Khris « First Lady » Hutchinson ndr) et Berlando Drake, nous avons fait salle comble de la fin de 1983 à 1986, au moins dis ans avant le célèbre groupe SuperJane », relate-t-elle. Selon Celeste s’il faut retenir une artiste chicagoane qui a ouvert la voie aux autres femmes DJ, c’est bien Lori Branch, qui se fait connaître en 1981.
Promue par le DJ et producteur Louie Gomez, Lori est une artiste influente de la scène house à Chicago. Aux côtés d’Eric Bradshaw, Craig Loftis (alias Grand High Priest) et Steven Moore, elle complète le collectif Vertigo, à l’origine d’une dizaine de soirées qui ont remué la ville de 1980 à 1984. Malgré tout, la décennie reste pauvre en femmes DJ : « Dans les années 1980, en plus de moi-même, il y avait effectivement Celeste, mais aussi Vonzell Agosto, Psycho-Bitch et Teri Bristol. Un peu plus tard son apparues Sundance ou encore Khris Hutchinson alias First Lady », compte-t-elle.
À mille lieues d’imaginer que la musique house puisse devenir puisse devenir un genre et une culture à part entière, les jeunes Américains férus d’électroniques — dont la majorité n’avait pas plus de 21 ans à l’époque selon Celeste — pratiquaient le deejaying seulement comme un passe-temps. Nous sommes encore loin de la figure romantique du DJ dont le quotidien est rythmé par les avions et les gigs aux quatre coins du monde : « Il n’y avait pas de réseaux sociaux dans les années 1980, pas de téléphones portables, pas de connexion au monde comme aujourd’hui. Tout ce que nous connaissions, c’était les uns les autres, ici à Chicago » se remémore Celeste.
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Une jeunesse effervescente dont Lori se souvient aussi : « Il y a tellement d’histoires amusantes sur les débuts de la house. Nous avons pris beaucoup de risques lorsque nous étions adolescents, comme faire la fête dans des bâtiments condamnés ou mentir à nos parents pour sortir dans des clubs comme le Warehouse grâce à de fausses cartes d’identité. Nous faisions tout pour faire partie de cette énergie. »
À quelque 500 km de Chicago, une certaine Susan Morabito se rend pour la première fois dans une discothèque gay de Cleveland et tombe sous le charme d’une musique jamais entendue auparavant. « J’ai arpenté la boîte pour trouver d’où elle venait et j’ai vu un homme dans une cabine avec deux platines, une table de mixage et une pile de disques derrière lui. Je l’ai regardé pendant des heures, émerveillée. Il avait un impact profond sur la piste de danse, se souvient Susan. J’ai su ce que je voulais être quand je serai grande. »
Lorsqu’elle se familiarise avec les nuits new‐ yorkaises en 1984, elle découvre la célèbre pionnière Sharon White, rare disc‐jockey féminine de la scène disco des années 1970 et dont la carrière perdure aujourd’hui aux États‐Unis. Première femme à jouer à The Saint, club réservé aux hommes, elle fut tête d’affiche d’une multitude de soirées à travers les États‐Unis, y compris au mythique Paradise Garage new‐yorkais.
Les femmes ont-elles droit aux platines?
Pas évident de se faire un nom dans un secteur majoritairement investi par les hommes. Selon Jean-Yves Leloup, « la raison pour laquelle une jeune fille ne commence pas un métier réside d’abord dans un manque de modèle qui puisse lui permettre de s’imaginer développer une carrière ». Il fallait donc que certaines s’y collent et lancent la machine.
« Je n’aurais jamais pensé pouvoir percer si une autre femme n’avait pas ouvert la voie », explique Susan Morabito en référence à Sharon White. Et l’activité même de DJ, de par les compétences techniques qu’elle requiert, a pu être considérée à tort comme appartenant de fait aux hommes. « J’ai voulu apprendre à mixer parce que Steve Hurley m’avait qu’aucune femme ne le faisait. Il y avait un mythe selon lequel elles n’avaient pas la coordination nécessaire », raconte Celeste Alexander.
De son côté, Lori Branch assure que la misogynie venait moins des DJ eux‐mêmes que des hommes du public, étonnés de voir une femme derrière les platines. Celeste se souvient avoir été huée dès le début de sa toute première prestation. « Ils n’avaient jamais vu une fille jouer auparavant. Le public était très partial et habitué aux DJ masculins. Ils ont vu une femme et ne m’ont tout simplement pas donné ma chance », développe‐t‐elle.
Ainsi, pour jouer sereinement, Celeste décide de se planquer derrière une casquette de baseball et un sweat‐shirt ample : « Être une femme dans cette industrie a toujours été difficile. Dans les années 1980, l’égalité entre les hommes et les femmes était un sujet très controversé aux États-Unis », ajoute‐t‐elle.
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En somme, il s’agissait de faire barrage, faire valoir son droit à la scène, se montrer légitime de pouvoir entretenir ce rapport si particulier avec le public. C’est auprès de ses mentors, mais surtout de la communauté LGBTQIA+ de Chicago, que Celeste finira par trouver un soutien. Après son coming out en 1980, Susan Morabito se reconnaît, elle, davantage dans les bars « où les hommes dansent jusqu’au lever du soleil » que dans ceux dédiés aux femmes.
Là encore, il s’agissait de faire ses preuves et ne pas se démonter « Il y avait une pénurie de femmes parce que nous n’étions pas les bienvenues dans les clubs pour les hommes. Mais à force de les fréquenter, j’ai été acceptée et intégrée par beaucoup d’hommes. Je respectais leur espace et les étiquette, je comprenais leur musique. J’ai fini par faire partie de cette scène », raconte-t-elle. Malgré tout, Susan assure ne pas avoir été particulièrement soutenue publiquement. « Peu ont cherché à plaider en notre faveur dans les années 1980 » ajoute-t-elle.
À Chicago, on retiendra peut-être le DJ et promoteur influent Wayne Williams, qui organisa notamment la première battle de DJ femmes en 1982, jouant un rôle essentiel dans la visibilisation des femmes aux platines. En France aussi, le monde de la nuit était loin d’être exempt de son lot de discriminations : « Évidemment que c’était un monde misogyne ! Au Palace il y avait que des mecs aux platines pendant les 80s. La nuit appartenait aux hommes ; hétéros et gays. Selon eux, les femmes n’avaient pas le “get down” et ne pouvaient pas entrer en transe », déplore Djemila.
La déferlante des années 1990
Au crépuscule des années 1990, la house et la techno envahissent les clubs comme un raz-de-marée. Une génération éminente de DJ s’impose en maîtres de cérémonie, avec un rayonnement à l’international. Au croisement entre les deux décennies, de plus en plus de femmes osent enfin s’emparer des platines – notamment la Néerlandaise Miss Djax, Kelli Hand ou Stacey « Hotwaxx » Hale à Detroit, l’Italo-Canadienne Misstress Barbara, les Anglaises Kemistry & Storm et Kath McDermott, l’Autrichienne Electric Indigo. Il y en a encore peu, certes, mais certaines sont bien parvenues à traverser les décennies sans tomber aux oubliettes.
En France toutefois, on tarde à se mettre à la page all inclusive – les fameuses Miss Kittin et Jennifer Cardini ne débarqueront qu’à la seconde moitié des années 1990. Impossible encore de se référer à une femme… à part, peut-être, Roussia, Barbara Power, Laura Palmer ou encore l’icône underground parisienne Sextoy et la « Reine du hardcore » Liza ‘n’ Eliaz, toutes deux mortes prématurément. « C’est aux Pays-Bas que j’ai découvert les filles aux platines, elles étaient en avance sur la France, se souvient Roussia. Il y avait Miss Djax et 100 % Isis à Amsterdam et Miss Monica à Rotterdam. » Des modèles donnant à Roussia l’envie de s’y mettre à son tour.
Mais à Paris, pour danser sur de la house, il fallait se rendre dans les clubs gay, au Palace, au Privilège ou au Boy. Là, des DJ masculins, il y en avait, plein. Des femmes beaucoup moins. Néanmoins Roussia, qui débute en 1992, assure n’avoir jamais été sujette à la moindre animosité : « À Paris, c’était un microcosme, nous étions un crew. Quand j’ai commencé à mixer, tout le monde me proposait de jouer à ses soirées ! On était peu nombreux, c’était facile et hyper familial. Peace and love version électro ! » La communauté house française de l’époque, qu’elle décrit comme « un mouvement de liberté fantastique, de renouveau et d’éclate » semblait toutefois entretenir une certaine disparité de genre.
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« Les autres filles DJ et moi, on était des ambianceuses. On ne produisait pas, donc la presse ne s’intéressait pas à nous. Nous n’étions pas bankables pour les médias »
Roussia
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Car là où les hommes DJ avaient davantage l’opportunité de produire des albums (et donc d’être l’objet d’une couverture médiatique), le nombre de productrices s’avère moins considérable. « Les autres filles DJ et moi, on était des ambianceuses. On ne produisait pas, donc la presse ne s’intéressait pas à nous. Nous n’étions pas bankables pour les médias », explique-t-elle. Quelques années de folies plus tard, Roussia décide qu’il est temps d’arrêter. Elle s’installe à la campagne et se reconvertit dans l’édition. « Je crois que j’en ai trop bouffé, aujourd’hui je n’écoute même plus de musique ! J’ai changé de vie, je suis devenue maman. Et un bébé a besoin de sa maman », ajoute-t-elle.
Comment allier maternité et quotidien nocturne du deejaying ? Dans le Chicago des premières heures house comme à Paris dans les années 1990, de nombreuses femmes DJ se sont posé la question. Nous sommes encore loin des grossesses surmédiatisées de certaines de nos DJ contemporaines. Lori et Celeste – qui, lorsqu’elle attendait son premier enfant, a perdu les eaux en quittant la scène – ont toutes deux pu compter sur
le soutien de leurs familles, notamment de leurs mères.
« J’ai attendu pour avoir des enfants et j’ai toujours ressenti un dilemme quand je partais pour jouer ou lorsque j’étais en tournée hors de Chicago », explique Lori. « La plupart de celles qui ont continué n’ont pas eu d’enfants, note Jean-Yves Leloup. Il y a un réel enjeu à ce niveau-là pour les femmes artistes. Une vie sur la route peut être incompatible avec le fait d’être enceinte et d’être mère. »
Mais il n’est plus rare, désormais, de voir les femmes faire vibrer le dancefloor. Les jeunes filles ont dorénavant de vrais modèles, des exemples divers et variés au sein de tous les genres musicaux de figures féminines qui ont réussi, qui vivent de leur métier et jouissent d’une certaine notoriété. « Je suis heureuse de voir des femmes briller dans le domaine, car lorsque j’y suis entrée il y a 43 ans, il n’y en avait que deux », rapporte Celeste Alexander. Heureusement, cela a changé.
Par Charlotte Riccardi