Afrofuturisme : Ibaaku-Joseph, nouveaux porte-étendards
Opposés mais complémentaires, Ibaaku et Anthony Joseph ne se connaissent pas. Pourtant, ils se font, les porte-étendards d’un genre encore (injustement) méconnu. À grands coups de compositions technos, ou d’envolées lyriques, ces artistes nous font (re)découvrir l’Afrofuturisme.
Par Justine Kouassi
Comment définir l’Afrofuturisme. Comment expliquer ce qui a poussé des dizaines d’artistes de genres et de milieux différents -pour la plupart inconnus les uns des autres- à créer séparément, un imaginaire noir auquel tous pourraient s’identifier. À créer des univers utopiques, où magie ancestrale, et technologie de pointe fusionnent, pour libérer leurs peuples de la pression du racisme. Ou, au contraire, des fables dans lesquelles toute la souffrance d’une communauté, existerait en réalité pour servir un but plus grand. Afrofuturisme Afrofuturisme
Depuis ses premières apparitions dans les années 50, cet imaginaire n’a eu de cesse de se réinventer, et de réinventer à son tour, une histoire de la communauté afro-américaine. l’Afrofuturisme serait né dans les notes du pianiste Sun Ra, Herman Blount de son vrai nom, envoyé des étoiles pour sauver les afro-américains.
Précurseur du free jazz, il fait de la musique un vaisseau, qui transcende les genres, les générations et les pays, s’exportant même à l’extérieur des frontières très fermées d’Amérique. Si son nom ne parle pas à tout le monde, dans sa navette, l’ont suivi de grandes figures de la musique, comme Alice Coltrane, Ornette Coleman, ou encore Fela Kuti, pour ne citer qu’eux. Afrofuturisme
Pourtant, ce n’est qu’en 1994 que le terme ‘Afrofuturisme’ apparaît, il y a exactement trente ans. Le mouvement se consolide alors. En trois décennies, les revendications et les problèmes liés à la condition des afro-américains évoluent, et avec eux, le mouvement. Au jazz, se mêlèrent entre autre, le funk de George Clinton, les mélanges RnBiesques et pops de Janelle Monaé. Le producteur Flying Lotus a su y ajouter le hip hop, et le duo Drexcyia, l’électro. Finalement, autant de noms que de genres et d’artistes. Et autant de façons de définir et redéfinir l’Afrofuturisme.
Nous avons décidé de faire le portrait de deux artistes, qui continuent de faire vivre le mouvement. Pour ça, nous sommes allés au Sénégal pour rencontrer le producteur et musicien Ibaaku. Et en Angleterre pour une petite discussion avec le poète et parolier Anthony Joseph.
Ibaaku, un phénomène venu d’une autre planète
Déjà à ses débuts, Ibaaku impressionnait. En 2016, la sortie de son album Alien Cartoon, avait mis l’artiste sénégalais sur le devant de la scène. Et pour cause, il présentait, un univers hors du commun. C’était la fusion d’une esthétique sénégalaise traditionnelle, et d’un style futuriste, un poil robotique.
Cet album était alors composé sur mesure pour le défilé de Selly Raby Kane, connue pour avoir habillé de nombreuses icônes féminines, parmi lesquelles Rokhaya Diallo, Tiwa Savage, et Beyoncé. La fusion de leurs deux arts avait donné naissance, dans la gare centrale de Dakar, à un village africain, envahi par des aliens.
Pour l’occasion, le co-concepteur et compositeur de l’album s’invente une seconde origine : il est le fils d’une femme sénégalaise et d’un alien : c’est le début d’une longue et singulière histoire de métissage entre les imaginaires. Le phénomène Ibaaku est né. Pourtant quelques années plus tôt, rien ne prédestinait la carrière du jeune artiste, alors DJ et compositeur, à prendre un tel tournant.
Né à Dakar en 1982, Stephen Ibaaku Basene de son vrai nom, est abreuvé de musique au berceau. Il grandit à Thiès, entre les albums de Jazz de son père et les chansons gospels de sa mère. Dès l’âge de 14 ans, il chante, joue du piano, et apprends même à mixer. Après une tentative de carrière en production audiovisuelle, il revient naturellement vers la musique. « Je me rends compte que ça ne m’a jamais quitté » confie-t-il en se remémorant ses débuts. Très vite, il se met à composer pour d’autres artistes, des publicités, et des films.
L’artiste se fait alors appeler Staz le diminutif d’ExStaz, et est majoritairement influencé par le Hip Hop. La sortie d’Alien Cartoon en 2016 change la donne. « Stephen est mort » désormais, il ne répond plus qu’au nom d’Ibaaku, son deuxième prénom.
Son nom casamançais. Car après la sortie de 2 projets en 2021, (Neo Dakar en 2 volumes, ainsi que le projet Waï Faï Spirit), Ibaaku décide de retourner à ses origines. Plus précisément, à celles de son père. Il se rend alors en Casamance, région du sud du Sénégal, et s’imprègne de l’art local sous toutes ses formes. Alien Cartoon a éveillé quelque chose en lui. Dès sa sortie, il passe 8 ans à aller et venir entre la Casamance et Dakar.
Photographies, films dessins, enregistrements… Tous les moyens sont bons pour capturer l’essence de la culture Diola (ou Joola). Tous ces efforts portent leurs fruits en février 2024. L’album Joola Jazz est né. Et son nom est on ne peut mieux trouvé. C’est vrai, la musique de Casamance, est emplie de rythmes et de cuivres, se rapprochant du jazz qui a bercé son enfance.
Les chants rituels se perdent dans les percussions, se battent avec les instruments à vent, et reviennent toujours plus fort. On distingue peu les paroles, pourtant on saisie bien l’esprit de l’album. Même le titre des morceaux, entre français, casamançais, et termes techniques en tous genres, nous accompagnent à la découverte de ce mix hors du commun.
Avec cet album Ibaaku a réussi son pari. Celui de mettre en avant des musiques souvent considérées obsolètes par les jeunes sénégalais. Joola Jazz est une preuve de la richesse et du potentiel du patrimoine Casamançais, et par extension, d’autres régions oubliées de l’art contemporain sénégalais.
Néanmoins, Joola Jazz est loin d’être la fin du projet, puisque l’artiste ne prépare rien de moins qu’un film expérimental pour accompagner son album. «Entre docu et fiction» il doit relater les traditions des diolas, autant que leurs arts.
« Il s’agit de se réapproprier notre culture, de se servir des traditions pour inventer un autre avenir, une autre réalité. S’appuyer sur le passé, pour se projeter vers le futur ».
Anthony Joseph, poète des Caraïbes Afrofuturisme Afrofuturisme
Il est difficile de catégoriser la musique d’Anthony Joseph. Quelque part entre le Free Jazz et le Calypso, genre musical propre à son pays d’origine. Ce pays, c’est Trinidad-et-Tobago, petit archipel du pacifique. Seulement 1 million et demi d’habitants au compteur. Il y fait beau, toute l’année, on vit au bord de la mer, on pêche et on rit.
Mais dans ce paradis terrestre, il y a aussi la pauvreté, la délinquance, et le poids d’un passé esclavagiste. Toujours bien présent dans la culture locale, il est un des nombreux fantôme de l’île. Et l’un des nombreux thèmes, qu’aborde l’auteur dans chacune de ses œuvres, chantées, ou écrites. Car avant d’être musicien, Anthony est poète. Mais pour lui, ça ne fait pas vraiment de différence. «La musique est inhérente à la poésie, en particulier à Trinidad ».
Né en 1966 dans la capitale, Port d’Espagne, Anthony Joseph passe toute son enfance à Trinidad. Dès l’âge de 11 ans, il commence à écrire de la poésie. Le jeune Anthony est alors inspiré par la philosophie de son père spiritualiste, les croyances de sa grand-mère baptiste, et les légendes de l’île, issues des mythes ouest africains et caribéens.
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Il publie ses premiers recueils dans les années 90. On y trouve déjà les prémices d’un art engagé, et un fort attachement à ses racines. Le jeune auteur, est installé en Angleterre depuis quelques années, mais il n’oublie pas sa petite île. Ses pensées et ses écrits sont toujours tournées vers elle. Pour Anthony, on ne naît pas caribéens, on le devient. « Cette volonté de découvrir le monde est inscrite dans l’ADN des habitants des petites îles. C’est en les quittant qu’on prend pleinement conscience de notre condition ». Afrofuturisme Afrofuturisme
C’est ainsi qu’en 2006, il écrit, The African Origin of UFOs (L’Origine Africaine des Ovnis). Dans sa nouvelle, Joseph y décrit une planète où la densité du soleil est si forte qu’elle ne peut être habitée que par des personnes avec assez de mélanine pour les protéger. Donc, par des personnes noires. Dans cette fable de science fiction, il crée en réalité un pays d’Afrique, ou un île du pacifique, qui n’aurait jamais été colonisé. Anthony Joseph ne le sait pas encore, mais il vient de mettre un pied dans l’Afrofuturisme. Bien plus tard, il poursuit son exploration du mouvement.
Néanmoins, au pragmatisme de la sciences-fiction, il préfère désormais la suggestivité du réalisme magique. À la même période, il découvre les scènes ouvertes, et le travail d’autres artistes engagés. Il en est désormais convaincu : la poésie est faite pour être déclamée. Haut et fort. Il mêle alors slam et « spoken word » pour monter un groupe, The Spasm Band, aux influences rock et jazz. Anthony ne joue d’aucun instrument, mais ben souvent, c’est lui qui imagine les mélodies, qu’il intime ensuite aux musiciens. Il apporte aussi aux compositions du groupe, son parlé-chanté, typique de Trinidad. Afrofuturisme Afrofuturisme
C’est plus tard, avec la sortie de ses premiers albums solo, qu’il commence à se faire connaître sur la scène internationale. Ses textes sont forts et engagés. Dans People of the Sun Joseph décrit son île dans toute sa splendeur, mais aussi avec tous ses défauts. Derrière une épaisse couche de soleil, se cache toute la tristesse de voir les conditions de vie à Trinidad. Une tristesse d’autant plus assumée dans son album suivant : The Rich Are Only Defeated When Running for Their Lives.
Un titre qui sonne comme un avertissement, ou un constat. Ici, les rythmes dansants et les légendes des Caraïbes laissent place à des ballades mélancoliques. Point de chant dans ce court album (seulement 6 chansons) , mais de longues conversations entre poète, et instruments.
Ils racontent l’histoire d’une famille, à qui il faut des générations pour se sentir chez eux loin de leurs origines. C’est l’histoire de l’instrumentalisation d’un peuple, puis de l’instrumentalisation de l’art par ce même peuple.
C’est l’histoire d’un artiste, qui décide de mettre ses mots au service des combats qu’il défend. Le talent d’Anthony Joseph, c’est de se métamorphoser complètement à chaque album. D’épouser la cause qu’il soutient, et d’en faire de l’art. Pour l’heure, de la suite de ses projets, nous n’avons qu’un nom. Celui de son nouvel album : Rowing Up River to Get our Names Back. Il fait directement référence aux changements de noms imposés aux populations indigènes par les colons, partout à travers le monde.
En attendant sa sortie en automne 2024, vous pourrez voir Anthony Joseph en concert au festival de Jazz à la Villette à Paris, le 5 septembre.
Par Justine Kouassi