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© Valentin Cebron
4 juillet 2024

Projet ‘REVERB’, quand le déchet devient platine

par Tsugi

En Thaïlande, le projet REVERB, imaginé autour du vinyle par Gadhouse, entreprise spécialisée dans le matériel audio, souhaite créer des ponts entre le monde de la musique et celui du développement durable. Feutrines en peau d’ananas, platine en carton recyclé, conception écoresponsable, design circulaire… Tous les moyens sont bons.

Article issu du Tsugi Mag 171 : L’Impératrice mène la danse (disponible à la commande) 

Par Valentin Cebron à Bangkok

 

« Là où les mots échouent, la musique parle », lit-on sur cette feutrine pour platine vinyle couleur grège. Cet accessoire, qui sert à réduire l’électricité statique et les vibrations afin d’obtenir une écoute plus fine, a la particularité, ici, d’avoir été conçu à partir de déchets de fruits recyclés. La citation du poète danois Hans Christian Andersen (1805-1975), qui y est apposée en blanc avec une typographie digitale, résonne puissamment en ces temps actuels d’urgence climatique.

Rapprocher le monde de la musique et celui de l’environnement : tel est le pari de l’entreprise thaïlandaise Gadhouse – qui a d’ailleurs pour leitmotiv la formule de l’auteur scandinave. Fondée en 2016 par « deux ingénieurs passionnés de musique et de gadgets », cette société d’une vingtaine d’employés a vendu l’an passé plus de 10000 platines vinyle au style rétromoderne, son produit phare décliné en six modèles. Sans compter les accessoires et objets autour du disque microsillon (kit de nettoyage, boîte de rangement, enceinte, meuble, merch…).

Côté business, tout semble donc rouler pour Gadhouse qui, basée à Bangkok, dispose de distributeurs dans toute la région (Japon, Corée du Sud, Chine, Taïwan, Hong Kong, Vietnam, Indonésie, Philippines) ou à l’étranger (États-Unis, Royaume-Uni) et collabore avec de grandes enseignes comme Urban Outfitters.

 

Être créatif avec les déchets

Il fallait cependant investir le champ de l’écologie, soutient son CEO et cofondateur Watcharaphon Teosuwan. Encore plus dans un pays, la Thaïlande, où les préoccupations environnementales sont bien loin d’être aussi prégnantes qu’en France ou en Europe. «Notre vision, à terme, était d’apporter l’aspect développement durable à notre marque», expose l’entrepreneur de 33 ans au style décontracté, coiffure soignée, lunettes écaille sur le nez et mocassins aux pieds. «L’intégrer à la stratégie», poursuit-il.

reverb

© Valentin Cebron

D’où la naissance, début 2024, du projet REVERB by Gadhouse, entièrement consacré à la re(création) des «classiques» de l’entreprise spécialisée dans le matériel audio et le design, revisités à partir de matériaux recyclés. «REVERB transforme les déchets en une célébration de créativité», résume un post Instagram, qui invite «les amoureux de l’analogique à repenser leur relation avec le surplus de matériel en insufflant de l’art, de l’innovation et du sens autour de chaque produit».

Pour parler de REVERB, vitrine écolo de l’entreprise, Watcharaphon Teosuwan est accompagné de Teerada Tipyavat, la directrice artistique du projet. Cette souriante brune aux cheveux longs de 28 ans, DJ sur platine vinyle passionnée à côté de son job principal, chapeaute la vision créative de la branche développement durable. «On a rassemblé nos idées – de la conception du packaging aux produits eux-mêmes – sur la manière dont on pouvait réduire le gaspillage issu de notre production, se souvient-elle. Après avoir envisagé un tas d’options, nous avons décidé d’en garder trois».

Le «trio REVERB» est composé d’une platine vinyle, de sa fameuse feutrine, ainsi que d’un rangement pour y mettre ses disques. Tous faits, quasiment de la tête aux pieds, à partir de déchets réutilisés. Le choix du lieu de notre rencontre avec REVERB ne doit rien au hasard. Rendez-vous est pris au troisième étage de la Corner House, un grand bâtiment orange à l’architecture sino-coloniale bordant le canal Phadung Krung Kasem et qui est situé à Talat Noi, un quartier historique de Bangkok.

Centenaire, l’imposante bâtisse de 600 m2 a muté en un centre culturel polyvalent, accueillant des expositions d’artistes thaïlandais comme étrangers, et où trône au sommet un café pas comme les autres. Baptisé Such A Small World, il dispose d’une mini-salle de ciné, de consoles de jeux vidéo (Switch, PS5) et d’une collection de 6500 vinyles.

Quoi de mieux qu’une salle spécialement dédiée à l’écoute, équipée qui plus est de matériel Gadhouse? Outre les tourne-disques made in Gadhouse installés dans chaque pièce, l’entreprise dispose d’un point de vente entre les murs de ce «café-gaming», où gamers et mélomanes croisent des Instagrammeurs venus passer une tête et faire un selfie.

 

De l’importance du design circulaire

C’est donc là, assis confortablement dans un canapé derrière lequel on aperçoit les gammes de produits Gadhouse, alors zieutés par quelques gamins, que Watcharaphon Teosuwan et Teerada Tipyavat retracent les débuts de l’aventure REVERB. Tous deux savent que le renouveau du vinyle, qui a la cote auprès d’un pan de la jeunesse thaïlandaise issue de la classe moyenne urbanisée, s’accompagne parallèlement d’un impact néfaste sur l’environnement. « Le vinyle est une forme de plastique difficile à recycler », affirmait en 2021 à la BBC la spécialiste Sharon George, maîtresse de conférences en environnement et développement durable à l’université de Keele (Royaume-Uni).

Dans le royaume de 70 millions d’habitants, surtout dans la mégalopole Bangkok qui compte de plus en plus de listening bars et où les vieux disquaires ont le vent en poupe, les jeunes adeptes des groupes locaux d’indie-pop sont friands des disques que leurs artistes préférés font presser. «Sur un lot quotidien de 500 vinyles produits, disons qu’entre 10 et 30 sont jetés, alors imaginez sur une production de 10000», calcule Watcharaphon Teosuwan. Ce à quoi il faut ajouter le gaspillage inhérent à la post‑production (emballage, envoi) des disques.

 

Face à l’envers de cette industrie du vinyle qui ne s’essouffle pas, l’heure est ainsi à la prise de conscience environnementale, plaide l’équipe REVERB qui, avant d’annoncer son triptyque de produits recyclés, a lancé l’initiative ‘Turn The Tables’, toujours en cours. « Les personnes ayant acheté un ancien modèle de platine peuvent nous la retourner puis se procurer la dernière version au rabais, indique Teerada Tipyavat. En rallongeant la durée de vie de l’objet, on évite un trop-plein de déchets. »

Le produit retourné sert ensuite de démo et de déco en magasin ou pour des événements. Au cœur de la philosophie de REVERB : le ‘design circulaire’, une approche globale qui tient compte de l’ensemble du cycle de vie d’un produit – de la conception à la production, en passant par l’utilisation et le recyclage – pour laisser le moins d’empreinte carbone possible.

Et comme la protection de l’environnement est un combat global, la team REVERB a ensuite cherché à lancer des collaborations. À chaque produit recyclé, son partenariat. Pour la platine, faite de 370 briques de lait en carton broyées puis compressées, REVERB s’est associé avec Home and Decor, une entreprise d’ameublement dotée de labels écolos qui travaille avec des matériaux durables et alternatifs (Eco‑Board).

 

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« Sur un lot quotidien de 500 vinyles produits, disons qu’entre 10 et 30 sont jetés, alors imaginez sur une production de 10 000 », Watcharaphon Teosuwan (Reverb)
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C’est la société Upcyde, proche des milieux agricoles (plantations de bananiers, cocotiers, manguiers), qui se charge d’extraire les fibres issues de l’ananas pour les transformer, une fois 300 grammes récoltés, en feutrine de protection. « On a testé plusieurs peaux de fruits avant de choisir celles de l’ananas, qui convient à la texture recherchée pour la feutrine », précise Teerada Tipyavat.

Quant à la boîte de rangement pour vinyles, elle est produite avec 5000 capuchons de bouteilles en plastique récoltés dans tout le pays par le collectif Precious Plastic Bangkok, qui travaille avec les communautés locales. «Derrière REVERB, il y a l’idée de réverbération, explique Watcharaphon Teosuwan. L’envie de créer, à travers notre projet, un effet d’écho – comme dans la production musicale – pour sensibiliser, petit à petit, le plus de gens possible aux enjeux environnementaux. Qu’ils puissent se dire : ‘Nous aussi, on peut en être.’ »

« On a eu beaucoup de bons retours, reprend le jeune patron. Notamment durant la Bangkok Design Week. » Car REVERB a profité de cet événement, qui a eu lieu du 27 janvier au 4 février, pour lancer ses trois produits durables.

 

Le plastique, cet ennemi

Au pied de la Corner House, des milliers de jeunes ont, cette semaine-là, défilé et posé leurs regards curieux sur le trio REVERB, installé sur une table évidemment recyclée, près de laquelle des DJ locaux se sont succédé pour envoyer des beats disco‑house. Sur une autre table, une affiche avec la question: « Quel est le niveau d’implication de Bangkok dans le développement durable? » Trois bocaux, numérotés de 1 à 3 et à remplir avec des bouchons, pour y répondre. Sans surprise, le bocal no 1 débordait complètement.

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© Valentin Cebron

Pas vraiment de politique publique assez forte pour faire face aux problématiques environnementales, résume prudemment le boss du projet, qui déplore une mauvaise gestion des déchets. La Thaïlande croule par exemple sous le plastique. À Bangkok, il suffit d’acheter quatre sortes de fruits et légumes chez un primeur de rue: on vous les emballera naturellement dans quatre sacs plastique différents, eux-mêmes glissés à l’intérieur d’un autre sachet en plastique.

Le royaume fait partie des plus gros importateurs mondiaux de déchets plastiques, dont les pays occidentaux cherchent à se débarrasser en les vendant aux pays d’Asie du Sud-Est (surtout depuis que la Chine a interdit en 2018 l’importation de ce matériau). Et la Thaïlande produit 26 millions de tonnes de déchets par an, dont 50000 tonnes qui finissent dans l’océan, selon les chiffres de l’ONU. Ce qui augmente ses émissions de gaz à effet de serre et affecte sa capacité à s’adapter aux effets du climat.

Cette année encore, avec des pointes à plus de 44°C et des ressentis à 52°C en avril, les Thaïlandais ont pu s’apercevoir que le réchauffement climatique, auquel s’ajoute une pollution atmosphérique des plus féroces, était palpable. « C’est un problème très grave, mais on souhaite, par le biais de la musique, le rendre plus léger», défend Teerada Tipyavat. La jeune femme a confiance en la nouvelle génération, plus éveillée, qui s’intéresse davantage à ces questions.

C’est elle d’ailleurs qui s’occupe, grâce à son background de designeuse, d’imaginer les contenus destinés aux réseaux sociaux de REVERB: les publications se veulent modernes, attrayantes et engageantes. « Découvrez trois faits choquants sur les plastiques à usage unique dans la vie quotidienne et explorez des moyens alternatifs pour parvenir à un mode de vie durable », est-il écrit dans un post de leur page Instagram, active et bien soignée.

« Même si le réchauffement de la planète est en cours, prévient une autre publication, il n’est pas trop tard pour sauver la Terre. Ensemble, nous pouvons nous unir et prendre des mesures pour créer un meilleur environnement pour les générations futures. » On y croit.

Par Valentin Cebron à Bangkok

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