Temp Track : la musique de film qu’on n’entend pas
Le « temp track », c’est la musique de film qu’on n’entendra jamais. Littéralement « piste temporaire », c’est un ensemble d’échantillons proposé par le réalisateur qui guide le compositeur pour la réalisation de la musique du film. On y trouve de tout : classiques pop, extraits de B.O., perles de bibliothèques musicales. Son rôle est simple : proposer une direction et suggérer une intensité.
Dans les coulisses du cinéma, là où les images cherchent encore leur résonance, se cache un outil tout aussi omniprésent qu’invisible : le temp track. Piste musicale temporaire, souvent empruntée à d’autres œuvres, elle accompagne le montage d’un film pour guider le rythme, l’atmosphère et les émotions. Bien que destinée à disparaître au rendu final, elle laisse une empreinte profonde sur l’ADN sonore d’un film.
Le temp track est au cinéma ce que le sample est à la musique électronique : un fragment réutilisé, transformé, transcendé. Il est la matière première invisible de nombreuses partitions. Élément essentiel, son contenu n’est que très rarement rendu publiques, créant autour de ces pistes fantasme et curiosité.
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Toutefois, cette « carte émotionnelle » peut vite devenir une cage dorée. Dans le milieu, on l’appelle le « temp love ». Cet instant où le réalisateur tombe amoureux de sa musique de montage au point d’en vouloir une copie conforme dans le score final.
Résultat : le compositeur compose sous influence, imitant parfois malgré lui une œuvre préexistante. Un gain en conformité pour une perte en originalité.
Démonstration de la bonne utilisation du temp track
Certains compositeurs ont tenté de dompter cet amour toxique qu’est le temp love, pour le transformer non en un obstacle, mais en une ressource créative. L’un d’entre eux, Philip Brophy, dans sa série de chroniques « The Secret History of Film Music », republiée dans The Wire, analyse ce phénomène et interroge certains de ces irréductibles résistants.
C’est le cas de Ben Salisbury et Geoff Barrow, dont la collaboration sur Civil War(2024) illustre une approche singulière, quasi organique, de la composition musicale.
Si leur partition ne rejette pas le temp track, elle ne se laisse pas non plus absorber. Leur méthode ? déconstruire et développer chaque sonorité proposée dans le temp track – tel que « Dream Baby Dream » de Suicide ou « Lovefingers » de Silver Apples.
Vous direz sûrement : « très bien, mais ce n’est pas censé être leur métier ? ». Détrompez-vous puisqu’il n’est donc plus question ici d’une simple composition linéaire, mais d’une « mutation sonore ». La musique originale grandit depuis les temp tracks, les digère et les prolonge pour en sortir une partition qui n’a plus rien à voir, totalement originale. Après ce bel arrangement et cette habile décomposition, la musique finale fait ressortir tout son potentiel : elle vibre dans le silence, explose dans l’horreur et devient presque une résonance spectrale de la chanson source.
Leur travail sur Annihilation (2018) illustre cette même logique : la chanson « Helplessly Hoping » de Crosby, Stills & Nash y est d’abord utilisée comme repère émotionnel. Mais au fil du récit, elle est absorbée par la partition, qui se transforme en un mélange synthétique-organique – une véritable « fusion métaphysique » entre chanson source et création originale.
Quand le temporaire devient définitif
Dans certains cas, le temp track finit par supplanter la musique originale. Kubrick en a fait une arme esthétique dans 2001 : L’Odyssée de l’espace, conservant Ligeti et Strauss plutôt que la partition commandée. Coppola, lui, garde « The End » des Doors pour Apocalypse Now. Même Tarantino, pour Reservoir Dogs, impose « Stuck in the Middle with You » – son « wishlist soundtracking » devenu signature.
Mais aujourd’hui, entre droits d’auteur et surproduction industrielle, cette liberté tend à se perdre. Chez les majors, le temp track devient souvent un moule : on y calibre les émotions, on y dilue l’originalité. Les blockbusters Marvel, par exemple, livrent des scores fonctionnels, mais sans empreinte, repliés sur des stéréotypes sonores formatés.
Et si on créditait les fantômes ?
Si le temp track est confidentiel, les débats qui l’entourent aussi restent largement occultés, comme sa reconnaissance. Ces musiques temporaires, bien que décisives, ne sont ni créditées, ni rémunérées. Or leur influence dépasse généralement la simple fonction de guide. Leur énergie, leur signature, leur esthétique irriguent la B.O. finale. Certaines voix suggèrent une licence temporaire ou un crédit partiel. L’idée progresse, mais les majors traînent.
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Premier arrivé, souvent premier effacé. Le temp track constitue pourtant un geste fondateur, un fantôme créatif essentiel à la construction de la musique de film.