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©Idhir BAHA
11 janvier 2024

Algérie : Raver dans les dunes

par Tsugi

Aux confins du Sahara, un vent de liberté souffle sur les dunes. Durant trois jours, de jeunes Algériens se sont réunis dans le désert envahi par la musique électronique. Faël, une jeune DJ, a clôturé cette rave party.

 

Article rédigé par Stéphane Kenech dans le Tsugi 165 : Culture Clubs : où va le clubbing ?

 

En Algérie, la jeunesse est majoritaire, mais comment se réaliser dans une société traditionaliste, imposant ses codes sociaux et religieux ? En réponse, certains jeunes Algériens cherchent à définir leurs propres règles, créant des espaces de liberté, rythmés par la musique électronique. Si la techno a été introduite dans les boîtes de nuit algériennes par Moh Techno dans les années 1990, c’est à partir de 2015 que la scène électronique s’est organisée autour du collectif Algerian Techno Movement. Seule femme dans un milieu masculin, Faël a marché dans les pas de ses aînés en 2022, débutant derrière les platines à 29 ans.

 

©Idhir Baha

« J’y pensais depuis plusieurs années, mais je n’ai jamais eu le courage de me lancer. J’ai finalement décidé de commencer cette aventure, encouragée par mes amis, qui sont des pionniers de la musique électronique en Algérie. Ils ont toujours jugé que mon oreille musicale était mon atout. Au fil du temps, mon intérêt pour la musique électronique est devenu une passion dévorante, et j’ai finalement pris la décision de m’y investir pleinement, livre Faël, installée sur le toit d’une maison de Taghit, à plus de 1 100 km d’Alger. Ce choix s’est révélé être le tournant décisif de ma vie. » Dr. Martens aux pieds, jupe à carreaux… La jeune femme au profil atypique casse les codes d’une société conformiste. Vétérinaire de formation, elle a obtenu par la suite un master en océanographie biologique et en environnement marin. En parallèle de ses performances d’artiste, Faël travaille pour une multinationale française spécialisée dans le diagnostic biologique. Son univers musical lui permet de transgresser les normes imposées et de s’émanciper. « La musique est une opportunité d’explorer, d’expérimenter et de partager ma vision artistique avec le monde », témoigne Faël.

 

En pays touareg

Encerclée par d’immenses dunes, Taghit est l’une des plus belles oasis du désert. Depuis le Covid-19, la région est un lieu de villégiature pour les touristes algériens en quête de grands espaces. Sa population touareg a longtemps vécu du commerce des caravanes traversant le désert. Aujourd’hui, les habitants du sud du pays vivent de l’élevage, de l’agriculture, de l’artisanat et du tourisme. Pendant trois jours, la routine des Touaregs a été bouleversée par la venue de jeunes citadins des grandes villes côtières du nord du pays, habillés « façon berlinoise » pour le festival. Deux mondes se confondent dans les rues de la ville. La jeunesse branchée se mêle aux habitants portant le Darâa, une tunique large typique du Sahara. Surplombant la place centrale, Faël prépare son set depuis le toit-terrasse d’une maison traditionnelle, aux côtés de Boubakr, alias Gasba Électrique. Un musicien influencé par les chants de medahates, ces ensembles vocaux féminins connus au Maghreb pour animer des événements familiaux comme les mariages et avoir inspiré des chanteurs de raï.

Depuis le toit, la lumière du coucher du soleil façonne de couleurs roses les dunes de sable, et la fin de l’appel à la prière résonne, alors que Boubakr échange avec Faël sur le set de clôture. « Comment vas-tu faire l’intro ? » « J’hésite entre deux ouvertures », s’interroge Faël en tendant son casque à Boubakr, vêtu d’une tunique traditionnelle d’origine berbère, une kachabia rose revisitée par un designer algérien. Il hoche la tête et tape en rythme le poing sur une table en bois. « Quand tu sors du 4/4, c’est fou ! », s’exclame Boubakr. « La musique électronique est devenue mon moyen d’expression privilégié, permettant de transcender les barrières linguistiques et culturelles pour communiquer directement avec les émotions de mon public. C’est un univers où l’audace, l’innovation et la créativité sont encouragées, offrant une liberté artistique sans limites », s’enthousiasme Faël, avant de quitter la terrasse, pour rejoindre le lieu du festival.

 

Une lueur d’espoir

En plein désert, à plusieurs dizaines de kilomètres de Taghit, au sud-ouest de l’Algérie, les festivaliers se sont isolés pour danser librement. Les autorisations ont été obtenues par les organisateurs, mais les autorités ont annulé, l’avant-veille, la première soirée de cette fête baptisée « Désertique Experience ». « C’est difficile, à cause des mœurs. Le maire est sous pression. Même si le festival a obtenu l’autorisation des différents ministères et de la Wilaya (division administrative, équivalent d’une région en France, ndr), les locaux ne veulent pas que cela devienne un nouvel Ibiza », confie un habitant de la région. Pourtant, dans une Algérie où la répression fait rage, ce festival de musique alternative est une lueur d’espoir pour une jeunesse en quête de changement. Selon un rapport d’Amnesty International de 2022, « les autorités ont muselé toute forme de dissidence, accentuant la répression généralisée de la liberté d’expression et de réunion pacifique ».

Pour Boubakr, cet événement organisé loin du regard des autorités est une « aventure », précisant que « tout est à faire avec peu de moyens. Nous ne sommes jamais certains que l’événement ne soit pas annulé même s’il y a eu des autorisations au préalable ».

 

Influence berlinoise et parisienne

Dès la nuit tombée, les DJs se succèdent sur une scène plantée au milieu des dunes. Faël, accompagnée par son groupe d’amis, profite de la soirée. « Les principales difficultés sont le manque d’infrastructures dédiées à ce genre d’événements. C’est encore nouveau pour l’Algérie et l’électro est peu connue, contrairement à la culture du raï », explique la jeune DJ. Sur le sable qui fait office de dancefloor, femmes et hommes dansent ensemble sous la Voie lactée visible à l’œil nu. De jeunes Sarahouis de la région rejoignent aussi le groupe de festivaliers. « C’est comme si j’étais là-bas, alors que je suis coincé ici », témoigne Rafik, un participant. « Là-bas », c’est l’Europe. Une chimère pour de nombreux jeunes Algériens qui ne peuvent pas quitter leur pays en raison des difficultés d’accès aux visas, ou du coût financier pour voyager vers l’autre rive de la Méditerranée. Cette jeunesse qui rêve d’autres horizons se plonge dans les réseaux sociaux pour explorer l’univers musical des festivals en Europe. « Cela me permet de penser à autre chose, d’oublier mes problèmes. Mon rêve c’est d’aller à un festival à l’étranger. On souhaite juste vivre ce que l’on voit au travers des réseaux et de YouTube, confie Rafik, coiffeur à Oran. On doit se cacher dans le désert pour vivre cette expérience. »

 

Algérie

©Chettouh Nabil via Wikipédia

Faël, originaire de Kabylie, a grandi à Alger où elle a découvert la scène techno dans des soirées organisées par des amis. « J’y ai développé un amour pour la musique électronique. À cette époque, c’était la trance qui m’envoûtait. Cependant, grâce à mes voyages, j’ai découvert de nouveaux horizons musicaux, notamment la techno et la musique expérimentale. Cela a commencé à Paris, à Concrete ou à La Machine, puis cela s’est poursuivi à Amsterdam et à Berlin, notamment au Berghain, où j’ai été captivée par l’énergie et la créativité des scènes musicales locales. » Dans la foule, des femmes portent un chèche afin de préserver leur anonymat, et rappeler l’esprit du désert. Ce voile est traditionnellement porté par les Touaregs pour se protéger du soleil et du vent désertique sec. D’autres arborent des tenues aux antipodes de celles conditionnées par la société algérienne. « Dans certaines raves, des Algériens viennent avec un style vestimentaire berlinois », commente Rafik.
À quatre heures du matin, Faël monte sur scène, dissimulée derrière un niqab. Dès les premières secondes, son track envoûte la foule. Les jeunes festivaliers pointent leurs visages vers le ciel, et se mettent en transe. « À Berlin, les photos et vidéos sont interdites dans la plupart des clubs. Ici, la société reste majoritairement conservatrice. Par souci d’anonymat, pour protéger ma vie privée, je porte un niqab à chaque performance », confesse-t-elle.

Un vent de liberté ?

Le soleil se lève au milieu des dunes. Derrière les platines, Faël entame son second set et explore un nouveau son techno. « C’est une forme de liberté inégalée avec ces dunes à perte de vue, loin de la vie urbaine qu’on a au quotidien. C’est un espace de créativité où l’art se fond dans cet horizon infini », explique-t-elle.

En Algérie, Faël est la seule femme qui mixe dans les soirées électroniques. « La dernière femme DJ a été arrêtée par la police lors d’une rave party. Aujourd’hui, elle est installée à l’étranger », confie un festivalier. Entre lassitude et espoir, les jeunes femmes algériennes attendent un changement qui ne se profile pas : « Je ne préfère pas parler de liberté en Algérie. Chacun la perçoit à sa manière. Le plus important, c’est que j’arrive à trouver des moyens pour me sentir libre. On a nos petits refuges qui nous permettent d’avoir la liberté totale, explique Faël. Ce sujet est sensible, l’Algérie porte des cicatrices d’une histoire complexe marquée par la guerre avec la France. » Le pays a aussi été plongé dans une guerre civile opposant le gouvernement et des groupes islamistes, faisant près de 200 000 morts et disparus. Durant cette décennie (1991-2002), les artistes, journalistes et intellectuels étaient les principales cibles des terroristes. Faël ajoute : « Je pense que la société actuelle est le théâtre d’une résilience extraordinaire, d’une créativité et d’un désir de reconstruction. La société évolue tout en surmontant ses défis du passé. » Définir la liberté reste un questionnement tabou en Algérie. Mais certaines femmes osent l’aborder. « Nous vivons la liberté à huis clos. L’espace public n’est pas approprié aux femmes, alors on doit s’adapter en recherchant le moindre mètre carré de liberté. Comme ici, dans ce désert. Dans l’histoire algérienne, on parle souvent de liberté et d’indépendance, cela reste en permanence le fil conducteur de ce que l’on cherche à obtenir », confie Amida, une jeune femme travaillant dans le milieu du cinéma. Le festival prend fin, les jeunes montent dans les pick-up des Touaregs pour rentrer à Taghit. Cheveux au vent, Faël et ses amis contemplent les dunes à perte de vue, avant de conclure : « La musique me permet de mener une révolution personnelle. Mais c’est aussi une révolution générale vu son impact sur la culture et la société. »

 

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