cumgirl8 : Jouissance, folie, sacré et poésie
Chaotique comme du punk pré-Internet, cumgirl8 déboule avec un premier album incisif, dansant et curieusement équilibré: the 8th cumming. Derrière les paroles salaces, les guenilles burlesques et les mèmes trash qu’elles déversent sur Instagram, les membres du quatuor new-yorkais sont animées d’un discours féministe radical et postmoderne qui viendrait, selon elles, d’un autre monde.
Par Thomas Andréi
Ce 11 mai 2023, c’était l’heure du dîner au festival Great Escape de Brighton. Mais il aurait pu être 3 h du matin, 5 h en plein hiver ou 11 h après un hiver atomique en 2067. Qu’importe. Devant le Volks, un club sordide enfoncé sous la promenade rouillée de la désuète station balnéaire anglaise, la queue était plus longue qu’à l’entrée des dizaines d’autres salles proposées par ce festival plus porté sur les artistes de demain que sur ceux d’hier. La taille de cette foule s’expliquait peut‐être en partie par le nom de la formation dont la performance brûlante démarrait donc à 20 h : cumgirl8.
Un nom qualifié de « putaclic » par ses membres Lida Fox (basse, chant), Veronika Vilim (guitare), Avishag Cohen Rodrigues (guitare, synthés) et Chase Lombardo (batterie, chant). « On vous attire puis on vous radicalise, développe cette dernière. Ce nom tire sa source de ce qui semble être les seules émotions à vraiment affecter les gens : être sexy et perturbantes. » Il est donc le moment de traduire, il le faut bien : « cum » est un mot d’argot qui désigne soit la semence masculine soit l’action vieille comme l’humanité de jouir, au sens sexuel du terme.
Ce « nom d’utilisateur, qui pourrait être celui d’une camgirl qui vient des salles de chat » refroidit les médias les plus timides si l’on en croit l’application du Great Escape, et a un temps compliqué l’existence du groupe sur les réseaux sociaux, où les membres postent d’abjects mèmes faits maison : blancs de poulets en forme de vulves, fessiers collés à un écran diffusant les Teletubbies, absurdes représentations de Luigi, le jumeau de Mario, muni d’une ample poitrine…
« Mais leur histoire ne s’arrête pas là, assure l’app du festival. Elles produisent également un post-punk brûlant, qui sonnerait tout aussi bon sous une autre appellation. Les écouter donne à la fois l’impression de retourner dans le temps et d’être catapulté vers l’an 2040. » Le reste du texte cite les mots « espace », « sexe » et « latex », alors maints festivaliers préfèrent transpirer dans une foule si dense qu’on y respire mal après s’être fait expliquer que les fûts de Guinness sont déjà vides plutôt que siroter des Tom Collins bio à dix balles devant un groupe de blues sur la plage.
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À 20 h 10, l’imposant videur prévient : il ne fait entrer qu’en cas de sortie. Heureusement, nombreux sont ceux qui, une fois à l’intérieur, changent vite d’avis. Certains n’ont apparemment pas envie de contempler quatre jeunes femmes faire des gestes obscènes en tenues de strip‐teaseuses inspirées par le drag et John Galliano avant de crier que « leurs chattes sont humides ». Car c’est bien ce qu’elles scandent sur « picture party », brûlot qui plairait sûrement à The Prodigy, sur lequel la narratrice dit avoir pris de la dramamine, un médicament contre la nausée.
Perchée sur une mezzanine, elle peut tomber à tout moment, risquant d’asperger le sol de sang. Le cas échéant, elle suggère aux auditeurs de la prendre en photo. « Un soir, on était à Paris pour une fête de Purple Magazine, narre Chase Lombardo. C’était une soirée fashion tout à fait cute, mais dès qu’on a commencé à jouer, tout le monde a levé son téléphone vers nous. » Le groupe réagit en se foutant de la gueule du public. Elles tancent : « Take my picture, take my fucking picture! Take my picture, it’s a picture party! » Sous son allure d’icône glam‐rock, Veronika Vilim sourit. « Ça a commencé comme ça. Puis est venue s’amonceler sur ce morceau une parfaite dose de chaos, encore plus représentative de qui nous sommes. »
Chihuahua rose et Erik Satie
Et qui sont‐elles, au juste ? Il y a deux façons de répondre. Comme il y a deux façons de parler à cumgirl8. La première serait de trimer, d’essayer de raisonner, d’ancrer la conversation dans le monde que la plupart des humains considèrent comme le monde réel, le seul monde. Ou alors, et c’est plus facile, on peut rentrer dans le leur, en accepter l’existence, comprendre que chaque mot est prononcé en fonction de celui‐ci. On peut décider d’être ouvert.
« Nous sommes des extraterrestres sur la Terre, assure Vilim, sans sourire. Dans notre univers, nous étions des entités sans véritables formes. Comme des amibes. » La batteuse Chase Lombardo abonde. « On a dû prendre des corps humains pour ne pas faire peur aux gens. Nos formes originelles sont assez choquantes. Il n’y a aucune façon d’expliquer comment c’est avec un langage construit par les humains. » cumgirl8 vient donc d’un autre monde, vieux de 8 000 ans, que les membres du groupe s’échinent à répandre au sein du nôtre. Un univers où tout le monde serait « aimant, réconfortant, sincère. Où chacun accepte l’autre. Il y a beaucoup de choses qui ressemblent à cette chose-là, dit Vilim, montrant son chihuahua teint en rose. Puis c’est chaud. Et un peu chaotique ».
Huitième piste de the 8th cumming emmenée par une boîte à rythmes crade, « iBerry » décrit un espace alternatif noir et rose, peuplé de serpents en forme d’accordéons, qui sent la lavande, le romarin le chèvrefeuille et les mûres. Un monde dans lequel on entend des airs d’Erik Satie joués au loin.
cumgirl8, « punk à mort »
cumgirl8 est une version d’une seule et même entité. Combien existe‐t‐il d’incarnations de cette entité ? Les musiciennes ne sont pas sûres. Mais les quatre membres du groupe en seraient donc, toutes ensemble, la huitième. La première cumgirl, la cumgirl1, faisait en août 2023 l’objet d’un single placé en première position sur la liste de chansons du premier EP du groupe, phantasea pharm.
Elle est née à Budapest en 1951, s’appelle Ilona Staller, mais est plus connue sous son nom d’actrice porno : la Cicciolina, élue au parlement italien en 1987 suite à une campagne antinucléaire, pro‐droits de l’homme et droits de la femme. « Politiquement parlant, c’est un génie, décrit le monstre à quatre têtes qu’est cumgirl8. Un ange hardcore. Les gens réalisent enfin à quel point elle était révolutionnaire. Les Italiennes sont obsédées par elle. C’est une icône. On a joué à sa soirée d’anniversaire. On avait peur que ce soit trop pour elle. Mais elle est punk à mort. On ne peut pas la choquer ou la déranger. Elle a fait des choses bien plus hardcore que nous. Il y a une soirée club à Paris qui s’appelle la Cicciolina, n’est-ce pas ? On nous a dit que c’était la plus cool de la ville ! »
« Notre mission, c’est d’aider les humains à naviguer dans la post-réalité de notre existence actuelle » cumgirl8
Les cumgirl 2, 3, 4 et 5 sont, elles, mises à l’honneur au début du clip de « Karma Police », premier single issu de l’album. Sur des images d’eau coulant dans la nature, une voix robotique récite un texte rédigé en 1991 par un autre quartet, le collectif cyberféministe VNS Matrix, dont on peut retranscrire ici quelques lignes : « nous sommes la chatte moderne (…) nous voyons l’art avec notre chatte, nous faisons de l’art avec notre chatte (…) nous sommes le virus du nouveau désordre mondial (…) le clitoris est un lien direct à la matrice (…) nous sommes la chatte du futur » ou, encore « nous croyons en la jouissance, la folie, le sacré et la poésie ».
Banger total, « karma police » s’apparente moins à une chanson de Radiohead qu’à une version augmentée et jetée dans l’avenir d’un tube de Blondie, que ce soit au niveau de la voix, de la ligne de basse ou de synthés tout aussi inspirés par le dance rock des 2000s façon Le Tigre. « JD Samson de Le Tigre est passée au studio quand on écrivait cette chanson, réagit cumgirl8. On était en train de jammer et elle nous a aidées à articuler nos idées. C’est flippant que vous citiez Le Tigre ! On vit vraiment dans une simulation… »
Simulations
Que l’on vive tous dans une simulation paraît évident au groupe de reines extraterrestres. Après « uti », anti‐hymne synthétique, malpropre et fiévreux sur les infections urinaires « et d’autres problèmes de chatte » qui conseille d’uriner après l’amour, où cumgirl8 chante presque comme un groupe de metal, l’album offre une caresse new wave, avec des guitares à la Cure qui, justement, s’intitule « simulation. »
Développements : « Nous sommes nées dedans. C’est évident pour nous. Notre mission, c’est aider les humains à naviguer dans la post-réalité, l’hyperréalité de notre existence actuelle. » Sur « mercy », et son intro qui pourrait lancer un morceau de Yeah Yeah Yeahs avant de se transformer, bizarrement, en single de Franz Ferdinand jamais sorti, un vers a été enfoui derrière les instrumentations : « Sexting with no encounter is the definition of the 21st century. » Un message subliminal expliqué ainsi : « Beaucoup de gens entretiennent des relations à travers leurs téléphones. Souvent, ils sont plus ambitieux par messages. Les humains ne sont plus autant des êtres physiques qu’avant. »
Excitée par des décennies de science-fiction, notre époque ne peut que se retrouver régulièrement frustrée de toujours attendre la musique du futur. Si les racines de cumgirl8 sont à trouver dans le punk de la fin des années 1970, les performances des féministes anglaises de Lucius ou The Slits, la concoction finale explose le présent tout en le rendant plus vif, plus vivace, comme des coups de cutter dans les yeux, des tournevis dans les oreilles.
Sur l’avant‐dernier titre du concert, les cumgirl8, suggestives, chantent en chœur « avoir fait une photo pour vous ». Une sirène lancinante frappe et lèche les murs sombres en même temps qu’une infernale lumière rouge. Au premier rang de la foule compacte se tient un groupe de quinquagénaires mâles perdus, qui n’ont pas vécu ce genre d’expériences depuis le deuxième mandat de Margaret Thatcher. « Les gens arrivent sans trop savoir ce qu’ils vont voir et repartent excités et satisfaits, conclut le groupe. Si tu veux faire l’expérience de notre monde, la façon ultime, c’est de venir nous voir en concert. Venez ! »
Par Thomas Andréi
Cumgirl8 sera en live le 28/11 au Point Ephémère