Djrum, fou de vinyles | PORTRAIT
« Le vinyle était là depuis le tout début. » À la fois évidence et déclaration d’intention, il suffit de quelques mots pour appréhender l’artiste qu’est Djrum, alias Felix Manuel. Originaire d’Oxford, aujourd’hui basé à Londres, il a trouvé le croisement où se rencontre downtemp, jazz, hip-hop, techno, jungle, dnb, breakcore et gabber. Rien que ça.
« En explorant différents styles, je peux jouer de la techno à la manière du hip-hop, ou du hip-hop à la manière de la techno » explique Djrum pour Resident Advisor. Sa pratique du vinyle, il l’articule sur trois platines pour mêler habilement scratch et cuts à sa large palette sonore. Chez Djrum, toute perfection est exclue, mais le chaos millimétré. Et tout ça sur vinyle, donc.
Naissance dans le PVC
Djrum est de ceux qui ont grandi dans les interstices du son. Chez lui, dans sa chambre d’ado, ce sont des disques vinyles qui tournent, récupérés du vieux tourne-disque de son grand-père. Pendant que ses parents ont déjà basculé vers les CD, lui se construit une oreille sur les rainures chaudes du passé. Plus tard viendront les cassettes, puis les CD et la déferlante numérique. Mais le vinyle reste son premier lien organique à la musique. Le point de départ.
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Il plonge très tôt dans les profondeurs du downtempo et du trip-hop: Massive Attack, Portishead. Puis plus ‘souterrain’ : Ninja Tune, Kruder & Dorfmeister. De là, il glisse naturellement vers Warp, Aphex Twin, Squarepusher. Il dresse de ses débuts une cartographie pointilleuse d’une électronique rêveuse et complexe, loin des sentiers balisés. Ce goût pour le détail et pour les marges va forger toute sa musique.
Djrum, Full Sampling Alchemist
« J’ai vu Mr Thing scratcher en live et je me suis dit : ‘Je veux apprendre ça.’ Ça trahit mon âge, mais à l’époque, YouTube n’existait pas. Je matais des vidéos de DJ Craze téléchargées sur LimeWire. » – Djrum
Felix fait ses premières armes, à 17-18 ans, au sein du collectif Yardcore. Ses sets sont principalement composés de hip-hop et de jazz. Les premiers émois pour le downtempo et le trip-hop débarquent dans sa tracklist et le font basculer dans la catégorie des « DJs chelous ». Il apprend à allier cette part expérimentale de son nom d’artiste en l’incorporant dans le métier de DJ / d’animateur de foule. Une première hybridation du personnage que façonne Felix Manuel.
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En parallèle du DJing, il commence à produire de la musique et les deux se nourrissent mutuellement. Avec un enregistreur quatre pistes, des platines, un sampler ridiculement limité (8 secondes de mémoire !), il bricole ses premiers morceaux à la DJ Shadow : jazz samplé, boucles cinématiques, textures poussiéreuses. À l’époque, il n’a « aucun intérêt pour les synthés ou les effets » et se contente de « looper des disques de jazz », dans une logique quasi-Madlibienne.
Les disques viennent de brocantes londoniennes — Notting Hill, Soho, Greenwich. Il achète à l’instinct, se fiant aux mots inscrits au feutre sur les pochettes : « rude boy », « jungle », « ambient ». Il touche au « crate-digging » mais, version hardcore. Djrum explore les bacs à vinyles pour tomber sur raretés et disques oubliés afin d’enrichir sa base de données de mille et un samples.
Le chaos comme méthode
Djrum compose encore aujourd’hui comme il diggue : en médium et alchimiste. Chaque disque est une boîte à outils. Certains ne servent qu’à une texture, une voix, un souffle. D’autres sont des mondes entiers. Il s’est constitué une section « Deconstructed club tools & acapellas » dans son studio, remplie d’objets sonores improbables qu’il détourne, étire, retarde. « Je mets du delay dessus, je le cale à un tempo, et même si c’est pas en rythme, ça marche. Les cerveaux veulent que ça marche, alors ils le font marcher. » Tout est là : dans l’élasticité du temps, la justesse approximative, le flou volontaire.
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Il joue ses disques technos à la mauvaise vitesse — du 45 tours joué en 33 ou inversement. Il transforme un morceau de Detroit en drum & bass à 170 bpm. Il superpose des vocaux sur des breaks en déséquilibre : l’essentiel, c’est l’émotion, l’effet produit. Une science du montage qui tient autant du DJ que du plasticien sonore.
Djrum révèle aussi un amour profond pour les marges dans ses sélections : spiritual jazz (Alice Coltrane, Keith Jarrett), percussions abstraites, flamenco ( « Una Mariposa Blanca »), dubstep profond (Distance, Anti-War Dub), jungle militant (Congo Natty, Ronnie Size). Lorsqu’il cite « Hot Stuff » de Roni Size comme disque à sauver en cas d’incendie, c’est moins pour le prestige que pour la répétition quasi thérapeutique qu’il en fait : « Je pourrais l’écouter encore et encore. »
Ses remixes, à l’image de ceux de Krust ou Photek, sont souvent des reconstructions totales. Il garde une voix, un éclat, puis repart à zéro. Il le dit lui-même : « Beaucoup de mes remixes ne ressemblent plus à l’original. » Une philosophie du fragment, une fidélité à l’essence plus qu’à la forme.
Djrum au cœur des machines
Musicalement, Djrum ne s’est jamais laissé enfermer. Il commence à sortir des maxis à partir de 2011, sur des labels comme On the Edge ou 2nd Drop : des objets hybrides entre dubstep, techno, UK garage et ambient. En 2018, il sort Portrait with Firewood sur R&S Records, son premier ‘véritable’ album. Une œuvre introspective pleine de piano, de cordes et de silences. Le disque d’un producteur devenu compositeur. Il y dévoile une part très personnelle et méditative. Rien de dansant ici. Plutôt de la danse suspendue. Ce rapport à la musique, il l’explique simplement :
« Les plus belles ne sont pas les plus joyeuses. Elle vient souvent d’une connexion spirituelle, religieuse ou fond sur l’amour. »
Djrum semble refuser la linéarité. Il sample, déconstruit, pour reconstruit, ralentir et accélérer. Ce travail d’orfèvre est synthétisé et capturé dans son dernier disque, Under Tangled Silence, sorti en 2025. Acclamé par Resident Advisor, Pitchfork ou Tsugi.
Le projet est initialement né en 2020, lors du confinement. Si l’on s’interroge alors sur cette sortie tardive, il faut chercher le pourquoi du côté du cauchemar de tout producteur : après des heures de sessions, le disque dur de son studio crashe, détruisant la quasi-totalité de son travail. Proche d’un « effondrement psychique », il a réussi à dépasser ce drame pour le reconstruire de zéro, évaluant chaque partie de ses processus musicaux et psychologiques.
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De cette destruction puis renaissance, Djrum a puisé dans les tréfonds de lui-même pour faire ressurgir le pianiste et harpiste de sa jeunesse. Les leçons de décennies d’influences aussi riches que variées, ont nourri ce qu’on entend aujourd’hui sur Under Tangled Silence qui mêle effroi et catastrophe, avec espoir et euphorie.
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Là où la musique expérimentale tente de se protéger derrière son bouclier intello, ou son esprit sournois pour esquiver l’expression émotionnelle directe, Felix est clair :
« Je ressens des choses, je pleure tout le temps, et je n’ai pas peur de le dire ou de le montrer en musique ».
Djrum n’est pas un DJ à gimmick, ni un producteur à tube. Plutôt un orfèvre du détail, un bâtisseur d’atmosphères, un compositeur de silences pleins. Vu que personne n’arrive à bien dire « Djrum », on vous laisse choisir le qualificatif qui lui siéra le mieux et savourer une dernière confession de Felix Manuel :
« Ma musique capte ce côté obscur de ma personnalité. Quand je réalise que les gens le perçoivent dans ma musique, cela me fait trembler. »