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© Aleksandr Popov via Unsplash
24 janvier 2024

Cash, impayés, intermittence : la vie financière des artistes

par Tsugi

Être payé en visibilité, en ticket boisson ou encore en espèces et surtout, non déclaré ? Un « choix » qui s’offre à beaucoup d’artistes en début de carrière en fonction des salles dans lesquelles ils jouent. Mais alors comment font-ils pour vivre de leur travail, cotiser pour la retraite et payer leur loyer, tout en se concentrant sur leur musique ?

Article rédigé par Claire Grazini dans le Tsugi 166 : Irène Drésel : Que fleurisse la techno ! 

 

« Qu’est‑ce que c’est trop beau la vie d’artiste », rappait Koba LaD dans une Rolls‑Royce en 2019. Certes, le bolide fait rêver, mais comment fait‑on pour accéder à cette fameuse vie ? Avant de toucher plusieurs milliers d’euros de cachet par performance et espérer se payer une voiture de luxe, il va falloir cravacher et passer par des moments difficiles, de la chasse aux impayés aux instants de doute en passant par le manque d’information, le tout sans avoir la certitude de réussir. Bienvenue dans la vie d’artiste.

Pour vivre de ses performances musicales sur scène en France, l’intermittence reste le Graal à atteindre. Et pour cela, il faut traiter avec Pôle Emploi, au grand dam d’Ekloz, rappeuse repérée aux iNOUïS du Printemps de Bourges en 2022. « Mon objectif, c’était de ne jamais passer par Pôle Emploi, donc quand j’ai appris que pour l’intermittence, il fallait passer par eux, mon monde s’est écroulé », plaisante‑t‑elle.

Dans un cadre légal parfait, à chaque date et à chaque répétition, l’artiste est payé en cachet, une rémunération forfaitaire correspondant à douze heures cumulées. Il faut atteindre 507 heures en douze mois, soit quarante‑trois cachets, pour avoir droit à l’intermittence, qui est un régime de chômage. Et justifier ses heures auprès de ce très cher Pôle Emploi. L’organisme intervient pour garantir un revenu stable à l’artiste lorsqu’une tournée se termine. Le régime se renouvelle tous les ans si les critères sont respectés. On compte 184 000 personnes qui exercent un emploi artistique selon les statistiques de Pôle Emploi en 2022.

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© Aleksandr Popov via Unsplash

Une indemnisation plus qu’appréciée

L’intermittence est un droit que Louisahhh, productrice et cofondatrice du label RAAR, a apprécié en arrivant en France en 2012. « Aux États‑Unis, c’est beaucoup plus difficile, il faut avoir plusieurs jobs à côté, il n’y a pas de protection sociale. C’est la beauté de vivre en France », admet‑elle. Elle a attendu deux ans avant de devenir intermittente et touchait environ 500 euros par date en 2014.

Le montant minimum du cachet dépend des conventions collectives, mais aussi de la jauge de la salle, et surtout, de la capacité de l’artiste à la remplir. L’employeur doit a minima respecter le SMIC horaire. Un DJ débutant touche 150 euros environ par date, soit 12,5 euros bruts de l’heure. Le montant peut évidemment évoluer, jusqu’à parfois atteindre le million pour les grosses têtes d’affiche qui se produisent en festival. Le contrat établi par la salle ou l’agence intermédiaire qui embauche l’artiste est un contrat à durée déterminée d’usage (CDDU). Et le cachet ne correspond pas forcément à ce que va toucher l’artiste directement.

Sur 150 euros bruts en cachet, il faut enlever les charges salariales, soit environ 23 %, ainsi que les 10 à 15 % du montant total de ce cachet touchés par l’agence si l’artiste est accompagné. Il reste 100 euros dans la poche du DJ débutant : difficile de s’acheter la Rolls de Koba LaD avec cette somme L’objectif est alors d’augmenter son cachet au plus vite. « L’insécurité financière est une source constante de stress, on n’est pas en CDI, c’est ultra‑anxiogène », souligne Lisa More, productrice et DJ à la tête du label Tsunami Recordings. La Clermontoise a commencé à jouer en rave il y a huit ans, « un milieu ultra‑précaire où on joue souvent gratuitement ».

Peu à peu, elle commence à mixer dans les bars et petits clubs de Clermont‑Ferrand. Pendant trois ans, elle n’a pas été payée. « J’étais un bébé dans le mix, ça ne me dérangeait pas de jouer pour des petites sommes, c’était déjà trop cool qu’on m’invite », justifie-t-elle. La productrice a ensuite décroché un CDI au 101 Club, un club clermontois, de quoi lui assurer une stabilité financière.

« Ils m’ont embauchée en tant que barman, mais c’était ultra‑polyvalent, je jouais, je faisais de la programmation, de la communication. » À côté de ça, elle tourne de plus en plus, accompagnée par différentes agences. Jusqu’à ce qu’une agence lui demande de lâcher son contrat au 101 afin qu’elle puisse bénéficier du régime de l’intermittence du spectacle.

 

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Un manque d’information

« Mon agence m’a poussée à arrêter le CDI parce que j’avais quatre à cinq dates par mois », indique Lisa More. Après cinq ans sous contrat, elle obtient une rupture conventionnelle afin de percevoir ses droits chez Pôle Emploi. « J’avais un maximum de droits, mais il y avait une condition que je ne connaissais pas pour avoir l’intermittence », souffle la productrice. Le montant des droits au chômage auxquels l’artiste prétend doit être 30 % supérieur au montant des droits accumulés sous le régime général.

Elle avait réussi à obtenir les 507 heures requises en trois mois, mais à cause de cette condition peu connue, il en a été autrement. Résultat des courses : elle n’a pas pu bénéficier du régime de l’intermittence, et ce, pendant un an. « En termes d’information, Pôle Emploi n’a pas fait son job, l’agence non plus », déplore Lisa More. Un coup dur pour l’artiste qui souhaiterait voir naître des formations pour connaître tous les secrets de l’intermittence. Ekloz, elle aussi, s’est débrouillée comme elle a pu et reste lucide sur la question. « Je me suis démerdée, personne ne t’explique jamais rien », admet- elle.

Quand elle a commencé, on lui a dit que l’intermittence, c’était trop compliqué. Elle a persisté, « maintenant mon économie roule ». Pas de quoi se décourager donc. Les artistes en développement apprennent au fil de leurs expériences, tantôt bonnes, tantôt un peu moins. Toutes deux perçoivent désormais 1 500 euros d’indemnisation de Pôle Emploi, un taux fluctuant en fonction du montant des cachets perçus ou encore du nombre d’heures. Louisahhh le sait. « Quand j’avais 18 ans et que j’ai commencé à mixer, je voulais tellement devenir une artiste que je disais oui à tout, c’est aussi comme ça qu’on apprend », raconte-t-elle.

Elle a débuté à New York en 2004, puis a tourné un peu partout, notamment à Tijuana au Mexique. « J’étais dans un hôtel pourri, j’ai dû me charger de prendre le taxi toute seule pour aller au club. J’ai joué, le promoteur était censé me payer à la fin en cash, il a disparu sans me payer, je l’ai appelé plein de fois, pas de réponse. Alors j’ai débranché la CDJ et je suis partie avec. C’était l’un de mes gestes les plus ‘badass’ « , raconte Louisahhh en rigolant.

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Les impayés, une mauvaise habitude

Quand la productrice a partagé cette anecdote sur X (ex-Twitter), le duo FJAAK a répondu en évoquant aussi ses galères des débuts. « Avant Instagram et Facebook, nous nous sommes sérieusement habitués à ne pas être payés régulièrement », révèle-t-il. Le duo prend l’exemple d’un moment lunaire vécu en club. « Un promoteur a déjà tenté de courir autour du bar jusqu’à ce que nous nous séparions tous les deux pour l’attraper dans l’autre sens. Ensuite, on a discuté pendant 30 minutes d’e-mails qu’il n’avait ‘jamais écrits’ pour finalement aller à l’entrée et leur dire de nous donner l’argent (tout ça dans un événement sold out). »

Et la CDJ de Louisahhh dans tout ça ? « La platine était louée à une société qui a menacé de me poursuivre en justice, donc je l’ai rendue, et je n’ai jamais été payée », admet-elle. Les impayés, une monnaie courante dans le milieu. « Ça arrive tout le temps et ça fait partie du job, on a une personne dédiée à chercher les créances et relancer« , explique Cyril Tomas-Cimmino, codirecteur général de Bi:Pole, agence de booking à l’origine du festival Le Bon Air à Marseille.

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Le rôle des agents

Devenir artiste, « c’est une grosse prise de risque », assure Cyril Tomas. D’où l’importance de se faire accompagner pour se concentrer sur la musique, rien que la musique, et pas sur l’aspect administratif et financier qui représente une charge mentale énorme. Et qui dit accompagnement, dit agent. Dans l’idéal « transparent et bienveillant », selon Lisa More.

Son rôle ? Trouver des dates cohérentes et anticiper au mieux les revenus pour « planifier leur redistribution sur le long terme, afin de permettre à l’artiste d’avoir un niveau de vie équilibré », indique le codirecteur général de Bi:Pole. Et ainsi financer ses divers projets musicaux, notamment la production d’un album ou la scénographie d’un live. Louisahhh en témoigne : en tant que DJ, elle percevait la quasi-totalité de son cachet ; désormais, elle joue en live et ça diffère du point de vue financier. « Il faut payer toute une équipe, les transports, la scénographie, c’est un vrai défi, mais le fait de créer toute une performance est beaucoup plus stimulant. »

Selon elle, la clé de la réussite réside dans le fait d’apprendre à dire non : « Aujourd’hui, je sais ce que je vaux, pourquoi je me bats, et si une date ne correspond pas à mes valeurs, c’est non. » Cyril Tomas se réjouit aussi de voir que des artistes prennent la décision d’accepter une date, non pas pour l’offre la plus alléchante, mais pour sa durabilité. « Une résidence vaut mieux qu’un one shot », déclare-t-il. Pour s’en sortir financièrement dans l’industrie, Lisa More et Ekloz sont plus pragmatiques : elles demandent plus d’informations sur l’intermittence. « Il ne faut pas avoir peur de l’administration, elle peut être utile », conclut la rappeuse. Si elle le dit.

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