INTERVIEW | Isolée comme jamais
Qu’est devenu Isolée? Légende des années 90, avec le tube « Beau Mot Plage », et un des rares producteurs à posséder un son reconnaissable entre tous, il est de retour à Paris pour un live rare, samedi 24 février lors de la soirée Smallville.
Vous ne le savez peut-être pas, mais pour toute une génération, ce garçon est une légende. Légende discrète, mais réelle. À la fin des années 1990, autant dire à l’époque de la préhistoire du web, lorsque l’information circulait à la vitesse de l’escargot sous sédatif, laissant l’imagination et les phantasmes régner sur une scène électronique encore underground, toute une génération s’est pris de passion pour « Beau Mot Plage« .
C’était le troisième ou quatrième maxi d’un producteur inconnu chez qui tout semblait étrange. On le disait allemand, mais il avait choisi un nom français, c’était un garçon, mais son pseudonyme, Isolée, était au féminin, sa musique elle-même ne ressemblait à rien de connu, d’une incroyable douceur baléarique malgré ses dissonances et ses beats qui dérapaient. Une ritournelle synth-pop zigzaguant en apesanteur, d’une élégance et d’une puissance émotionnelle rare.
Encore aujourd’hui, « Beau Mot Plage » conserve tout son pouvoir d’évocation, sa force et sa bizarrerie. Il a fallu au moins deux ans, entre la première sortie du maxi sur le label Playhouse à francfort, son édition anglaise sur Classic, son remix « tropical » par Freeform Five, qui en fit un tube à Ibiza et la sortie de Rest, le premier album d’Isolée en 2000, pour qu’on y voie plus clair.
Derrière Isolée se cache Rajko Müller, allemand ayant appris notre langue, qu’il maîtrise encore parfaitement, au collège français d’Alger où l’avait amené le travail de son père. « Beau Mot Plage » étant le nom de l’endroit où il retrouvait ses copains pour se baigner, un peu comme l’Eden d’Étienne Daho. À l’époque où l’Allemagne des labels Playhouse ou Kompakt était La Mecque de l’électronique, Rajko Müller a répondu avec gentillesse et sensibilité à tout un tas d’interviews.
Si vous préférez Deezer ou Spotify…
Et puis, le monde a tourné. Playhouse a fermé ses portes, Isolée a quitté Francfort pour Hambourg, mais il a continué à produire. Trois autres albums depuis Rest, dont le dernier Resort Island l’année dernière, et une grosse poignée de maxis qui n’ont pas eu le retentissement de « Beau Mot Plage », mais n’en restent pas moins toujours aussi originaux. Samedi (24 février), il jouera en live à La Station – Gare des Mines, a la même affiche qu’Ateq et Jacques Bon pour la nouvelle soirée Smallville, l’occasion de prendre de ses nouvelles. Spoiler, il n’a pas changé.
Qu’as-tu fait durant toutes ces années depuis « Beau Mot Plage » ?
De la musique. C’est toujours un peu une aventure, je ne suis jamais certain que cela va fonctionner, mais je continue. Il m’est arrivé d’avoir envie de faire autre chose, de chercher un travail, parce que c’est quand même terriblement solitaire comme activité la production. (rires), Mais je ne bouge pas tellement d’Hambourg où je vis avec ma copine.
On te présente comme le précurseur de la microhouse, flatté ?
La microhouse est un terme qui est apparu dans les années 2000 pour évoquer une musique qui n’était ni de la deep house, ni de la techno, ni de la minimale. C’est vrai que j’ai été un des premiers à être présenté comme un producteur de microhouse grâce au succès de « Beau Mot Plage », mais je ne me retrouve pas totalement dans ce terme. Pour moi la microhouse, c’est plutôt Akufen ou Ricardo Villalobos. Mais, c’est quand même très agréable d’être présenté comme le précurseur d’un genre.
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En tout cas, ta musique reste toujours aussi unique, presque décalée, comme de la musique de club pour les gens qui ne vont jamais en club…
C’est en tout cas une musique pour des gens qui y sont allés à une période de leur vie. J’ai l’impression que je reste fidèle à l’idée du dancefloor, mais avec un pas de côté. Pourtant, je ne me suis jamais aventuré à produire des morceaux totalement abstraits. Récemment, j’ai fait quelques titres presque sans beat, étrangement, ils semblent bien marcher en streaming, je devrais peut-être continuer dans cette direction. En tout cas, j’ai l’impression que j’ai un style, une écriture qui m’est vraiment personnelle et qui sort de moi naturellement sans que je la maîtrise totalement, mais je n’appellerais pas ça de la microhouse.
Tu vas encore en club ?
Non, j’ai l’impression qu’il n’y en a pas beaucoup à Hambourg ou alors je ne suis pas bien informé. Je ne sors pas en fait. Cela me manque de temps en temps. J’ai passé beaucoup de temps en club à une époque, notamment lorsque je vivais à Francfort au début des années 2000. Le club c’est un lieu social, c’est là où l’on retrouve les copains, ça me manque un peu.
Mon expérience du dancefloor vient surtout aujourd’hui des nuits où je joue en club ou en festival. La musique que je produis est un peu une projection de ce que j’imagine ce que sont les clubs aujourd’hui, même si je ne suis pas forcément bien au courant de ce qu’il s’y joue comme musique. Je dois avouer que quand j’ai rejoué après le Covid, j’ai eu l’impression que le son avait complètement changé. Je ne suis pas totalement entré dans ce nouveau son, je me suis senti un peu dans la peau d’un observateur. Mais, en même temps, je n’ai pas envie de trop m’éloigner de cet univers.
Tu écoutes encore beaucoup de musique ?
Oui, mais pas forcément électronique. J’y reviens toujours, mais avec le streaming j’écoute tous les styles de musique, du rock, surtout des années 1960 et 1970, mais aussi du rap ou de la trap.
Isolée : « Quand on souvient de ce qu’a été l’utopie électronique au début, quand cette musique se voulait sans image, sans star et sans ego, cela paraît dingue d’en être arrivé là. »
Comment est-ce que tu as vécu le succès de « Beau Mot Plage » ?
C’était un de mes premiers maxis, je m’attendais à ce qu’il ait plus de retentissement que les précédents, mais certainement pas à ce point. Il faut se souvenir qu’à l’époque tout était plus lent. Un succès comme celui de « Beau Mot Plage » durait de longues années avec des vagues successives. Au bout d’un certain temps, le morceau ne m’appartenait plus, il a eu sa propre vie. Longtemps, on m’a demandé des remixes « dans le style de ‘Beau Mot Plage’ » et avec mon deuxième album (We Are Monster en 2011, ndr), j’ai voulu faire quelque chose de vraiment différent. Aujourd’hui avec le recul, je suis réconcilié avec ce morceau, je suis très heureux de l’avoir fait.
Si vous préférez Deezer ou Spotify…
Qu’est ce qui reste en Allemagne de l’ébullition des années 2000 avec des labels comme Playhouse, Perlon, Kompakt…
Ça bouge encore, avec des bons et de mauvais côtés. Tout est devenu plus gros, plus professionnel, plus commercial et plus international. Dans ce nouveau paysage, l’Allemagne a sans doute moins d’importance. Tout a tellement changé, on ne consomme et ne fabrique plus de la musique de la même manière. Les valeurs ont changé, tout est consommé et digéré tellement plus vite. « Beau Mot Plage » n’aurait jamais le même genre de succès aujourd’hui.
Je dois avouer que j’ai des tendances un peu « sociopathe », enfin disons que je suis très timide, la musique me permet de me cacher, mais à l’époque d’Instagram, ce n’est plus possible, il faut passer son temps à être le représentant de soi-même. Quand on souvient de ce qu’a été l’utopie électronique au début, quand cette musique se voulait sans image, sans star et sans ego, cela paraît dingue d’en être arrivé là. Je dois avouer que je joue très mal le jeu des réseaux sociaux, je le fais parce que j’ai l’impression qu’il faut le faire, qu’on est obligé pour exister, mais ce n’est pas mon truc.
C’est comme ta musique, qui reste très intimiste. Tu dirais qu’elle te ressemble ?
J’ai plutôt envie qu’elle soit universelle, qu’elle résonne chez tous ceux qui ressentent les mêmes émotions. Ce n’est pas une musique biographique, mais c’est vrai que ma musique a une dimension mélancolique qui ne touchera pas tout le monde. C’est comme si j’écrivais un roman, ma musique c’est de la fiction.
Samedi à Paris, tu te produiras en live, à quoi faut-il s’attendre ?
Je ne fais que des lives, je n’ai jamais réussi à me mettre au deejaying. Je ne joue pas forcément beaucoup même si ça dépend des périodes. Disons que je ne joue pas assez pour que cela devienne une routine. Je suis toujours un peu anxieux quand cela arrive. Après des semaines solitaires en studio, j’ai l’impression de me retrouver au centre de l’arène et je ne m’y habitue jamais. Avec les années, j’ai compris quels sont les morceaux que je prends plaisir à jouer et qui font réagir le public. J’aimerais arriver avec plein de nouveaux sons, mais je ne produis pas assez vite, alors c’est toujours un peu un mélange de vieux titres et de choses plus récentes.
Et tu joues Beau Mot Plage ?
Longtemps, je ne l’ai pas joué, je n’avais même plus les pistes, uniquement le master. Je l’ai retravaillé pour pouvoir le jouer, mais sans grand plaisir. Ce n’est que ces derniers temps que je l’ai joué plus souvent. Honnêtement, je suis incapable de dire si je vais le jouer à Paris, car le plus souvent je me décide durant le live lui-même. Ça dépend de ce que je ressens et de l’ambiance dans le club.
Penses-tu que le pseudonyme, Isolée, que tu t’es choisi il y a vingt ans, est toujours pertinent aujourd’hui ? Il est lourd de signification…
Totalement et encore plus aujourd’hui. À l’époque, je l’ai choisi sans trop y réfléchir, je vivais en Allemagne, mais je parlais français et j’ai choisi ce mot au féminin uniquement, car j’appréciais son rendu esthétique sur la pochette des disques. Ce n’était pas vraiment une prise de position, une déclaration. Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et des questionnements sur le genre, s’appeler Isolée me semble encore plus riche de sens.
Je n’ai jamais totalement aimé cette interprétation, voulant faire de moi « un producteur isolé faisant de la musique pour les gens seuls ». Pour moi, la musique a au contraire une dimension sociale, elle rapproche les gens. Même quand on l’écoute en solitaire, on entre en communication avec les autres. Isolée c’est un mot qui n’est pas figé, on peut en donner plein d’interprétation, c’est ce que j’aime.