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17 juin 2024

Jeff Dominguez, l’homme machines

par Tsugi

Après avoir appris le décès de l’ingénieur du son Jeff Dominguez ce week-end, on a ressorti une archive du magazine 134 de Tsugi. On revient sur la vie de celui qui, proche de Philippe Zdar et Étienne De Crécy, œuvrait dans l’ombre des scènes françaises électroniques et hip-hop depuis les années 1990, auxquelles il a contribué largement à faire évoluer. Portrait d’un homme attachant et (très) libre.

Article rédigé par Maxime Delcourt dans le Tsugi 134

Jeff Dominguez a une façon bien à lui de s’exprimer. Le phrasé est rapide, sincère, limite bordélique par instants, mais toujours captivant. Une fois lancé, il ne s’arrête plus de parler, sautant d’anecdote en anecdote, avec un débit de paroles qui ne perd jamais en intensité ni en enthousiasme. C’est que l’ingénieur du son, 53 ans, en a des souvenirs à raconter. À commencer par cette rencontre avec Philippe Zdar, au début des années 80, alors que les deux adolescents entrent au lycée, dans un établissement d’Aix-les-Bains.

« À l’époque, Philippe était branché heavy metal et moi punk-rock anglais, notamment les albums des Clash, des Sex Pistols ou des Stranglers« , rembobine-t-il, avant de conclure sa sentence d’une plaisanterie – une habitude, visiblement. « On peut dire que ce n’était pas gagné pour devenir potes. » Pourtant, une fois entré dans la vingtaine, Philippe Zdar saura se souvenir de son vieil ami.

« Au début des années 1990, il m’a proposé de venir à Paris pour travailler en studio comme assistant, il voyait que j’étais en train de me “perdre” en province. Il travaillait au studio Plus XXX, et m’a conseillé sur ce que je devais dire aux propriétaires pour pouvoir entrer comme second assistant/stagiaire/tea boy. C’est passé et ma vraie vie a commencé. »

Jeff Dominguez

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À l’époque, Plus XXX est un des plus grands studios parisiens. Les équipements sont pointus, et Jeff Dominguez, à défaut de comprendre le fonctionnement des machines, est chargé d’en prendre soin. Quitte à nettoyer la console SSL à la brosse à dents.

« J’étais déjà assistant là-bas quand Jeff est arrivé, resitue Étienne De Crecy, ami de longue date. Il n’avait pas de formation, donc j’ai passé de longues soirées à lui expliquer comment telle ou telle machine fonctionnait, avec différents schémas pour les câbles. Ce n’était pas évident jusqu’au moment où il s’est dit: ‘Ce n’est pas important de tout comprendre, ce qui compte, c’est la musique.’ C’est devenu un très bon technicien, mais sa fraîcheur et son instinct ont fait sa force. »

 

La vie studio

Si les compliments d’Étienne De Crécy le touchent, Jeff Dominguez sait bien que les jolies phrases ne servent pas à grand chose s’il n’y a pas, derrière elles, une volonté de fer. Et beaucoup de travail. Voilà pourquoi il redouble d’efforts, enchaîne les projets et se montre réceptif aux différents conseils prodigués. Notamment par des ingénieurs plus expérimentés (Laurent Gueneau, Michel Olivier et Dominique Blanc-Francard), qu’il assiste et auprès desquels il travaille sur certains singles (IAM, Niagara, etc.) et albums (Tonton David, Rufus Thomas, Renaud), visiblement prêt à transformer chacune de ses expériences en leçons de vie.

En parallèle, Jeff Dominguez vit en colocation avec Étienne De Crécy dans un appartement attenant à Plus XXX. Sa vie est alors entièrement dédiée à la musique. « La vérité, c’est que tu n’as plus trop de vie sociale. Tu te lèves studio, tu manges studio, tu dors studio, mais c’était trop cool ! »

Au moment de remonter le fil de ses souvenirs, Jeff bloque sur un événement. C’était en 1990 ou 1991, la date précise lui échappe, confessant qu’il a « quelques trous de mémoire sur cette époque », les drogues ayant pour faculté de perturber l’espace-temps. Ce qu’il peut affirmer, en revanche c’est que Zdar, De Crécy et lui viennent de participer à leur première rave, une soirée Trance Body Express sur la péniche Delo à Pont de Puteaux.

 

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Plus qu’une simple expérience, une révélation: « À peine rentré, Philippe nous a dit: ‘J’achète des platines.’ Très rapidement, Étienne et lui ont commencé à produire, ont formé Motorbass, et moi, je suis resté dans ce truc festif. Quatre ou cinq mois plus tard, j’ai bidouillé quelques trucs chez moi, mais je travaillais énormément en studio à enregistrer, à mixer, je n’avais pas trop le temps de produire. »

 

Rap, musique que j’aime

Historiquement, on doit toutefois deux productions à Jeff Dominguez : « Sur Violents Breakbeats » d’Ideal J et « Les Évadés » du 113, tous deux sortis en 1998. C’est que cette figure méconnue de la french touch, passionnée de raves et de BPM élevés, s’est peu à peu rapprochée du rap français au mitan des 90s. D’abord, grâce à Étienne De Crécy qui, par manque de temps, conseille au producteur de Kery James de travailler avec Jeff pour l’enregistrement du premier album d’Ideal J, O’Riginal MC’s sur une mission.

Puis grâce à Black Door, un studio qu’il monte après s’être fait virer de Plus XXX : « Thierry Legros m’avait parlé de cette idée et je l’ai suivi sans hésiter. À l’époque, il manageait Jmi Sissoko, Pierpoljak, et le groupe DSL (dont Jeff a coréalisé le premier album, J.A.Y.M, en 2002, ndr). Thierry connaissait bien l’équipe du Ministère A.M.E.R, dont c’était le studio de préproduction, mais les gars devaient quitter les lieux.

« Le travail avec Ideal J a tout changé. L’album, pourtant enregistré en neuf jours, est devenu une référence et
le studio a commencé à avoir sa petite cote dans le milieu hip-hop. »

Du coup, il s’est débrouillé pour trouver les fonds nécessaires, un cautionnaire pour la banque et m’a filé une enveloppe de 250000 francs pour acheter le matériel nécessaire. Il y a d’abord eu le maxi de Koalition, le groupe de Sully Sefil. Puis le travail avec Ideal J a tout changé. L’album, pourtant enregistré en neuf jours, est devenu une référence et le studio a commencé à avoir sa petite cote dans le milieu hip-hop indépendant. »

 

Jeff Dominguez, les années hip-hop

S’ensuivent ainsi quatre ou cinq années qu’il qualifie volontiers de « dingues« . Time Bomb, Première Classe, Oxmo Puccino (Opéra Puccino), Fabe (Détournement de son), La Brigade et, surtout, la Mafia K’1 Fry : Jeff Dominguez est de toutes les aventures et cela n’a rien d’un mince exploit à une époque où nombre de rappeurs rencontrent des difficultés à trouver des ingénieurs du son capables de saisir toutes les subtilités de leur musique.

« Avec Zdar et Jeff, on avait cette culture hip-hop, explique Étienne De Crécy. Surtout Jeff, qui est un fan absolu de musique et qui sait être pragmatique et instinctif quand il le faut. Surtout, c’est une vraie personnalité, avec une force de caractère exceptionnelle. C’est sans doute ce petit quelque chose en plus qui lui a permis de se faire un nom au milieu de tous ces rappeurs, au cours de séances qui pouvaient parfois être tendues et virer en baston. Mais pour lui, il n’y avait pas de pression, c’était juste cool de participer à cette aventure. »

Vrai : Jeff retrouve alors dans le rap l’énergie et la revendication sociale du punk. Son premier amour, qu’il tente de partager avec Mafia K’1 Fry, sans parvenir pour autant à briser cette « barrière sociale », bien réelle à l’entendre. Reste que c’est aux côtés de Rohff, 113 ou Manu Key, pendant une douzaine d’années, que le technicien enchaîne les expériences incroyables.

Il en retient trois. Cette fois où il rassure des douaniers inquiets de voir un bus rempli d’une vingtaine de jeunes en trois quarts cuir sur le point de traverser la frontière; ce jour où, avant un concert du collectif du Val-de-Marne à l’Élysée Montmartre, les gars lui refilent un flingue, ou encore ce moment en studio où il comprend que DJ Mehdi est en train de créer d’évidentes connexions entre le rap et les musiques électroniques.

« Il fallait oser, sur l’album Les Princes de la ville du 113, mettre un kick tous les temps, alors qu’en 1998-1999, tous les producteurs hip-hop que je connaissais étaient plutôt sur des beats classiques très influencés par les producteurs américains »

À la fin des années 2000, Jeff Dominguez prend ses distances avec le rap. Le temps a passé et l’heure est venue de se laisser porter vers d’autres univers. Celui de Cat Power lui parait être idéal, suffisamment en tout cas pour déménager à Miami, partager trois années à ses côtés et l’aider à mettre en forme deux de ses albums Sun et Wanderer sur lesquels il assure les arrangements.

« J’ai travaillé avec tant d’ingénieurs qui semblaient désengagés de leur travail que l’approche très disciplinée de Jeff a été un réel plaisir » rappelle la chanteuse américaine admirative du talent de celui qu’elle considère comme un « frère« . Arnaud Rebotini, qui a travaillé avec Jeff sur le deuxième album de Black Strobe en 2014 (Godforsaken Roads) partage le même avis « C’est très simple de bosser avec lui. Il est très rigoureux dans le travail, mais a la blague facile. On se croise encore dans des festivals et, clairement, il n’a rien perdu de son côté punk une fois le boulot accompli. »

 

Touches atouts

Si les personnes interviewées ne l’évoquent pas, sans doute par respect, Jeff ne s’en cache pas : oui, les drogues, et particulièrement l’ecsta, ont longtemps été son carburant en soirée, facilitant son adhésion à la philosophie Madchester et son admiration envers Bez, le danseur fou des Happy Mondays. Depuis 2016, année où il s’installe un Home studio à Aix-les-Bains, le Français confesse avoir toutefois ralenti le rythme.

Par instants, il se considère même comme un « ingénieur du son à l’ancienne », bien conscient qu’il est plus compliqué de « faire un album dans les mêmes conditions qu’avant, avec de longues séances en studio, suivies d’une période de mixage. Les artistes ont pris l’habitude de travailler de chez eux, là où ils ont du temps pour composer et enregistrer sans la pression du studio qu’il faut payer ».

 

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À l’écouter, on comprend pourtant qu’il n’est pas du genre à tourner le dos aux tendances que l’époque a en réserve et à pester contre ces nouvelles générations qui ne comprennent rien au son. Ces dernières années, Jeff Dominguez partage son temps entre les travaux du producteur rap Mani Deïz, de Farmworker (signés sur le label du DJ toulousain Sophonic) et de certains projets du label Isolaa (Rémi Parson et Santa Barbara, projet mené par Manu de Bleu Toucan, notamment), « des artistes indépendants en phase avec mes valeurs », précise-t-il.

Surtout, il continue de fréquenter les clubs, à la recherche de « ce truc physique » qu’il perçoit dans la techno, mais aussi en compagnie d’Étienne De Crécy, dont il est le tour manager depuis 2017. « Jeff est mon interface avec les gens qui nous accueillent en concert, précise le producteur. C’est hyper confortable de travailler aux côtés de quelqu’un avec un tel état d’esprit, toujours de bonne humeur, qui ne fait chier personne. Même s’il est légèrement maniaque…»

De Crécy raconte alors cette anecdote qui, selon lui, termine de prouver le sérieux dont peut faire preuve son ami : « Une fois, je buvais mon café et il y avait une marque noire sous ma tasse. Entre le moment où j’ai bu et où j’ai posé à nouveau ma tasse, croyez-le ou non, mais il avait nettoyé la table… Tout ça pour dire que, même si c’est un grand bavard et un grand fêtard, Jeff est surtout un gars qui ne laisse rien au hasard. »

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