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16 avril 2025

On décrypte un sample iconique du Ballroom avec Lazy Flow

par Siam Catrain

« The Ha Dance », c’est le sample le plus utilisé du ballroom. Que ce soit le titre des Masters at Work ou simplement son ‘crash’, ce son s’impose comme un incontournable des balls. Tsugi vous raconte son histoire en compagnie de Lazy Flow, DJ et producteur bien connu de la scène ballroom parisienne.

Retour aux prémices du ballroom pour se mettre en jambes avant d’entrer dans la danse. Évidemment, si vous êtes déjà calé·e sur le sujet, on vous laisse faire l’impasse sur cette mini-introduction et passer directement au décryptage de Lazy Flow.

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Le ball, ce n’est pas un hobby du samedi soir. C’est un cri, un geste, une claque maquillée. Une réponse farouche à l’ordre établi, née dans l’urgence et nourrie de désir. Le ball, c’est la scène où s’invente une autre manière de vivre — entre paillettes et pavés, entre provocation et survie. Son histoire s’entrelace avec celle des drag shows, ces temples de la transgression queer, où les personnes se parent pour défier le monde.

 

Retour en 1869 : le Hamilton Lodge accueille le premier ball masqué, souffle d’audace en jupons dans une Amérique encore baillonnée d’un corset serré. Les années 1920-30 arrivent et le ball s’enracine chez les communautés gays de New York. Mais que l’on ne s’y trompe pas : même dans ces espaces de liberté, le racisme rôde.

Les drag balls étaient souvent mixtes, oui, mais tous le monde n’était pas toujours sur le même pied d’égalité: les performeur·euse·s noir·e·s y affrontaient le rejet sous les spots. Alors dans les années 1960, avec la montée des luttes pour les droits civiques, les Black balls s’imposent — flamboyants, autonomes, sans concession.

1972, Harlem. Deux reines, Lottie et Crystal LaBeija, fondent la première ‘house’ : la House of LaBeija. C’est là que tout change. Le ball devient ballroom. Les maisons deviennent familles. Et la scène devient une contre-société, un empire queer où chaque pas est politique, chaque pose une revanche.

Aux prémices de cette vendetta, on défile, on se sape et on se maquille. Dans les années 1970 et 1980, de nouvelles catégories émergent toujours plus dansantes et acrobatiques. À cette période, des classiques de la musique ballroom sont intronisés. Difficile de ne pas entendre « Love Is the Message » par MFSB, morceau disco devenu l’hymne des balls. Mais dans les années 1990, une nouvelle ère sonore émerge grâce au travail de producteurs comme Masters at Work (Kenny Dope et Louie Vega).

 

En 1991, Masters At Work sort « The Ha Dance » : un track qui changera à jamais l’histoire de la scène ballroom. Un morceau reconnaissable entre mille grâces à son sample.

Cet échantillon provient du film Un fauteuil pour deux (1983), comédie sur les disparités socio-économiques contenant des références racistes et queerphobes. Les personnages interprétés par Eddie Murphy et Dan Aykroyd s’exclament « Ha ! » au milieu d’une scène surréaliste, marquée par une imitation caricaturale de chant tribal et par un blackface.

 

Ce « Ha », d’abord simple éclat sonore, se transforme — grâce aux Masters at Work – en un symbole de la culture ballroom. L’ensemble des éléments définit les bases du genre : son crash, le placement rythmique de sa caisse claire et son sample. Il devient le battement cardiaque du ballroom, un son qui marque l’entrée en scène et l’intensification de la compétition.

Pendant longtemps, le ballroom s’est appuyé sur une palette sonore très codifiée, puisant dans la disco et la house. « The Ha Dance » devient pour la scène ballroom ce que « Sing Sing » de Gaz est au Baltimore Club ou « Amen Brother«  des Winstons à la jungle : une référence essentielle, remixée et transformée des milliers de fois.

 

À lire sur Tsugi.fr : Amen Break, 6 secondes de beat qui ont changé le sampling

 

L’impact de « The Ha Dance », immortel, reste au cœur du travail de nombreux artistes contemporains du Ballroom, comme MikeQ ou Vjuan Allure. Face à la richesse de ce sample, Tsugi est allé à la rencontre d’un de ces producteurs qui l’utilise, le tord et le vit : Lazy Flow.

 

 

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Peut-on identifier une évolution sonore dans le voguing, avant et après « The Ha Dance » de Masters at Work ?

Lazy Flow : Au sein d’un ball, plusieurs compétitions regroupent différentes catégories de danse. « The Ha Dance » est associé au « vogue FEM » très populaire et acrobatique aujourd’hui. Avant cela, dans les années 1970-80, les mouvements étaient moins périlleux. On retrouvait principalement deux styles de danse lors des événements : le « old way » et le « new way ».

Le « old way » repose davantage sur des poses marquées, inspirées des mannequins. Sur un beat parfois, influencé par le disco et les débuts de la house. Le « new way » quant à lui, en est une version plus poussée : le rythme est plus soutenu et il exige davantage de contorsions et de souplesse.

 

Est-ce qu’en tant que DJ de Ballroom, tu as dû faire un choix entre le rythme plus lent de la « old way » et celui, plus mouvementé, du « vogue femme » ?

Lazy Flow : L’une des caractéristiques des DJs de Ballroom c’est que, pour mixer à un ball, tu es obligé de connaître toutes les catégories (plus d’une trentaine) et leurs musiques associées. Elles sont annoncées à l’avance, mais il faut quand même les maîtriser pour savoir quoi jouer pour chacune d’elles.

On n’est jamais à l’abri qu’une nouvelle catégorie soit ouverte au dernier moment. Ce n’est pas qu’une question de tempo. C’est un spectre très large et codifié, parfois lié au genre ou à un thème spécifique et propre à chaque ball. Il peut y avoir de la trap, comme de la disco, de la techno, house, rnb ou des vogue beats.

« Après, chaque DJ peut y apporter sa sauce et sa culture un peu hors cadre pour pimenter tout ça. Mais attention aux prises de risques non maîtrisées : ce sera très mal vu ! »

 

C’est un sacré travail de selecta !

Lazy Flow : C’est très particulier. Tout le monde ne peut pas être DJ de ball, sans avoir l’éducation nécessaire. Moi, je l’ai eu via les danseurs : ce sont eux qui m’ont donné les bases. Ensuite, j’ai cherché par moi-même ce que faisaient les autres DJs de ballroom. Parfois on teste des choses, parfois on se trompe. Il arrive que le MC ou un juge demande de changer de son. C’est rare, mais ça peut arriver.

On a parlé de trois catégories mais en réalité, il en existe plein d’autres : Realness, Best dressed, Sex siren, Bizarre, Arms control, Hands, Body… Ça ne change pas qu’au niveau rythmique, mais aussi au niveau des codes et des thématiques à connaître.

 

À écouter sur Tsugi Radio : Lazy Flow & Matyouz : Live Ballroom Mix

 

As-tu eu un mentor ?

Lazy Flow : À l’époque, j’avais un studio où j’enregistrais Kiddy Smile pour ses premiers EP. Un jour dans le studio, il a donné une interview pour un documentaire sur la scène ballroom. Il a ramené des MC qu’il voulait que j’enregistre. C’était la première fois que je rencontrais Matyouz Owens, Vinii Revlon et Giselle Palmer. Après ça, j’ai été invité à l’avant-première du documentaire. C’est plus ou moins comme ça que j’ai découvert la scène ballroom de Paris. Cet univers m’a fasciné, et j’ai proposé mon aide en tant que beatmaker. Il m’a fallu deux ans avant de produire de bons sons ballroom !

Un jour, j’ai proposé de mixer gratuitement pour eux et de mettre à disposition les Bains Douches en début de soirée pour y faire un mini ball pour la sortie d’un single avec une chanteuse, amie de Kiddy Smile.

« Il m’a dit OK. C’était mon premier ball en tant que DJ ! »

 

Comment as-tu apprivoisé cette scène ?

Lazy Flow : J’ai reconnecté avec les MCs du documentaire qui m’avaient fait découvrir le ballroom : Matyouz Owens, le MC le plus connu de la scène française (double légende européenne), Gigi Palmer et Vinii Revlon de la House of Revlon.

Ils m’ont envoyé des sons, on s’est vus dans un café et ils m’ont expliqué comment jouer les morceaux, dans quel ordre et pour quelle catégorie : tout pour être prêt. Au final, ils ont adoré ma manière de mixer et Vinnii Revlon a commencé à me booker sur des événements. Matyouz est devenu un de mes mentors et partenaire de jeu favori, avec qui on a fait des dizaines d’edits et pour lequel j’ai enregistré sa voix et sorti ses premiers sons Ballroom – et les premiers français d’ailleurs. Par la suite et de son vivant, j’ai eu la chance de partager des évènements jusqu’à Washington avec Vjuan Allure,.

En mixant en parallèle pour ces balls et en analysant les mouvements des danseurs sur les beats, j’ai enfin compris comment produire de la musique ballroom. Pour ça, je me suis inspiré de nombreux beatmakers comme DJ Delish, Byrell The Great et MikeQ, Capital Kaos, Angel X ou B. Ames avec qui j’ai eu la chance de collaborer par la suite.

 

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Tu parlais de MikeQ dans tes références. Hormis « The Ha Dance », on retrouve dans ses productions beaucoup d’influences du Jersey Club. Est-ce que, dans la musique que tu produis, tu joues aussi sur ces influences croisées ?

Lazy Flow : Avant MikeQ, qui a incorporé des éléments de Jersey dans ses tracks, les influences américaines étaient principalement le disco, la house, le hip hop et des sonorités flirtant avec la musique d’Amérique latine.

En France, les références sont différentes de celles des États-Unis. Par exemple les communautés parisiennes du ballroom sont globalement plus sensibles au hip-hop, à la musique antillaise, africaine et parfois latine. Finalement, de l’héritage culturel des diasporas dont iels sont issues.

 

À lire sur Tsugi.fr : En écoute : un nouveau podcast retrace la culture ballroom en 3 épisodes

 

« C’est excitant de pouvoir créer une musique qui parle directement à une communauté qui danse durant les balls. Cela permet aussi de mieux comprendre la musique dansée en général. »

Je me suis spécialisé dans pleins d’autres styles de danse par la suite, la relation entre le rythme et la danse me passionne grandement depuis. C’est un puits sans fond, extrêmement stimulant.

 

Que représente « The Ha Dance » pour toi ? Quel est ton premier souvenir de ce son ?

Lazy Flow : J’en ai beaucoup parlé avec ceux qui m’ont appris les codes du ballroom. Quand j’ai commencé à mixer, j’ai tout de suite ressenti que c’était un classique. Les anciennes générations y tiennent énormément : Kevin Jz Prodigy pourrait presque faire tout un ball avec ça.

Chez les plus jeunes générations, les productions les plus innovantes du moment amènent fraîcheur et nouveauté, mais les OGs demanderont souvent le « Ha » à un moment donné. Pour revenir aux bases. Les nouvelles générations transmettent à leur tour cette culture. On voit ça surtout dans les catégories « Baby Vogue« / »Virgin Vogue« . Les débutants en « vogue femme » doivent performer sur « The Ha Dance » avant de recevoir leur 10s (across the board).

 

« Au niveau des beatmakers, quand d’autres me demandent des conseils pour produire des morceaux ballroom, je leur conseille d’analyser ce titre. Tout est là pour jouer avec les codes du voguing. » 

 

Le placement de la « snare » est très particulier : il donne la cadence aux danseurs et inspire le « bounce » de leur « duckwalk » ou l’énergie de leur defilé. Le crash, qui revient tous les quatre temps, est samplé par presque tout le monde. C’est une inspiration, un code, un classique sur lequel les danseurs « dip« , tombent gracieusement sur le floor. Les mouvements associés sont très codifiés. Il faut absolument les respecter pour avoir les bonnes grâces des juges.

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Lazy Flow a monté son label il y a trois ans. Il y produit des artistes de la scène club francophone émergente ainsi que ses propres sons. Si vous êtes curieux de découvrir plus d’utilisations du « Ha Dance » ou tout simplement les sons qui feront vibrer les balls de Paris, on vous invite à explorer son label : Bouillant Records.

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