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© Anne Harbers / © Christophe Abramowitz, Radio France
20 mars 2024

Richie Hawtin & Steve Reich, des boucles étranges (1/2)

par Tsugi

L’un, Steve Reich, presque nonagénaire, est le maître incontesté de la musique répétitive née dans les années 1960 aux États-Unis. L’autre, Richie Hawtin, fringant quinquagénaire, a impulsé la techno minimale au milieu des années 1990. Deux générations, deux approches, mais un amour partagé pour la recherche et l’expérimentation musicale. Rencontre.

Par Olivier Lamm


Article issu du Tsugi 167 : Rencontre entre Richie Hawtin & Steve Reich

 

L’hypnose à la source de tout : c’est le point commun évident entre les musiques de Richie Hawtin, 53 ans, et Steve Reich, 87 ans, et les deux genres qu’ils ont contribué à faire grandir immensément, la techno minimale et la musique répétitive. Mais au-delà de ce lien de forme sur lequel on a beaucoup divagué à une autre époque, plaçant Steve Reich et quelques-uns de ses camarades (Philip Glass, Terry Riley) en pionniers systématiques de musiques électroniques (techno, house, électronica…) dont l’Américain ignorait le plus souvent tout, et inversement, l’histoire était-elle la bonne ? Le jeune Richie Hawtin, à l’aube des nineties et d’une carrière éblouissante, trouva en tout cas plus qu’il n’en fallait pour nourrir son imaginaire et ses intuitions dans l’œuvre de son aîné, la plus résiliente, la plus influente et la plus riche née dans le champ du minimalisme américain. Une œuvre essentiellement instrumentale, à l’exception des expérimentations pour bandes « It’s Gonna Rain » et « Come Out », déployée dans toutes les échelles du solo (« Violin Phase », Electric Counterpoint) à l’orchestre philharmonique (The Desert Music), parfois articulée autour de l’échantillonneur (Different Trains, City Life) et reconnaissable en une mesure à son usage de la répétition, de l’entrelacement des motifs, et d’harmonies exclusivement tonales.

Autant d’éléments repris à leur compte, et pour d’autres usages, d’autres raisons formelles, par les artisans de la musique électronique en général et Richie Hawtin en particulier, chef de file d’une aventure minimaliste de la techno américaine depuis les premiers jours du label +8, et auteur sous le nom de Plastikman de plusieurs chefs-d’œuvre du genre. Autant de raisons de provoquer cette rencontre inédite, via Zoom, à quelques jours de la trente-quatrième édition de Présences, festival de création musicale de Radio France qui mettra à l’honneur Steve Reich et nombre de ses œuvres les plus emblématiques (« Clapping Music », Drumming, The Desert Music…) à la faveur d’une « Électro-Odyssée » inédite de Richie Hawtin, attendue les 5 et 6 février à l’Ircam.

 

Vous souvenez-vous la première fois où vous avez entendu la musique de l’autre ?

Richie Hawtin : C’était à la fin des années 1980. J’écoutais scrupuleusement tout ce que je pouvais trouver dans la musique électronique, la musique de film et le classique qui soit basé sur l’idée de répétition. Je suis tombé amoureux du minimalisme d’Erik Satie, de Philip Glass, et de la musique de Steve. Je me destinais au cinéma, mon rêve était de devenir artisan d’effets spéciaux et j’étais en quête perpétuelle d’une musique narrative, qui vous embarque et vous fasse vivre des expériences. C’est sans doute la raison pour laquelle je me suis dirigé vers les compositions longues, dans lesquelles on doit se perdre. Des histoires imaginaires.

 

À lire également sur tsugi.fr : Steve Reich : musique minimale, influence maximale

 

Quelle œuvre avez-vous entendue en premier ?

Richie Hawtin : Me connaissant, ce fut sans doute Drumming, parce que j’ai toujours adoré les percussions. Je suis incapable de jouer de la batterie, et j’ai toujours été persuadé que j’avais un sens du rythme exécrable, mais c’est la première chose que je compose dans un morceau : le rythme. Récemment, je me suis replongé dans la discographie de Steve, et j’ai découvert un album qui m’avait échappé, Phase Patterns. Un disque… Wow. Quel album. Steve, quand j’écoute ta musique, j’identifie tellement de points communs avec la mienne, tellement de points communs avec la musique électronique – qui fait l’usage que l’on sait de la polyrythmie. Il y a la répétition, aussi, et la longueur des formats. Une évidence quand on pense à la techno, où tout est plus long en général, des albums aux nuits en club, huit ou dix heures en immersion, les histoires que l’on raconte à travers les DJ-sets…

 

Steve, de votre côté, avez-vous en tête une œuvre de Richie Hawtin ou Plastikman qui vous aurait interpellé ?

Steve Reich : J’ai écouté la musique de Richie pour la première fois hier. Je suis allé sur Spotify, j’ai ouvert la page Plastikman. J’ai écouté les trois premiers morceaux d’un disque dont je n’ai pas retenu le titre, mais j’ai été frappé par la finesse, l’attention aux détails. Aussi par l’intelligence du son, la manière dont rien n’est tout à fait défini : on reste dans un entre-deux qui exige qu’on écoute attentivement. J’aime les œuvres qui vous forcent à vous pencher en avant au-dessus d’elles, pour comprendre ce qu’il se passe. Richie semble avoir développé un sens de l’allure extrêmement raffiné. C’est de la musique infiniment patiente.

Richie Hawtin : J’aime ce choix de mots !

Steve Reich : C’est une musique qui demande de la patience à l’auditeur, aussi, et qui lui fait apprécier cette patience dont il fait preuve. Il existe tant de genres de musique… Tout ce qui importe est l’excellence que l’on déploie quand on la fait. Je n’y connais rien en techno. J’ai juste une petite anecdote qui pourrait t’amuser…

Richie Hawtin : Dis-nous tout.

Steve Reich : Dans les années 1990, j’ai composé cette œuvre, City Life. Au milieu, on trouve une partie échafaudée sur un échantillon de voix que j’avais enregistré lors d’une manifestation près de City Hall, à New York, en bas de chez moi. Je ne me souviens plus des revendications des manifestants, des Afro-Américains la plupart, et à un moment, l’un d’entre eux a dit, de manière assez sarcastique, « It’s been a honeymoon, can’t take no more » (« on a tant profité, qu’on n’en peut plus »). Le mouvement s’articule autour de l’échantillon joué en direct par deux samplers. Un jour, j’ai reçu une lettre en réaction à City Life, qui disait simplement : « Can’t take no more, can’t techno. » J’imagine que c’était très critique de la part de la personne qui me l’a envoyée, qui ne doit pas beaucoup aimer la techno. Mais j’ai apprécié l’éloquence du mot doux.

Richie hawtin

© Anne Harbers

Richie Hawtin : (très amusé par l’anecdote) Quand tu dis que rien n’est vraiment défini dans la musique, je dirais que l’harmonie de la mienne provient de son rythme. Je me concentre toujours en priorité sur les percussions. Dont les sons sont parfois mélodiques, d’ailleurs. Tu parles aussi de ma patience. C’est vrai que j’aime laisser le temps à ma musique de se développer. Certains développements sont planifiés en amont, d’autres s’imposent en temps réel, au fur et à mesure que les interactions entre les éléments voient le jour, au fur et à mesure que ces éléments se superposent et se complètent. En tant qu’auditeur de ton travail, j’entends que les musiciens qui interprètent ta musique travaillent chacun un son spécifique et dans un cadre de fréquence très précis. C’est comme ça que fonctionnent nos musiques. Fabriquer une tension, la libérer… Et emmener l’auditeur en voyage.

 

Cette évocation du voyage est édifiante, dans la mesure où vous avez chacun consacré des œuvres au thème du train : Train-Tracs de Richie, sorti en 1993 sous le nom de F.U.S.E., et Different Trains, l’une des œuvres les plus emblématiques et autobiographiques de Steve. Les deux, d’ailleurs, incorporent des sons de train dans la composition.

Steve Reich : Mes parents ont divorcé quand j’avais 1 an. Ma mère (June Carroll, ndr) était chanteuse. Mon père était avocat. Après la séparation, mon père est resté vivre à New York, et ma mère est retournée à Los Angeles. La garde étant partagée, je devais passer la moitié de l’année avec l’un, la deuxième moitié avec l’autre. À l’époque – entre 1937 et 1940 –, on voyageait encore beaucoup en train. La femme qui s’occupait de moi, Virginia, m’accompagnait sur ces longs trajets, un jour de New York à Chicago, puis trois de Chicago à Los Angeles. Quand on est enfant, ce genre de voyage peut faire forte impression. C’est le sujet de cette œuvre pour quatuor à cordes.

 

C’est aussi une œuvre pionnière par l’usage du sampler.

Steve Reich : Bien entendu, j’avais déjà utilisé la voix enregistrée dans mon travail, dans les années 1960, et j’étais très intéressé par le fait de pouvoir jouer des échantillons directement plutôt que de manipuler des boucles de bande magnétique. À cette époque, j’ai été approché par le Kronos Quartet, qui désirait me commander une pièce. J’ai commencé par envisager une pièce autour de la voix de Bela Bartók, avant de réaliser qu’il ne serait sans doute pas idéal d’avoir le fantôme de Bartók, qui a composé les plus grands quatuors à corde depuis Beethoven, installé sur mon épaule pendant que j’essayais de composer le mien. Puis ces voyages en train ont ressurgi de ma mémoire. Je suis allé rendre visite à Virginia avec un petit enregistreur et un micro, puis j’ai retrouvé un certain Lawrence Davis, qui était bagagiste sur ces trains à l’époque où je les prenais. Au fur et à mesure que je montais les voix, une histoire a commencé à émerger, en même temps qu’une arrière‐pensée. « Que se passait-il ailleurs dans le monde pendant que je prenais ces trains ? » Eh bien, un certain Hitler était en train de déporter les enfants juifs, comme moi, vers la Pologne et la mort dans les chambres à gaz. Si j’étais né belge ou danois, nous ne serions pas en train d’avoir cette conversation. Je suis allé à Yale pour consulter les archives de survivants de l’Holocauste. C’est là que j’ai commencé à entendre la musique dans les voix.

 

Richie hawtin

© Christophe Abramowitz / Radio France

Expliquez-nous ce procédé que vous avez mis en place, qui permet de faire chanter les voix des locuteurs sans modifier les enregistrements.

Steve Reich : Certains parlent d’une voix mélodique, d’autres moins. Ça n’est pas conscient, et ça dépend des gens. J’ai commencé à voir l’idée de la composition en classant les voix : je composerais en suivant les mélodies de ceux qui parlent. (Il chante) « From Chicago… » On entend le violon alto avant d’entendre la voix de Virginia, mais la mélodie vient de la voix de Virginia. Toutes les idées musicales de Different Trains sont dérivées de ceux qui parlent. Le quatuor joue également un motif musical qui imite le rythme du train sur les rails.

Steve Reich : Le train nous a donné l’un des rudiments de base dans la musique de percussion : le « paradiddle », une alternance de coups qu’on apprend très tôt quand on étudie le tambour. Je le fais jouer par les cordes, un motif qu’un violoniste ou un altiste n’a pas l’habitude de jouer. Ce motif rythmique ne s’arrête que quand le train entre à Auschwitz.

 

 

On perçoit aussi les sifflements.

Steve Reich : J’habitais à Manhattan, juste en face d’un disquaire qui avait tout un bac dédié aux disques de train. J’ai acheté quelques CDs et j’ai tâché de bidouiller quelques samples en modifiant les hauteurs. En tant que compositeur, j’ai été fasciné par les différences entre les trains américains et européens. Les sifflements des trains américains sont de longs intervalles de quartes et de quintes, alors que les Européens sont des cris très aigus.

Richie Hawtin : De mon côté, la fascination pour les trains remonte à mon déménagement du Royaume‐Uni au Canada. J’avais 9 ans, et ça a été un énorme changement. Nous nous sommes installés dans un quartier résidentiel, à quatre maisons d’une voie ferrée. On entendait les trains aller et venir toute la journée. On jouait avec, on leur courait après. Encore aujourd’hui, quand je mixe et que je me sens bien, j’ai l’impression d’être un train de fret qui fonce. Parce que quand je joue, et quand bien même je joue la musique des autres, avec une liste de 400 ou 500 chansons dans lesquelles je vais piocher, je ne suis aucun plan précis. Je connais la direction, je suis sur des rails, mais les meilleurs moments sont ceux où je ressens que je suis sur le point de dérailler. Je pense souvent que je suis comme un train. J’ai l’image en tête. Quand j’ai fait les Train-Tracs, c’était un hommage à tout ça. Je les ai enregistrées avec pas grand‐chose, une boîte à rythmes TR‐909, une reverb, des sons de trains. Un truc qui tabasse. Une locomotive, sans wagon, sans passager. Qui fonce.

Steve Reich : (rires) Et dont vous êtes le contrôleur.

Richie Hawtin : Le contrôleur, et qui nourrit le feu dans le foyer. Yeah.

(…)
La suite de l’article arrivera bientôt
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