Skip to main content
© Christophe Abramowitz / Radio Francce
7 février 2024

Steve Reich : musique minimale, influence maximale

par Tsugi

Figure de la musique répétitive et minimaliste initiée aux Etats-Unis à la fin des années 1960, Steve Reich est aujourd’hui l’un des compositeurs contemporains les plus joués à travers le monde, jusque dans les festivals consacrés à l’électro. Mais peut-il être autant considéré comme un parrain de la techno?

Par Jean-Yves Leloup

Quand Nuits Sonores offre une carte blanche au DJ star Ben Klock, qui croyez-vous que le Berlinois invite? Ses potes du label Ostgut Ton? Un illustre “inventeur” de la techno? Lors de l’édition 2015 du festival, le résident du Berghain a préféré programmer l’Ensemble Links de Rémi Durupt, venu interpréter sur scène l’étourdissant Music For 18 Musicians de Steve Reich, considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de la musique contemporaine, et plus particulièrement du courant ‘minimaliste’, un adjectif qui peine à décrire l’extraordinaire richesse de ses timbres et de sa structure.

Il n’est toutefois pas surprenant de retrouver la plus célèbre des pièces de Steve Reich (composée pour violon, violoncelle, clarinettes, pianos, marimbas, xylophone, vibraphone et maracas), programmée aux côtés de Tale Of Us, Rone ou Laurent Garnier. Depuis plus de vingt ans, ses compositions se retrouvent régulièrement mixées, remixées ou compilées par des DJ’s comme Four Tet, Donato Dozzy, Maceo Plex, Âme ou I:Cube.

 

À lire également sur tsugi.fr : En écoute : Four Tet publie l’album de son live set à l’Alexandra Palace


Côté scène, en 2012, le Bloc Festival de Londres proposait déjà sur la même affiche, Steve Reich, Hawtin et Villalobos. En 2014, Music For 18 Musicians faisait danser sous la pluie le festival de Glastonbury. Et, en cet automne 2015, le festival Marathon réunira dans un même élan fédérateur, à Paris et dans toute la France, des figures de la techno (Arnaud Rebotini, James Holden, Dopplereffekt) et certains des grands noms de la musique savante, concrète et contemporaine, parmi lesquels Christian Zanési, Pierre Henry et bien sûr Steve Reich, dont l’Ensemble Links interprétera son fameux ‘tube’ de 1976 ainsi que Drumming, une pièce percussive pour bongos, marimbas et glockenspiel.


Déphasage, pulsation et consonance STEVE REICH

Né en 1936 à New York, Steve Reich étudie dès son adolescence le piano et les percussions, tout en se passionnant pour le jazz. Il poursuit cet apprentissage classique au sein de la prestigieuse Julliard School de 1958 à 1961, avant de rejoindre la Californie, où il suit l’enseignement de Darius Milhaud et de Luciano Berio, aux côtés duquel il découvre l’austérité du sérialisme, esthétique dominante de l’époque.

À l’image de certains autres compositeurs américains, que l’on qualifie commodément de minimalistes et de répétitifs (Philip Glass, Terry Riley), Reich choisit de rejeter l’atonalité du sérialisme qui régnait alors, pour explorer une musique basée sur la consonance et la pulsation, puisant son essence dans la variété mélodique et timbrale du jazz de Coltrane, la richesse percussive africaine ou les harmonies complexes du gamelan balinais.

Mais surtout, il découvre la puissance de la technique du déphasage, qu’il explore dans ses premiers travaux comme ‘It’s Gonna Rain‘ (1965) ou ‘Come Out‘ (1966), construits sur le principe du décalage graduel de voix et de motifs joués à l’aide de plusieurs magnétos, qu’il applique l’année suivante à de véritables instruments.

À partir des années soixante-dix, il va enrichir ce procédé sous la forme de pièces plus ambitieuses, basées sur le canon, la répétition et l’évolution progressive de cellules mélodiques proches de la boucle, ou sur des transpositions de motifs percussifs à des instruments mélodiques, qui trouveront dès lors un écho naturel au sein de générations dont les oreilles ont été façonnées par la pop, le jazz ou l’électronique.


Influence maximaleTEVE REICH

La fascination qu’exerce Reich sur l’univers des musiques pop date de ses premiers succès des années 70. Brian Eno (‘mentor’ de Fred again..), s’inspire de ses techniques de déphasage, de boucles et de delay, et des effets psychoacoustiques qu’ils procurent, à l’image de Bowie dont on retrouve sur l’instrumental ‘Weeping Wall‘, extrait de Low, la trace des mélodies pulsées de marimbas et de vibraphone chères à l’Américain.


À lire également sur tsugi.fr : Fred again.., producteur timide devenu star des Grammys

Le passage de Steve Reich à Berlin en 1975 marque une partie de ses musiciens électroniques, parmi lesquels Tangerine Dream ou Manuel Göttsching, dont les travaux antérieurs partagent déjà de nombreux points communs avec les minimalistes et répétitifs américains. Les timbres cristallins et métalliques des instruments de prédilection de Reich, et plus encore ses modes de composition dans lesquels dominent pulsation et séquençage, expliquent sa popularité au sein de la scène électronique dès cette époque.

On retrouve d’ailleurs la trace de Reich une quinzaine d’années plus tard chez les DJ’s de la scène ambient qui émerge en Angleterre, dont les premiers mixes mêlent les envolées kosmische de l’électronique allemande, les mélopées des minimalistes américains (Reich, mais aussi Glass ou Riley), aux mélodies de la house de l’époque. En 1990, l’énorme tube ‘Little Fluffy Clouds’ de The Orb, puise d’ailleurs sans vergogne dans les notes graciles de Electric Counterpoint de Steve Reich.

Issu de la même génération, le duo Orbital s’inspire quant à lui de Reich, mais sans le sampler, sur ‘Time Become‘ (1993) et ‘Kein Trink Wasser‘ (1994), attestant de l’influence du compositeur américain sur la génération IDM. Mais c’est sans doute Aphex Twin, le plus célèbre d’entre eux, qui lui rendra bien plus tard, en 2011, le plus bel hommage, avec la réinterprétation de ‘Pendulum Music‘ (1968), une installation sonore de Reich dont la mélodie et le rythme interne sont composés de larsens provoqués par une série de micros qui se balancent au-dessus d’une rangée de haut-parleurs.

Les motifs mélodiques de Steve Reich étant faciles à sampler, de nombreux producteurs s’essayent aussi au remix, qu’ils s’agissent de versions pirates, souvent bancales (Röyksopp, Maceo Plex) ou de remixes officiels, à l’image de Reich : Remixed, une compilation qui comporte son lot de réussites (signées Howie B ou Nobukazu Takemura), d’échecs (Four Tet) ou d’incongruités.

Aujourd’hui, Reich trouve aussi un écho chez Radiohead, Tyondai Braxton ou James Murphy, mais son influence directe est toutefois plus évidente auprès de jeunes compositeurs, étiquetés ‘modern classical’ comme Owen Pallett, Nils Frahm, Grandbrothers ou Olof Arnalds qui marient leur éducation classique aux timbres de l’électronique.


À lire également sur tsugi.fr : The Smile (Radiohead) : bon, que vaut ce nouvel album ?
Une communauté d’âmeTEVE REICH

Toutefois, si ses motifs mélodiques semblent quasiment prêts à sampler, il serait illusoire d’établir un lien trop direct entre Reich et la génération techno, comme le rappelle le musicologue et chercheur Matthieu Guillien, auteur d’une remarquable étude comparée entre le courant minimaliste des années soixante et la techno minimale (La techno minimale, Aedam Musicae).

« Pour moi, la première décennie techno est totalement dépourvue de son influence. La découverte de Reich par les musiciens de Detroit est plutôt due à une sorte de feedback créé par des journalistes qui, rencontrant ces musiciens, leur ont suggéré des filiations possibles entre leur musique et leurs prédécesseurs. Et puis, dire que la techno a été influencée par Steve Reich, c’est dégradant pour la techno, parce que c’est en faire une sorte de masse informe, comme si ses musiciens étaient dépourvus de style propre ou d’identité. » 

C’est d’ailleurs le cas de Plastikman (Richie Hawtin) qui, auteur d’une techno introspective et minimale, n’a découvert la musique de Reich que dans les années 2000, bien après avoir composé ses premiers chefs-d’œuvre.

« Il y a eu des périodes, poursuit Guillien, où certains intellectuels de la musique ont voulu réévaluer et revaloriser la techno en lui trouvant des ancêtres plus ou moins prestigieux pour établir des liens qui étaient plutôt artificiels et finissaient par nuire à la démonstration. »

Ce grand spécialiste de la musique de Detroit fait référence à un texte de Daniel Caux publié en 1998 dans Art Press, dans lequel ce musicologue aujourd’hui disparu, ami de Reich comme de Laurent Garnier, établit un parallèle intéressant entre le minimalisme originel et la techno des années rave, deux genres qui visent selon lui à la recherche « d’effets psychoacoustiques » sur leurs auditeurs.


À lire également sur tsugi.fr : Le docu à voir : la techno de Detroit à Berlin, en long, en large et en 20 minutes

Mais, selon Guillien, si l’on veut véritablement établir un lien ou rechercher une « communauté d’âme » entre la génération techno et les recherches de ces compositeurs pionniers des années 60 élevés dans la tradition de la musique classique occidentale (mais aussi asiatique et africaine), il faut revenir aux deux modèles originels du minimalisme musical, à savoir la pulsation chère à Terry Riley et le statisme de LaMonte Young, un compositeur réputé pour explorer des notes tenues et des compositions de longue durée, dont le caractère immersif trouve un écho naturel dans l’univers de la dance music.

Si l’univers des musiques populaires semble toujours avoir été fasciné par l’œuvre de Reich, le New-Yorkais s’est lui-même montré curieux envers certaines de ses figures, notamment au cours de ces dernières années. Son ‘album’ Radio Rewrite (2014), pas le plus abouti hélas, est par exemple directement inspiré de la base harmonique et des accords de deux chansons de Radiohead.

Et, depuis la réinterprétation de ‘Pendulum Music’ par Aphex Twin, Steve Reich ne tarit pas d’éloges sur le Britannique, avec qui il espère pouvoir retravailler un jour. Un projet, encore bien hypothétique, qui symboliserait pourtant à merveille la rencontre de deux des courants majeurs du XXe siècle.

Visited 611 times, 1 visit(s) today