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Baby Volcano © Eric Périat
28 novembre 2023

Seins nus sur scène : Tits out !

par Tsugi

De Christine and The Queens à Tove Lo, en passant par Franky Gogo ou Rebecca de Lulu Van Trapp, une génération d’artistes tombe spontanément le haut sur scène. À l’endroit du corps, le geste est politique.

 

Article écrit par Alexandra Dumont sur le Tsugi 164 :La France, l’autre pays du trip-hop !

 

25 juillet 2023. France 2 diffuse le concert événement Paris 2024 à un an du lancement des Jeux olympiques et paralympiques. Le chanteur Christine and The Queens, qui se genre au masculin avec des seins, interprète « Full Of life », issu de son dernier album Paranoïa, Angels, True Love. À l’issue de sa performance, il enlève son gilet sans manches porté sur un buste dénudé pour dévoiler complètement sa poitrine. Une chose qui échappe au regard des téléspectateurs. La caméra détourne sciemment son objectif pour filmer la scène de loin puis le reflet de ce torse nu sur le sol laqué du parvis de l’Hôtel de ville de Paris. La censure est totale. Le geste artistique de son auteur s’en trouve du même coup travesti.

Qu’importe, l’artiste reproduit ardemment cette chorégraphie sur l’ensemble de sa tournée et performe sa nudité sur presque toute la durée de ses shows, entre les festivals Art Rock de Saint-Brieuc et Rock en Seine le 25 août dernier. C’est au même endroit, la veille, que la Suédoise Tove Lo avait aussi montré ses seins (comme à chacun de ses concerts), au cours de son interprétation du bien nommé « Talking Body » (« en parlant de corps »). Ces artistes mobilisent une rhétorique du langage corporel qui n’est pas nouvelle, car empruntée tout autant aux premières actions du mouvement de libération des femmes qu’au punk – notamment à la révolution féministe Riot Grrrl comme aux représentations de la chanteuse des Plasmatics, Wendy O. Williams, toutes seins dehors. « Il y a cette filiation militante, car le corps des femmes est politique, et les seins en particulier« , commente Bérénice Hamidi, enseignante-chercheuse en Arts de la scène.

 

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Scénographier son torse nu
seins nus

Rebecca (Lulu Van Trapp) © Edouard Richard

Au cours des dernières années, une poignée d’artistes s’est illustrée dans cette apparente inconscience militante. La Suisso-Guatémaltèque Baby Volcano et son mélange viscéral d’électro-pop, de rap et de trap qui bastonne, scénographie son torse nu recouvert de peintures, du scotch sur les tétons, depuis son premier concert sur une scène de musique actuelle. « J’ai senti une affirmation artistique dans un endroit et un contexte où la nudité est beaucoup moins banalisée« , dit celle qui a d’abord investi cette matière de travail dans le champ de la performance. La Lilloise Bakel, dont la musique évoque une certaine chanson française qui savait s’indigner, entend à l’avenir dépasser ce cadre circonscrit. En novembre 2021, elle montait sur la scène du cabaret queer La Mess.e avec Alexandre Fandard. Tous deux portaient une jupe longue plissée. Seule différence, il avait le torse nu, et elle, avait prévu de cacher sa poitrine sous un long voile noir. Au dernier moment, frappée par l’absurdité de la situation, elle décide de dévoiler fièrement ses seins. La Française Rebecca jouit de cette liberté depuis la fois où elle s’est retrouvée entièrement nue pendant qu’elle se produisait avec son ancien groupe de punk extrême La Mouche. Ce qui lui servait de jupe s’est déchiré. Il ne lui restait que ses Doc aux pieds après qu’elle ait décidé de tout enlever. Elle avait 21 ans. « Ça a été une expérience fondatrice, dit-elle sept ans plus tard. J’ai fini par me jeter nue dans le public. Les gens me tenaient, m’agrippaient, me caressaient mais jamais je ne me suis sentie envahie d’une façon gênante. » Depuis, elle cherche toujours à reproduire l’accident.

Le 7 avril 2022, à la Maroquinerie, avec son nouveau groupe Lulu Van Trapp, entre La Femme et les Rita Mitsouko, son bustier laissait dépasser à intervalles réguliers ses deux seins. Cette décomplexion totale a inspiré Maeva, la chanteuse du duo fusionnel de rock indé Bandit Bandit, qui a osé troquer son soutien-gorge habituel contre du gaffer à plusieurs reprises sur des scènes européennes. Elle témoigne : « J’ai définitivement remisé au placard le pantalon en cuir, que je n’arrivais même pas à enlever toute seule tellement je transpirais dedans, et je joue désormais en brassière et cycliste, pour être plus libre de mes mouvements, mais surtout pour ne plus crever de chaud ! » Toutes retournent le fameux adage de Tartuffe – couvrez ce sein que je ne saurais voir – devenu convention sociale, en se réappropriant non seulement leur corps, mais leur récit.

 

Saboter le patriarcat
seins nus

Bakel © DR

Si au départ leur geste est spontané, ces artistes le réalisent en conscience, contre les entraves à la liberté de disposer de leurs corps faites aux femmes. « Parce que rien de ce que nous faisons n’est jamais gratuit, et ce à la seconde où on sort dans la rue, fulmine Rebecca. Je l’ai beaucoup détesté ce corps, parce que tout à coup, il m’empêchait d’être libre. Quand j’ai eu 8 ans, je me suis vue assigner au genre féminin. Je n’avais plus le droit d’être torse nu alors que c’était ma passion ! Mon monde s’écroulait à cause de ces deux pauvres machins, que je n’avais pas moi-même compris, envisagés, regardés, aimés, ni même palpés. Donc, enlever le haut, c’est aussi une récupération du fait d’être femme. » « Moi aussi j’avais besoin de transformer cette brutalité avec laquelle on nous dépossède de notre corps et de notre chair dès notre plus jeune âge », soutient Baby Volcano. Ce corps, qui est sans arrêt chargé, colonisé, infériorisé, invisibilisé, elles le libèrent à l’endroit de la scène. Le plus compliqué étant (encore) de montrer leurs tétons. « C’est le dernier rempart« , regrette Maeva. « Choisir de les cacher dit aussi que c’est interdit ou scandaleux, complète Rebecca. Quand je monte sur scène, je veux qu’on voie une personne qui se dédie à fond à son art et aux messages que je veux faire passer, pas qu’on me sexualise. » Mais, le mamelon doit-il systématiquement être perçu comme un attribut sexuel ? « Il faut mettre en valeur la rondeur de la poitrine, faire pigeonner un décolleté, mais il faut absolument obturer le téton, s’agace Sofia Sept, Femen depuis onze ans et artiste de rue.

 

Sa première interpellation, nue dans l’espace public, un policier qui la muselait, a scellé son engagement. Parce que c’est un organe de plaisir, le débat s’enflamme ! » La jurisprudence sur le sujet remonte à 1965. Une femme qui jouait au ping-pong seins nus sur la Croisette à Cannes a été condamnée pour outrage à la pudeur. Grâce au mouvement Femen, il faut désormais que l’action de tomber le haut soit caractérisée à des fins sexuelles. « Le téton est le dernier endroit d’asservissement de la femme colonisé par le patriarcat, fustige l’activiste. C’est son regard qui est indécent et obscène, pas notre poitrine ! » « Je refuse que ce regard colonise mon corps, approuve Rebecca. En décidant de la façon dont je me mets nue, je le sabote ! Un corps légèrement recouvert, c’est infiniment plus source de fantasmes qu’un corps absolument nu, que je n’ai pas instinctivement envie de sexualiser. C’est juste un corps nu qui s’exprime dans sa chair et dans son érotisme. La nudité le désacralise. Et on ne peut souiller de son regard, de ses mots, de ses gestes, que ce qui est sacré. Désacraliser mon corps, c’est affirmer qu’il est inviolable et immaculé ! »

 

D’un genre à l’autre
seins nus

Maeva (Bandit Bandit) © DR

« Dans leur geste, il y a une réappropriation politique qui renvoie à l’imaginaire de la nudité guerrière, combattante des Amazones ou de Marianne dans le tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, résume Bérénice Hamidi. Être artiste aujourd’hui, plus que jamais, c’est savoir jouer sur son image, la démultiplier, et c’est aussi savoir jouer sur ce que le scandale permet de rendre visible. » Elle n’associe pourtant pas à ce geste libre et donc intimement provocant un potentiel transgressif, sauf chez les personnes qui questionnent leur identité de genre. « Je n’ai pas l’impression d’avoir renversé la table en termes de prise de parti politique, confirme Bakel. J’estime avoir un corps qui est plus valorisé que d’autres. Je suis mince. Je suis racisée, mais je n’ai pas la peau noire. Je n’ai pas non plus une grosse poitrine. Il y a mille endroits qui bousculent beaucoup plus fort. » Il n’y a qu’à voir la façon dont Christine and The Queens est rendu responsable d’avoir créé le malaise en prime time à la télévision. Tout ça pour avoir fait la démonstration d’un corps d’homme avec des seins, dont les tétons dissimulés sous du gaffer couleur peau lui donnent des allures de cyborg asexué.

 

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L’artiste non binaire Franky Gogo, qui se genrait autrefois au féminin sous l’alias Fiodor Dream Dog, donne aussi à voir une représentation qui n’existe pas par ailleurs, un torse de mec, mais avec des cicatrices, exposé à son public tout de suite après son ablation mammaire. « Depuis mes 4 ans, je me considère comme une personne de genre indéterminé. En grandissant, j’avais une androgynie très forte qui ne me dérangeait pas, sauf quand on me disait que je jouais de la batterie aussi bien qu’un mec. Là, j’enlevais le haut pour répondre au sexisme. Vous voyez le mec que vous adorez, eh bien, c’est une meuf. Mais progressivement, avoir des seins est devenu trop pour moi, parce qu’on attendait de moi une espèce de fragilité et une réponse par en dessous dont je ne voulais pas. Je préfère le genre flou pour faire sinon entendre une parole au moins un cri silencieux comme enjeu de représentation : suggérer qu’un autre monde est là et qu’il suffit de le prendre. »

L’hypersexualisation voire l’impudeur des rappeuses américaines Rihanna, Cardi B, Megan Thee Stallion et consœurs procèdent du même potentiel transgressif. Quand bien même leur posture sert le regard masculin et son rapport de domination sur le corps des femmes, elles font leur une certaine forme de virilité et se réapproprient le fantasme ethnique de la femme noire, sauvage, qui déborde de désir. À tous les étages de la représentation de ces artistes, le corps est un porte-étendard de leurs revendications, sans qu’elles aient forcément besoin d’être nommées. Être, juste être, est déjà une revendication en soi !

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