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2 avril 2025

S’engager sur les réseaux sociaux, comment trouver la bonne voix ?

par Tsugi

Le monde va mal, cette réalité s’étale chaque jour ad nauseam sur nos réseaux sociaux… Et s’exprimer dans ces espaces est de plus en plus complexe. Pourtant sur une ligne de crête virtuelle, il est encore possible d’utiliser son influence numérique à bon escient (et sans devenir zinzin).

 

Par Apolline Bazin

 

Article issu du  Tsugi Magazine n°177 : ‘Comment le Disco a percuté le monde’, dispo partout

 

« J’adorerais qu’on puisse tout supprimer, ça me rend ouf «  confesse une personne interviewée pour cet article à la fin de l’entretien. La question est presque : qui n’en rêve pas aujourd’hui ? Pour la diffusion de la musique, les réseaux sociaux sont devenus des outils quasi incontournables, aussi puissants qu’aliénants. « On est piégés par ce système qui nous a rendus addicts à un produit dont on dépend « , résume la chanteuse Thérèse.

Or, depuis plus d’un an, les situations d’urgence – que ce soit politique, humanitaire, écologique – se multiplient et dans un contexte de bollorisation de l’espace médiatique, les réseaux sociaux restent (faute de mieux) un lieu de mobilisation citoyenne. En attendant une vraie alternative, dix artistes et pros engagés chacun à leur manière nous ont livré leurs réflexions.

 

En 2025, être citoyen c’est ‘être engagé’

« On a tous une responsabilité face à un génocide ou le développement d’une idéologie aussi mortifère que le fascisme. N’importe quelle voix compte », expose Arabian Panther, DJ et producteur signé chez Ritmo Fatale. D’origine libanaise, le Toulousain est engagé depuis ses débuts pour la cause palestinienne. Il y a quelques années, sa déclaration aurait relevé de l’évidence, mais l’époque a changé.

En octobre, Télérama publiait un article intitulé ‘Trop de coups à prendre, et trop peu à gagner : la fin de l’’artiste engagé ?’. Oui, selon les journalistes qui relèvent que ce sont « toujours les mêmes » qui s’y collent dans la musique et le cinéma, même pendant la campagne des législatives anticipées pour faire barrage au RN.

 

Il est vrai que, parmi les stars, certain·es ont brillé par leur absence, mais le sens politique des artistes n’a pourtant pas disparu. À tel point que, pour celles et ceux qui soutiennent des causes et prennent la parole régulièrement en ligne, l’enjeu est de ne pas être réduit au rôle du ‘militant de service’. « On devrait appeler les autres ‘artistes désengagés' », ironise Thérèse.

« Dans ma jeunesse, l’engagement politique était normal, observe Étienne de Crécy qui affiche publiquement son soutien à chaque présidentielle. Aujourd’hui, je constate que c’est plutôt quelque chose qui peut nous être reproché, comme s’il y avait une volonté de dépolitisation de la part du public. »

Les nombreux commentaires négatifs, voire le cyberharcèlement, que peuvent aujourd’hui subir les artistes lorsqu’ils ou elles s’expriment sur un sujet politique, sont révélateurs de la dureté du moment. Malgré ses convictions, M., jeune artiste pop (qui a préféré rester anonyme), avoue regretter d’avoir appelé à voter en faveur du NFP : « C’était une ‘erreur’ parce que je me suis rendu compte que les gens ne nous voyaient que comme des pantins responsables de leur divertissement, se remémore‐t‐elle amère. Voir des gens assumer leur racisme, même dans mon public, c’est trop violent. »

 

À lire également sur Tsugi : Patrick Watson x November Ultra, et la magie opère | INTERVIEW

 

Et la violence est démultipliée, proportionnellement au nombre de followers. En appelant elles aussi à faire barrage au RN en juin, Barbara Pravi et November Ultra (respectivement 306.000 et 246.000 followers sur Instagram) ont reçu des centaines de messages d’injures et de menaces. « De toute façon, que tu prennes ou pas la parole, tu auras toujours tort, résume Élodie Filleul, leur manageuse. Ce qu’il faut c’est être aligné avec soi. »

 

Se construire une ligne

Hors des rendez‐vous politiques incontournables, s’interroger sur la manière d’utiliser ses réseaux sociaux fait partie d’un processus de politisation en fin de compte assez intime. « J’essaie de faire en sorte que chaque prise de parole soit la plus sincère possible, raconte Oklou, qui se construit une ligne pas‐à‐pas. C’est dans cette attitude‐là que je trouve la confiance d’affirmer une opinion. » Une attitude prudente basée sur la reconnaissance de ses limites : « À chaque fois que je partage un contenu [tiers], c’est aussi pour me protéger parce que [militer] n’est pas mon métier. »

 

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Élodie Filleul, qui travaille aussi avec Camélia Jordana et Golshifteh Farahani, est formelle : « Aujourd’hui tout doit être pesé, parce que chaque mot peut jouer contre toi. » Sans restreindre la liberté de ses artistes, la manager coordonne des relectures croisées de posts, conseille de construire son propos à partir d’infos et de son histoire personnelle pour éviter les faux pas. « Il ne faut pas être sur tous les fronts n’importe comment. C’est toujours plus efficace de choisir sa cause », recommande Arabian Panther. Pour le producteur, ce qui compte aujourd’hui « c’est de faire un maximum de bruit » pour lutter contre l’horreur. Reste que toutes les causes n’ont pas le même prix.

 

« C’est plus bankable et moins risqué de militer pour sauver les baleines et les arbres », constate G-Boi, DJ basé à Lyon. Le moindre reach (diffusion naturelle) des contenus politiques opère comme une forme de censure et peut décourager. Pourtant, pour survivre à des guerres ou des catastrophes naturelles, des milliers de personnes dépendent aujourd’hui de la solidarité qui s’organise sur les réseaux sociaux par le biais de cagnottes de dons.

 

« Dans ma jeunesse, l’engagement politique était normal. Aujourd’hui, c’est plutôt quelque chose qui peut nous être reproché » Etienne de Crécy

 

Oklou a choisi d’en soutenir une, accrochée à son profil Insta, au profit d’une Gazaouie. « Ça m’a paru être une bonne action, facile à mener, et c’était le bon moment. Ça m’a fait du bien parce que c’est concret « , explique-t-elle. Quand on se casse la tête avec tous ces enjeux, il est parfois difficile de ne pas en vouloir à ceux qui restent silencieux ou discrets. Oklou cultive un esprit d’indulgence « même si j’ai conscience que, de manière ultime, il faut se libérer de certaines craintes ».

Dans cette période d’instabilité, même les artistes sûrs de leurs convictions s’avouent un peu ‘perdus’, voire ‘démunis’. Avec les catastrophes qui s’enchaînent, Jennifer Cardini décrit un ‘effet de saturation’ qui se double d’un doute profond sur l’impact réel de son expression en ligne. Pour autant, comme la plupart des artistes interviewés, iel n’envisage pas d’arrêter de poster : « On n’a déjà plus beaucoup de journalistes, si à un moment donné personne ne relaie les infos, on fait quoi ? »

 

ONG, médias, collectifs: l’union fait la force (de frappe)

Jennifer Cardini voit un salut numérique dans le rôle de transmission des artistes, notamment pour raconter l’histoire des musiques électroniques : « C’est important de continuer à faire de la transmission, sinon les jeunes générations pensent que l’électro, ce n’est que la french touch. Or la techno prend ses racines dans les communautés afro‐latino‐américaines, LGBT et le mouvement rave qui s’est opposé à Thatcher. » 

 

À lire sur tsugi.fr : Jennifer Cardini lance le label Færies Records, un track déjà en écoute

 

Le remède au désœuvrement se trouve en partie dans la collaboration avec d’autres entités. « J’ai besoin qu’on encourage les artistes [à s’exprimer], parce que, si ce n’est pas maintenant qu’on s’engage, on est foutus », rappelle Magali Payen, fondatrice d’On est prêt, mouvement de mobilisation citoyenne pour le vivant et la justice sociale. Avec le SMA (Syndicat des Musiques Actuelles), la responsable associative a été à l’initiative d’une pétition pour appeler à voter contre le RN en juin dernier.

Elle rappelle que « la culture est une des premières cibles des partis d’extrême droite avec les droits des femmes et les assos ». On est prêt à ainsi développer le programme de résidences ‘Déclic’, pour aider les créateurs de contenu et artistes à se former à la prise de parole en ligne sur des enjeux d’écologie.

 

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Magali Payen souligne que, plus que jamais, il faut des « stratégies complémentaires » pour toucher de nouveaux publics. Car dans un contexte médiatique saturé, l’enjeu est bien de casser les bulles de filtres façonnées par le calcul algorithmique dans lesquelles chacun est enfermé. « C’est d’autant plus impactant quand [un partage] vient de personnes auxquelles on ne s’attend pas », abonde Domitille Raveau, cofondatrice de Consentis, qui cite en exemple un relais spontané de Folamour ayant généré un afflux d’abonnées sur le compte de l’asso de lutte contre les VSS en milieu festif. « Ça leur coûte si peu et, pour nous, ça fait la différence », constate-t-elle.

Et en période de backlash, les ‘alliés’ sont d’autant plus précieux… Autre argument en faveur de l’alliance avec des tiers : « Relayer les messages de structures, ça évite de dire n’importe quoi », poursuit Domitille Raveau. D’autant que de nombreuses ONG jouent un rôle de médias sur les sujets qu’elles portent, produisant chiffres et infos qualitatives. « C’est important de s’ancrer avec des personnes et des organisations pour aussi ne pas avoir l’impression d’être seul·e. » Et aussi évident que ça puisse paraître, la meilleure manière de s’investir en ligne, c’est bien de ne jamais perdre de vue les effets qu’on veut produire hors d’Internet.

 

À terme, quitter les réseaux ?

« Aujourd’hui, je fais presque plus dans la vraie vie », raconte Thérèse, qui se décrit pourtant comme un « bébé des réseaux »« J’œuvre en ligne quand j’en ai à la fois le temps et puis l’envie. » Car derrière les dilemmes éthiques auxquels font face les artistes en ligne, il y a le sujet de la dépendance. Plutôt réservé au quotidien, mais « tombé dans le piège d’Instagram comme tout le monde », Étienne de Crécy analyse : « La droite et l’extrême droite prennent une grande ampleur parce qu’elles sont financées par la concentration de richesses. Ce n’est pas avec des posts Insta et des tweets qu’on va y arriver. »

Et ça ne risque pas de s’arranger avec les conséquences de la réélection de Trump sur la politique des plateformes : dans le sillage d’Elon Musk, Mark Zuckerberg vient d’annoncer la suppression du fact-checking chez Meta.

En réaction, On est prêt a lancé l’initiative #HelloQuitteX pour accompagner la migration de ses contacts vers le réseau équivalent de son choix (Mastodon, Bluesky). Un mouvement qui pourrait s’étendre aux réseaux de Meta ? En 2025, pour qui continuera d’utiliser ces plateformes, il s’agira en tout cas moins de trouver absolument ses propres mots sur tous les sujets que de choisir sa manière de participer à la vie publique, en relayant des informations et des initiatives.

Car, comme le rappelle Magali Payen, « nous faire rêver d’un nouveau monde qui rende has been la société de consommation et retisse des liens, c’est bien le rôle des artistes ».

 

Par Apolline Bazin

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