« Chansigner » : Quand les mains racontent la musique
Traduire la musique en langue des signes (chansigner), c’est la mission que s’est donné le collectif 10 doigts en cavale. Ils écument les festivals, avec l’objectif de rendre les performances musicales accessibles aux personnes sourdes et malentendantes.
Le mot « chansigne » vous est-il familier ? Contraction des mots « chant » et « signe », cette pratique consiste justement à fusionner les deux. L’idée est de retranscrire en langue des signes (en l’occurence française) des prestations musicales, afin de les rendre accessibles aux personnes sourdes et malentendantes.
Mais concrètement, comment ça se passe ? Pour en savoir plus, nous sommes allés échanger avec le collectif 10 doigts en cavale. Créé il y a cinq ans, il collabore avec de nombreux festivals, dont Rock en Seine, le Printemps de Bourges et bien d’autres. Entretien avec la co-fondatrice, Aurélie Nahon.
Comment est venue la nécessité de créer ce collectif d’interprètes ?
Nous sommes trois à l’origine du projet : moi, Périnne Diot, Florian Gautrin. Nous étions ensemble en Master d’interprétation à la Sorbonne. L’idée de faire du chansigne nous est venue en constatant que le milieu musical était très peu accessible aux personnes sourdes. Les interprètes travaillent plus souvent au sein de banques, de tribunaux, lors de meeting politiques, etc. En plus, nous ne sommes pas nombreux en France (environ 600) et pour être chansigneurs, il faut se spécialiser, être prêt à beaucoup se déplacer…
Avez-vous d’ailleurs l’impression qu’il y a des préjugés à ce sujet ?
Il y a une méconnaissance sur le sujet. On se demande pourquoi un public sourd viendrait en festival puisqu’ils n’entendent pas. Alors qu’au contraire, celui-ci ne vient pas car il n’y a pas de dispositif pour lui. D’ailleurs, plusieurs types de surdités existent : certaines personnes n’entendent que les sons aigus ou graves, d’autres ne saisissent que certains mots ou perçoivent les vibrations…
Comment fait-on pour transmettre les émotions d’une musique en langue des signes ?
La langue des signes, c’est 50% de gestes avec la main, 50% de mouvements du corps et d’expressions faciales. Ces derniers permettent de marquer l’intensité. Si je dis le mot « colère » mais que je reste immobile, cela indique une faible intensité de l’émotion. Mais si je gonfle le torse et je fais des gestes larges, on verra que je suis très énervée. De la même manière, en musique, il faut caler ces expressions du corps pour traduire les paroles.
Votre interprétation change-t-elle en fonction du genre musical ? Certains sont-ils plus difficiles que d’autres à adapter ?
On essaie de s’adapter autant que possible au style et à l’univers de l’artiste, au niveau de notre gestuelle. Par exemple, nous avons accompagné la performance de Pomme, dont la musique est très mélancolique, douce et posée. Il a fallu signer tout en rondeur, avec souplesse.
Parfois c’est plus marqué, notamment pour le métal et le rap. Le rythme est très haché et le débit soutenu. Je me souviens d’un concert de rap pour lequel j’ai dû m’entrainer durant 3 semaines, 5 heures par jour, pour parvenir à suivre le débit de parole. J’ai terminé avec une tendinite au poignet ! Maintenant, on a appris à se ménager, sinon le corps ne tient plus.
D’ailleurs, comment préparez-vous les concerts ?
On demande la setlist trois à quatre mois en avance. Car il nous faut le temps de nous préparer pour être les plus fidèles possible aux textes de l’artiste. Les musiques sont travaillées, évoquent un thème spécifique, contiennent des métaphores, des jeux de mots, etc. Il faut donc traduire tout cela en langue des signes. Et si le morceau est dans une autre langue, il faut déjà le traduire en français.
Parfois on peut être trop long dans notre traduction, perdre le fil. Il faut la retravailler pour être synchro avec l’artiste. Surtout, on doit connaitre la chanson par cœur, et savoir toute notre traduction. On demande aussi un extrait live du concert, car la version studio est souvent très différente.
Justement lors des concerts, il peut y avoir des improvisations, changements etc. Comment gérez-vous les imprévus ?
Il arrive en effet que des artistes interprètent des morceaux surprises, ou changent de setlist. Pour avoir le temps de se préparer, on demande généralement d’être tenus au courant. Mais parfois, on apprend qu’il y aura un changement surprise le jour J. On ne peut pas dire au public sourd qu’on ne va rien faire et juste ranger nos mains ! Mais on leur précise qu’on devra un peu improviser.
Où vous placez-vous lors du concert ? Êtes-vous intégrés à la performance de l’artiste ?
On doit s’adapter aux contraintes logistiques et à la scénographie. 90% du temps, nous sommes sur un côté de la scène. Certains artistes viennent nous voir dès le départ, pour directement nous intégrer. D’autres moments, on reste sur notre place attitrée et l’artiste vient de temps en temps nous voir, afin que le show ait une ambiance homogène. En tous cas, on essaye de s’accorder au style de l’artiste, même au niveau de notre tenue.
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Vous êtes sur le terrain depuis quelques années déjà. Avez-vous remarqué une évolution depuis vos débuts ? Les événements musicaux font-ils plus d’efforts pour se rendre accessibles ?
On remarque amélioration à notre niveau. À nos débuts il y a 5 ans, nous étions trois ; maintenant nous sommes une quinzaine. On a rapidement constaté qu’on ne pouvait pas répondre à la demande en étant si peu, et qu’il fallait des renforts. Il y avait de plus en plus de dates, et les festivals avec lesquels nous avions travaillés une première fois nous rappelaient en général pour les éditions suivantes.
Plus généralement, les festivals ont travaillé pour se rendre accessibles. Certains se sont par exemple doté de gilets vibrants, qui, grâce à des capteurs, permettent de reproduire le rythme des musiques. Des festivals ayant déjà ce dispositif nous ont d’ailleurs contacté afin de le compléter.
En tous cas, tout cela nécessite des fonds, de la sensibilisation… Ça prend du temps et de l’énergie, ce n’est pas toujours facile, surtout pour les petits festivals qui ont des moyens limités.
Et quels sont les retours du public ?
Les personnes sourdes et malentendantes sont très satisfaites, c’est un plaisir pour eux car ils peuvent accompagner un proche, venir en famille… Je me souviens par exemple d’une mère malentendante qui avait pu, pour la première fois, accompagner ses enfants à un concert et profiter avec eux. De son côté, le public entendant nous dit que cela apporte quelque chose au show, et permet de rendre la chanson plus visuelle.