« L’Histoire de la musique a été racontée au masculin depuis toujours »
En 2019, Angèle compose « Balance ton quoi » en réaction au mouvement mondial #MeToo. Mais des siècles plus tôt, une abbesse allemande révélait déjà les prémices d’un féminisme musical. Égalité des sexes, dénonciation du sexisme : dans son nouveau livre Ni muses ni groupies, l’autrice et journaliste Chloé Thibaud révèle comment la musique aide depuis toujours les femmes à porter leurs revendications.
Interview par Ana Boyrie pour Tsugi
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Après avoir longtemps travaillé sur des hommes, avec notamment En relisant Gainsbourg, tu as cette fois décidé de te consacrer aux femmes. Comment ce livre est né ?
Chloé Thibaud : Je suis une grande auditrice de musique depuis toujours. Et j’ai fait le conservatoire, donc des études de musique assez longues. Tout allait bien, jusqu’à mon éveil féministe – je le date d’il y a dix ans. À ce moment-là, j’ai pris conscience du fait qu’en 15 ans de conservatoire, jamais je n’avais joué l’œuvre d’une femme au piano. Et côté chant, j’ai globalement chanté beaucoup plus de morceaux issus d’artistes masculins. Ça m’a frappée. J’ai réalisé que j’avais passé les trois-quarts de ma vie à écouter, à lire, à regarder et célébrer essentiellement des artistes masculins.
Ce livre est donc né de l’envie de retracer une espèce d’histoire du ‘féminisme musical’. Cette expression n’existe pas vraiment, mais l’idée n’était pas juste de se poser la question des femmes qui font de la musique ou qui chantent, mais de se demander comment les mouvements féministes ont pu être accompagnés par la musique.
« J’ai réalisé que j’avais passé les trois quarts de ma vie à écouter, à lire, à regarder et célébrer essentiellement des artistes masculins. » Chloé Thibaud
Dès l’avant-propos, tu parles de l’écoute de tes parents avec « deux teams bien affirmées »…
Chloé Thibaud : C’est simple : pour mon père, c’était Gainsbourg ; pour ma mère, Balavoine. Et Berger reliait les deux (rires). Et je suis toujours incapable de citer leurs artistes féminines préférées. Ça en dit long. Je dis d’ailleurs que « mes oreilles ont longtemps été sexistes ». Il suffit de regarder les statistiques pour se rendre compte que nous toutes et tous sommes éduqués à tendre l’oreille davantage aux hommes qu’aux femmes. Ça se confirme encore : je viens de voir une publication d’Anna Toumazoff (influenceuse et animatrice de l’émission « Tunnel », ndlr) qui épingle le festival Les Ardentes pour son line-up essentiellement masculin.
Aux Victoires de la Musique, les chiffres évoluent peu : en 40 ans de cérémonie, seulement six femmes ont été consacrées pour la chanson originale de l’année (seule catégorie à être soumise au vote du public, ce qui est assez significatif). Côté radio, Emilie Mazoyer parle de l’algorithme qui conduit à diffuser beaucoup plus de voix d’hommes. Et attention à ne pas diffuser plusieurs voix de femme à la suite, au risque « d’agacer ». Comme je le disais, nos oreilles sont –souvent malgré elles– sexistes.
Tu te dis un peu fatiguée d’être présentée comme ‘journaliste féministe’, rappelant que ‘féministe’ n’est pas ton métier mais fait partie du champ de tes valeurs. Pourtant pour ce livre, tu as tenu à ce que le sous-titre soit ‘une histoire féministe de la musique’. Pourquoi ?

© Laurie Bisceglia
Parce que, précisément ici, ça a du sens de le souligner. Parce que l’Histoire de la musique avec un grand ‘H’, a toujours été racontée au masculin. Alors que les femmes ont toujours été présentes dans la musique. Elles ont toujours créé, chanté, écrit, composé. Mais puisque cette Histoire était racontée par des hommes – sans compter le développement de l’industrie musicale produite par des hommes – les artistes féminines ont été invisibilisées.
Aujourd’hui, c’est presque banal d’apprendre qu’on avait déjà des compositrices au XIe siècle, à l’instar de Hildegarde de Bingen. À côté des grands hommes dont on a retenu les noms, à chaque fois tu avais des femmes. Seulement, elles n’avaient pas accès aux mêmes institutions, aux mêmes postes, aux mêmes studios, aux mêmes clubs… Et c’est d’ailleurs transversal, ça vaut aussi bien pour la musique classique que pour le jazz, le rock ou la musique électronique.
« Quand tu vois Chappell Roan ou Charli XCX, tu comprends que les artistes féminines d’aujourd’hui sont toutes engagées. Ce n’est même plus une question » Chloé Thibaud, autrice de Ni Muses Ni Groupies
Il n’y a pas eu de genre plus émancipant, inclusif ou respectueux ?
La pop est le genre dont les femmes ressortent plutôt gagnantes. En 2025, c’est chouette, on vit une époque favorable pour les artistes pop féminines. Mais le but de ce livre était de déconstruire des a priori : on a tendance à croire que la chanson française est irréprochable. C’est faux. On a tendance à diaboliser le rap, alors qu’on se rend compte que la variété, le classique et le rock ne sont pas mieux en termes de violences sexistes. Les travaux de mes consœurs en sont la preuve : je pense à Aliette de Laleu avec Mozart était une femme, à Sophie Rosemont avec Girls Rock…
Pour ce livre, tu as récolté vingt témoignages exclusifs. Qu’est-ce qui t’a frappée ?
Ce qui donne la chair de poule, c’est de réaliser qu’on soit du côté d’Angélique Kidjo, Lio, Sheila ou Paloma Colombe, Pomme et Santa, toutes ont été confrontées au sexisme et/ou aux violences sexistes. Sauf Françoise Hardy – que j’ai interviewée avant sa mort – qui fait figure d’exception.
Quand je lui ai demandé si elle était féministe, elle m’a répondu « je ne l’ai jamais été et ne le serai jamais », ce qui est cash et surprendra sans doute. Malgré le fait qu’elle “n’aille pas dans mon sens“, mon travail de journaliste consiste à faire entendre différentes voix et la sienne est importante. Je suis assez persuadée qu’elle a dû être victime de sexisme au cours de sa carrière. Peut-être n’en a-t-elle pas eu conscience, peut-être avait-elle des œillères. Beaucoup de femmes ne se sont pas débarrassées de leur misogynie intériorisée. C’est sûr que lorsqu’elle m’a dit « Quand un homme se comporte mal, cherchez la mère » il y avait de quoi grincer des dents.
La préface de ton livre est signée Flore Benguigui. En novembre dernier elle a annoncé son départ du groupe L’Impératrice, dénonçant justement des « humiliations », une « emprise » et une « sensation d’isolement très forte », au point d’en perdre sa voix. Qu’est-ce qui t’a poussée à la contacter ?

© Solenne Jakovsky
Je suis le travail de Flore depuis des années. Son podcast « Cherchez la femme » fait partie de mes références bibliographiques. Je trouve qu’elle fait un travail merveilleux de re-visibilisation des femmes dans l’industrie musicale. Que ce soit à travers son podcast ou les tables rondes qu’elle organise… C’était donc pour moi une évidence de lui proposer cette préface. Elle a immédiatement accepté, et c’était bien avant que je sache qu’elle quitte L’Impératrice.
Comme tout le monde, j’ai été absolument choquée, dégoûtée et déçue d’apprendre que ça s’était passé comme ça pour elle. Flore a un tel rayonnement féministe dans cette industrie, puisqu’elle porte au quotidien ces combats. De savoir que le groupe entier a pu bénéficier de son aura et de son engagement si sincère, pour se faire valoir, ça m’écœure profondément.
Tu montres justement à quel point la musique est une arme puissante pour de nombreuses artistes féminines qui souhaitent dénoncer les inégalités, les injustices, les violences…
Complètement. Chez une artiste comme Cyndi Lauper dont on retient surtout « Girls Just Wanna Have Fun », il y a une autre chanson qui s’appelle « Sally’s Pigeons » (« Les pigeons de Sally », en français) : ça raconte l’histoire vraie d’une de ses amies d’enfance, morte après être tombée enceinte à l’adolescence et avoir subi un avortement clandestin.
Je parle aussi de Sœur Sourire avec sa chanson « La pilule d’or ». Anne Sylvestre quant à elle racontait que sa chanson « Non, tu n’as pas de nom » était diffusée dans des plannings familiaux. On voit combien la chanson, grâce à son pouvoir politique et pédagogique, a permis aux femmes de lever des tabous. En France, Louane chante « 3919 » en référence au numéro national pour les femmes victimes de violences conjugales, Yseult avec « Bad Boy » ou encore Clara Luciani avec « Cœur »… Comme disent les jeunes, ‘elles disent les termes’ (rires).
« On voit combien la chanson, grâce à son pouvoir politique et pédagogique, a permis aux femmes de lever des tabous » Chloé Thibaud, autrice de Ni Muses Ni Groupies
La chanson peut aussi desservir les femmes, ce que tu révèles à travers des exemples concrets rassemblés dans « Radio Sexisme ».
Oh oui. En ce moment, j’entends passer à la radio la chanson de Kendji Girac « J’ai changé ». Une chanson qui reprend le discours typique des hommes violents. Cette chanson, c’est tout bonnement un texto envoyé par ton ex violent qui essaie de te faire croire qu’il a changé. Il y a une phrase qui me hérisse le poil, où il dit : « Faut dire qu’on est doués pour se détruire ». Le mec ne prend pas sa part de responsabilité. Alors que les violences psychologiques subies par sa conjointe ont été caractérisées. Dans ce sens-là aussi, malheureusement, la musique a un pouvoir.
Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?
Nous ne sommes plus dans des figures d’exception. Du genre, une Cyndi Lauper par-ci, une Madonna par-là. Quand tu vois Chappell Roan ou Charli XCX, tu comprends que les artistes féminines d’aujourd’hui sont toutes engagées. Ce n’est même plus une question. C’est même ringard de le préciser. C’est fabuleux de voir fleurir autant de chansons, favorisées comme hymnes grâce aux réseaux sociaux. Quand on pense à « Messy » de Lola Young ou « I Am Woman » de Emmy Meli, ces titres ont percé grâce à 15 secondes sur TikTok. 15 secondes qui véhiculent un discours hyper féministe. C’est enthousiasmant et empouvoirant de voir que ça devient une trend, et de voir des jeunes filles reprendre ces paroles.
Tu parles des chanteuses à texte, des chanteuses à voix… En musique électronique non plus, les femmes ne sont pas épargnées.
Dès l’instant où la musique implique une dimension technique, ça renforce encore plus ce stéréotype sexiste. Dès qu’il y a une machine, tu comprends, les pauvres femmes sont bien incapables de la faire marcher. Sauf s’il s’agit d’une machine à laver, bien sûr… C’est pour cela que l’entretien avec Bénédicte Schmitt, brillante ingénieure du son et réalisatrice artistique, est précieux. Celui de Paloma Colombe qui, elle, produit de la musique électronique, aussi : oui, les femmes peuvent mixer, créer, être sur scène et être badass.
Malheureusement, elles sont encore la cible de violences sexistes et sexuelles sur scène. D’où l’intérêt du mouvement « Réinventer la nuit ». Ça prouve une fois de plus que même lorsqu’on y accède, on fait encore face à diverses formes de violences liées à notre genre ou notre orientation sexuelle. Le combat n’est pas gagné.
Interview par Ana Boyrie pour Tsugi
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Ni muses ni groupies, une histoire féministe de la musique
20 entretiens exclusifs, notamment avec Pomme, Santa, Yseult, Lio, Sheila, Angélique Kidjo, Yelle…