De la naissance de la techno à Detroit au début des années 1980, Jeff Mills a tout vu, tout entendu. D’abord en tant que DJ émérite, puis comme producteur au sein de Final Cut, d’Underground Resistance, et en solo. Une sommité qui se confie longuement sur sa vision du mouvement, le contexte d’alors, et sur la beauté d’une ville meurtrie sur laquelle, finalement, on ne sait pas grand-chose.
Par Brice Miclet
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Les gens parlent souvent de 1984 comme année de naissance de la techno, notamment parce que c’est celle de la sortie du titre ‘Techno City‘ de Cybotron. Qu’en pensez-vous ? La techno a-t-elle une date anniversaire ?
Jeff Mills : Je ne pense pas. Mais mon opinion pourrait être très différente de celle d’un autre artiste ou observateur du genre. D’après mes souvenirs, je dirais qu’il n’y a pas eu de point de départ particulier, quoi que ce soit qui ait tout déclenché. On ne peut pas parler de la techno de Detroit comme de quelque chose de collectif, finalement. Parce que tellement de personnes ont fait tellement de choses à des moments et des lieux différents… Et beaucoup de ce que nous considérons comme les premiers titres de techno étaient en fait très influencés par ce qui se passait à Chicago à la même époque. On appelait cela de la musique progressive. C’était une musique qui venait d’Europe.
Le hip-hop ou l’electro-funk new-yorkais par exemple, ont particulièrement influencé vos premières années de djing à Detroit, au début des années 1980 ?
Jeff Mills : Je jouais de la musique de rue. Cela englobait donc le hip-hop, oui, mais aussi la dance industrielle, la new-wave, la post new-wave… Toutes sortes de musiques alternatives. Pour moi, la techno de Detroit n’était pas une musique de rue parce que la majorité des ceux qui la produisaient et de ceux qui l’écoutaient ne venaient tout simplement pas de la rue. Ils venaient des clubs.
En tant que DJ pendant la première moitié des années 80, quelle était votre relation avec les artistes que nous appelons aujourd’hui les Belleville Three, à savoir Kevin Saunderson, Derrick May et Juan Atkins, qui sont de votre génération ?
Jeff Mills : J’étais DJ professionnel, j’avais une émission de radio six jours par semaine, et je devais me produire en soirées deux ou trois fois par semaine. De très nombreux djs me passaient leur musique. Je ne participais pas du tout à la production, j’étais un peu vu comme un programmateur. J’ai donc entendu leur musique très tôt, l’ai passée dans mes émissions puis en club.
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Les artistes de cette époque et de Détroit avaient-ils le sentiment que quelque chose d’important allait arriver ou était en train d’arriver artistiquement ?
Jeff Mills : Vous savez, à l’époque, Detroit était une ville très segmentée. Beaucoup de gens évoluaient dans leur propre clique, dans tel groupe, dans tel style, et ne communiquaient pas nécessairement entre eux. Tout le monde restait un peu dans son coin. Comme à l’époque de la Motown quand les Temptations ne communiquaient pas avec les Supremes, qui ne communiquaient pas avec les Four Tops etc. Mais nous savions que quelque chose fort était en train de se passer, même si ça n’est que bien plus tard, entre le milieu et la fin des années 1980, que les gens ont commencé à réellement interagir, à se dire que la musique techno pouvait représenter Detroit

© Jacob Khrist
C’est souvent un raccourci d’affirmer que les gens ont agi collectivement et ont eu la volonté de créer la techno ensemble ?
Jeff Mills : C’est arrivé comme ça. À cette époque, les instruments électroniques se démocratisaient énormément, vous pouviez aller dans un magasin de musique et acheter une boîte à rythmes, un échantillonneur, toutes sortes d’équipements. Mais il fallait de l’argent, ça coûtait très cher. Si vous aviez les moyens de le faire, vous n’aviez pas nécessairement besoin d’être dans un groupe ou de rencontrer plein de gens pour faire de la musique. Au départ, nous ne savions pas vraiment qui possédait ces instruments sur Detroit. C’est finalement grâce aux soirées universitaires, aux fraternités et aux sororités que nous avons pu connecter entre artistes et djs. Par exemple, j’ai reçu un enseignement musical et technique très différent de ceux qu’ont reçu Ken Collier ou Delano Smith. Et puis, à la fin des années 1980, nous avions compris ce que nous représentions collectivement, en tant que groupe d’artistes.
Avez-vous eu alors la volonté de changer la société ? D’apporter quelque chose de politique ? Juan Atkins, par exemple, a été très tôt considéré comme un musicien engagé…
Jeff Mills : À la fin des années 1980, j’ai fait partie du groupe Final Cut. Detroit était encore très sinistrée économiquement, nous n’avions pas beaucoup d’informations sur ce qui se passait en ville, et également sur ce qui se passait hors de Detroit. Notre seule chance était d’être repéré par quelqu’un de New York, qu’on y jouait votre musique. Peu d’entre nous pouvaient voyager. Derrick, Kevin et Juan avaient cette possibilité, mais les autres très très peu. Ca n’est qu’un fondant Underground Resistance avec Mike Banks en 1989 que nous avons commencé à comprendre le monde qui nous entourait réellement, que nous avons pu situer la techno, lui donner une place dans les musiques électroniques, à comprendre que tout était connecté, que d’autres musique comme le hip-hop, entre autres, devenaient de plus en plus politiques. Ca n’est donc pas venu tout de suite, pas pour nous en tout cas. Une fois cela compris, nous avons cherché à savoir si la même chose, le même élan se produisait à l’extérieur du pays.
» Je jouais de la musique de rue. Cela englobait donc le hip-hop, oui, mais aussi la dance industrielle, la new-wave, la post new-wave… Toutes sortes de musiques alternatives. »
Est-ce aussi parce que la techno a connu une reconnaissance médiatique tardive ?
Jeff Mills : Je vais vous donner un exemple : avec Underground Resistance, nous avions listé les personnes ou structures capables de relayer notre démarche. Il y avait beaucoup de publications noir-américaines telles que Ebony ou Black Entrepreneur. Nous leur avons envoyé une lettre dans laquelle nous expliquions qui nous étions, ce que nous faisions, et pourquoi cela pouvait les intéresser. Nous n’avons reçu aucune réponse. Absolument aucune. Le hip-hop était partout, mais il n’y avait aucune appétence pour une musique électronique née à Detroit, zéro. On a vite compris que si l’on voulait survivre, il fallait quitter le pays.
Nous ne voulions pas finir comme ces artistes de jazz qui n’intéressaient plus du tout le public américain. Nous nous sommes notamment tournés vers Berlin. C’est là-bas que nous sommes d’abord allés. C’était un déchirement que de quitter les Etats-Unis, de quitter Detroit, une ville qui avait enfanté de la Motown, d’une industrie musicale propre. Mais nous n’avions pas le choix. Aujourd’hui, certaines cultures sont américaines sont encore largement déconsidérées en leurs contrées. Peut-être sont-ce les résidus de certains problèmes raciaux, des choses comme ça.
Vous avez étudié l’architecture en parallèle de votre activité de DJ, c’est bien cela ?
Jeff Mills : Oui. Je voulais d’abord être avocat, mais plus j’en apprenais sur ce milieu, plus je sentais que j’allais y perdre ma dignité. Je me suis donc tourné vers l’architecture. J’ai commencé les études, mais Underground Resistance s’est créé et a commencé à prendre de plus en plus de place dans ma vie. Je pensais que je pouvais faire une pause, jouer de la musique, et reprendre les études plus tard. Mais je suis toujours musicien trente-cinq ans plus tard.
C’est intéressant parce que l’architecture de Detroit est souvent mise en relation avec l’aspect industriel et presque froid de la techno. Qu’en pensez-vous ?
Jeff Mills : J’en pense que beaucoup ne se rendent pas compte de ce qu’est réellement Detroit. Il faut bien comprendre que cette ville est très imprégnée de l’architecture Art-déco. Il y en a partout. C’était une ville extrêmement prospère au début du XXe siècle grâce aux industries de l’acier et de l’automobile. Ils ont donc grandement embelli Detroit. Les bâtiments municipaux, les écoles, les universités, les bibliothèques… La ville est pleine de cet Art-déco rayonnant. J’ai toujours fait un lien entre l’élégance de la techno de Detroit et l’élégance de la ville. Ces derniers temps, c’est difficile de le voir, même des personnes qui y vivent ne s’en rendent pas compte.
Il y a quelque chose de similaire à l’Egypte antique, avec ces colonnes, ce côté magique de l’architecture. Si vous allez là-bas, levez la tête, observez les sommets des bâtiments. Vous y verrez la mentalité dans laquelle cette ville a été construite, ce à quoi pensaient les gens en les érigeant, l’essence de ce qu’ils imaginaient en termes de civilisation. Même si Detroit est connu pour son côté ouvrier, elle a cette élégance et ces apparats. Quand j’étais enfant, c’était une ville très agréable, un très bel endroit. Pas comme New York, Los Angeles ou Chicago, non. C’était très particulier. Aujourd’hui, les gens essaient de retrouver cette mentalité et cet imaginaire, c’est fascinant. Il n’est pas rare de voir une ville décliner, Detroit n’est pas la seule américaine à qui c’est arrivé. Mais on peut y voir, comme en Egypte, une forme d’intention civilisationnelle. Sans toute cette atmosphère, sans cet aspect de la ville, sans cette sophistication, il n’y aurait jamais eu de si belles voitures de produites, ou de morceaux comme No UFO’s.
Après avoir été longtemps DJs, qu’est-ce qui vous a poussé vers la production musicale dans la deuxième moitié des années 1980 ?
Jeff Mills : J’ai commencé à produire de la musique pour des raisons pratiques. À l’époque, ma concurrence en tant que dj était Electrifying Mojo. C’était si intense que même avec toutes les ressources dont je disposais, même en travaillant pour de grandes radios telles que WDRQ ou WJLB, même en ayant accès aux nouveautés des majors ou de labels comme Def Jam, ça n’était pas suffisant. Je suis donc allé dans un magasin de musique pour acheter du matériel et apprendre à produire. Je composais le jour, et je diffusais ma musique la nuit. Mais il ne fallait surtout pas dire que c’était de moi. Je faisais croire que j’avais accès à des nouveautés que mes concurrents n’avaient pas. Par contre, il fallait que ces morceaux sonnent très professionnels, il fallait que tout le monde pense qu’ils provenaient de chez Def Jam ou que sais-je. J’ai donc dû m’améliorer très rapidement, apprendre à travailler avec un séquenceur, des boîtes à rythmes, à sampler comme le faisaient les Public Enemy et le The Bomb Squad. Et je me suis amélioré (rires). Ca a fonctionné.
Vous êtes souvent qualifiés, vous et l’ensemble des artistes techno de l’époque, de « rebelles », de « techno rebels ». Que pensez-vous de cette notion de rébellion ?
Jeff Mills : Je crois qu’elle est appropriée nous concernant. Il faut comprendre le contexte d’alors : les grands labels, les majors, dominaient totalement la musique américaine, ils maintenaient la tête des petites maisons de disques sous l’eau. Pouvoir créer son propre label, rassembler son propre public et communiquer à notre manière, c’était finalement très audacieux et très rebelle. On sentait l’influence de Berry Gordy et de la Motown. Les dirigeants de Detroit étaient très durs, le maire, Coleman Young, était très dur. Parce que la ville était dure également. Avec Underground Resistance, nous voulions redéfinir les règles, repenser ce qu’un label indépendant pouvait ou devait faire. Nous avions totalement abandonné l’idée de ne gagner que 3 % de nos royalties, nous allions en récupérer 100 %. On pensait comme ça. Rebelle ? Ca me va, oui.
Quand Underground Resistance est né, aviez-vous la volonté de divertir les gens ? Quelle était votre relation avec la notion de divertissement ?
Jeff Mills : Quand nous avons commencé le groupe, nous étions principalement intéressés par la production musicale. J’avais mis fin à mon activité de dj. J’en avais marre. J’étais retourné en études, je voulais devenir réellement musicien, mais Mike Banks a suggéré que je reprenne le djing parce que savais comment la musique était produite, j’avais cette expérience. J’ai hésité parce que je pensais que c’était là la possibilité de faire passer un message. Nous n’avions pas spécialement l’intention de nous produire en concert, alors, pourquoi pas redevenir DJ ? Nous voulions produire beaucoup de musique, devenir un label, une entreprise. Les quelques propositions de concerts que l’on nous a faites se sont très bien passées, c’est vrai, on aurait pu tourner et divertir le public. Mais nous étions surtout intéressés par la vente de nos disques. On pouvait bien gagner sa vie en faisant cela. Aujourd’hui, c’est tout à fait différent. Et nous avons vendu beaucoup de disques en indépendant. On a fait des t-shirts qui se sont très bien vendus également.
Penses-tu que les jeunes d’aujourd’hui sont suffisamment conscients des origines de la techno ? Que le travail de transmission fonctionne ?
Jeff Mills : La notion de transmission a changé avec le temps parce que la façon dont nous communiquons a changé. Je crois que ce travail a globalement été fait. Par exemple, le fait d’avoir établi un lien, déjà à l’époque, entre les publics de Berlin et de Detroit, était bénéfique pour les deux partis et symbolique dans l’idée d’aller quelque part, d’y rencontrer des gens, de ramener des informations chez soi, de les traduire en musique… Vous trouverez, encore aujourd’hui, des liens très forts entre les personnes de Detroit, de Tokyo ou d’Amsterdam. Et c’était un peu notre objectif finalement. Pour répondre à votre question, est-ce que je pense que c’est encore pertinent aujourd’hui ? Oui, je le pense. Je pense que ces connexions constantes ont permis à la techno de survivre.
C’est aussi ce qui l’a rendue un peu insaisissable, mouvante. Si la techno devient moins populaire quelque part, que le mouvement s’éteint dans un pays, elle peut renaître ailleurs et simultanément. C’est comme une vague, comme des ondes. Tout cela a été pensé très tôt, dans notre approche, nos relations avec l’extérieur. Au début des années 1990, quand on voyageait, on parlait avec les artistes locaux, on se passait des informations, on se suggérait des idées, on s’entraidait en fait. Quand nous allions à Amsterdam, nous, artistes de Detroit, savions ce que cela signifiait d’être écoutés à l’autre bout du monde. On mettait un point d’honneur, par exemple, à aller voir les disquaires de la ville. Nous voulions ramener une petite part de cette ville chez nous, mélanger, avec la possibilité de créer quelque chose de mondial. Pas seulement à Detroit, Berlin ou Londres, mais partout, jusque dans les campagnes. Nous sommes allés jouer dans des lieux improbables, reculés, pour des clopinettes parce que nous avions compris ce qui pourrait arriver si les gens se mettaient à aimer notre musique. C’était beaucoup de travail, c’était très intense. Mais je ne suis pas très surpris de la taille prise par ce mouvement et cette musique. Parce que tout cela était réfléchi.
Par Brice Miclet