© Will Glasspiegel
Chicago, fin des années 1990. Les rues vibrent sous les basses. Une nouvelle danse surgit, affamée de sons plus rapides. Les producteurs suivent ce tempo effréné – entre 150 et 165 BPM. Parmi eux, un certain RP Boo sort du lot. Pas aussi bruyant qu’un DJ Rashad ou DJ Deeon, mais tout aussi décisif dans l’histoire de ce qu’on appellera plus tard le footwork. Voici les aventures de ce genre qui n’a jamais cessé de courir.
Le footwork, comme beaucoup de courants musicaux nés dans les marges, commence par un besoin simple : bouger. Mais pas n’importe comment. Il s’agit de se défier et d’improviser à un rythme de 160 battements par minute. Une sorte de battle de breakdance sous speed.
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Cette danse émerge au tournant des années 90, dans les gymnases de lycées, les block parties et les battles organisées dans les centres communautaires du West et South Side de Chicago. Elle est le prolongement de la ghetto house, elle-même dérivée de la Chicago house, mais intentionnellement accélérée et furieusement rugueuse.
Les crews comme House-O-Matic, Wolf Pac, The Phyrm ou Creation s’affrontent. Les battles sont codées, mais féroces. Un DJ fait office de maitre de cérémonie, le tout en musique. Sa mission n’est pas de plaire, mais de challenger les danseurs à base de breaks et de samples désarticulés.
Du ghetto beat au footwork
Le son footwork est une réponse à cette folle envie de bouger. Des crews se forment pour rassembler les jeunes sur des pistes de danse improvisées et les détourner des vices d’une ville comme Chicago, marquée par un fort taux de criminalité. Dans des associations et sur des radios locales destinées à la jeunesse, certains pionniers du footwork passent leur premier disque dès l’âge de 11 ans. Comme dans beaucoup de genres, des disques en 33 tours sont joués en 45 tours. Les BPM s’envolent, et les jeunes de Chicago en raffolent.
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De cette danse frénétique naît une demande de nouveaux morceaux — histoire de se mettre d’autres sons sous le pied. Des figures comme DJ Clent, DJ Slugo, DJ Deeon, Traxman, ou DJ Spinn produisent les premiers tracks du genre avec des équipements rudimentaires : Roland R-70, Akai S01, E-mu SP-1200. Les beats sont le fruit d’un pur atelier DIY, simples, répétitifs, mais cruellement efficaces. Il n’a qu’à se frotter aux mouvements enragés des danseurs.
Très vite, un glissement s’opère. La structure classique de la house vole en éclats. Les breaks se multiplient, les samples se répètent jusqu’à l’hypnose. Les morceaux n’ont plus de couplets ni de refrains. Ils deviennent des micros fragments sonores… Pour prendre la température de ce second souffle, quoi de mieux que » We trippy mane » de DJ Rashad et DJ Spin, synthèse du flow et du rythme du footwork.
Dans ce petit cercle de producteurs planqués dans des sous-sols ou au volant de leur caisse, un nom commence à circuler, presque comme un mot de passe à la porte du club : RP Boo.
RP Boo, le geste fondateur
Kavain Space, alias RP Boo, est né à Chicago. Il grandit dans un environnement musical : sa mère écoute les Emotions, son grand-père joue du gospel, et la radio fait le reste. Il se forme l’oreille sur les sets du Hot Mix 5, émission culte où l’on entend Steve Hurley ou Ron Hardy réinventer la house en direct.
Adolescent, il danse dans les parkings, les sous-sols. Puis il rejoint House-O-Matic, d’abord comme danseur, puis comme DJ. En 1995, à force de frustration devant les tracks pas assez adaptés aux battles, il décide de produire ses propres sons. Il s’équipe du peu intuitif Roland R-70, et commence à bricoler à l’oreille pour tailler le son de ses prochaines battles.
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En 1997, il compose « Baby Come On », à partir d’un sample d’Ol’ Dirty Bastard. Une claque. Le morceau, produit en une nuit, tourne autour d’un motif vocal répété à l’infini, accompagné d’un beat épuré, mais incroyablement tendu. À peine sorti, il devient un classique des battles. « Il faisait exactement ce qu’il fallait. Il mettait les danseurs en transe », dira plus tard RP Boo.
Ce morceau est souvent cité comme le premier track de footwork à part entière. Non pas le premier chronologiquement, mais le premier à incarner l’essence du style : un beat fracturé et un sample hypnotique.
Un jeu de jambes longtemps souterrain
Malgré son importance, RP Boo reste longtemps dans l’ombre. À Chicago, il est respecté, mais peu diffusé. Il n’a pas de label, ses morceaux circulent sur cassette, CD-R ou directement dans les battles. Pendant la journée, il bosse dans des garages. Le soir, il mixe, produit, enregistre. Une vie entre deux vitesses : la lenteur du quotidien, et la rapidité de ses prods.
En 2010, le footwork arrive aux oreilles aiguisées de Mike Paradinas, boss de Planet Mu. C’est seulement à ce moment, avec la compilation « Bangs & Works Vol. 1 » sortie sur le label UK, que RP Boo accède à une reconnaissance internationale. La scène britannique — férue de bass music — découvre alors un son inédit, radicalement différent des esthétiques dubstep et grime qui perdent peu à peu de leur splendeur. Le monde met un nom sur un style, et une figure sur son inventeur.
Depuis, RP Boo a publié plusieurs albums : « Legacy » (2013), « Fingers, Bank Pads and Shoe Prints » (2015), « I’ll Tell You What! » (2018), « Established! »(2021),« Legacy Vol. 2 » (2023).





Transmission et réinvention d’un pas déchainé
Le footwork, à partir de 2010, se mondialise. Mais pas comme un phénomène commercial. Il circule par les réseaux informels de Myspace, les vidéos de battles postées sur YouTube et les bouches à oreilles durant les tournées. À Tokyo, les danseurs de Battle Train ainsi que le label Booty Tone s’en emparent. À Madrid, le label Iberian Juke mixe footwork et flamenco. En France, le collectif BNDT72, le duo Kaba & Hyas ou le producteur Le Kaiju organisent des événements hybrides.
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Des artistes comme Jlin, DJ Taye, ou Heavee — tous liés au crew Teklife, entre autre celui de DJ Rashad — prolongent l’héritage, en l’ouvrant à d’autres formes : plus mélodiques, plus expérimentales parfois. Mais le lien à la danse, lui, reste sacré.
Et RP Boo, dans tout ça ? Il continue. Il joue en club, anime des conférences, parle à des lycéens, exhume des vieux enregistrements. Il est devenu un passeur, un maître sans école.
« Ce que je fais, c’est pas du DJing. C’est un combat. Je veux que les gens se demandent ce qui va se passer à chaque seconde. » – RP Boo
À 53 ans, il n’a perdu rien de sa rigueur, ni de sa foi du geste. Un peu comme le footwork plus vivant que jamais. S’il reste underground dans son esprit, il est maintenant global dans sa pratique et il se transmet par la danse, par l’écoute et par le goût du bidouillage.
Si vous voulez tout savoir du footwork – et que vous avez 9 heures et 9 minutes devant vous, David Bola que vous avez peut-être lu dans nos pages, détaille tout de ce genre survitaminé en trois vidéos.