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26 septembre 2024

Platines et maternité : Dur dur d’être une DJ ?

par Tsugi

Faire tourner les platines la nuit et donner le biberon, ça vous étonne ? C’est pourtant le quotidien de ces DJ qui ont décidé que leurs carrières professionnelles, aussi décalées et effrénées soient-elles, ne remettraient pas en question leur désir d’être mères. 

Un article issu du Tsugi 172 écrit par Charlotte Riccardi. 

« Au lieu d’instinct, ne vaudrait-il pas mieux parler d’une fabuleuse pression sociale pour que la femme ne puisse s’accomplir que dans la maternité ? », écrivait la femme de lettres française Elisabeth Badinter en 2011, dans son ouvrage Le Conflit : la femme et la mère. L’année dernière, Amelie Lens annonçait publiquement sa grossesse sur ses réseaux sociaux : ventre arrondi à la plage et sur scène, échographies, caméra (presque) cachée de ses nausées, allaitement puis quelques images de sa fille, Kiki.

On aura rarement vu une DJ médiatiser autant sa maternité. Pour certaines d’entre elles, l’idée de fonder une famille apparaît comme impossible à combiner avec une vie de voyages et de fêtes, et elles refusent de mettre leur carrière entre parenthèses. Puis il y a celles qui parviennent à jongler entre platines et poussettes, qui nous prouvent que tout est possible… avec un peu d’organisation.

Enceinte, et alors?

«Mes deux filles ont été deux heureux accidents », raconte en souriant la prêtresse française de la drum’n’bass Elisa Do Brasil. Victime d’une grossesse extra-utérine violente, au cours de laquelle elle faillit y laisser la vie, elle pensait ne jamais avoir d’enfant. Enfin, c’était ce qu’avaient prédit les médecins. « Ma première grossesse est arrivée à un moment où je cartonnais pas mal, mais je ne me suis jamais dit que cela pouvait être un frein à ma carrière. J’ai toujours voulu être mère », explique-t-elle.

Portée par le « besoin que ça ne s’arrête pas », elle continua à jouer jusqu’à 8 mois et demi de grossesse, remonta sur scène deux mois et demi après avoir accouché et enregistra même deux de ses albums durant ses grossesses. Elle se remémore avec nostalgie cette époque et les sessions studio durant lesquelles elle sentait ses bébés réagir à sa musique. « Quand on est enceinte, nos sens sont très développés. J’avais une espèce de concentration aux platines qui me permettait de faire des sets assez dingues, en tout cas bien meilleurs selon moi. Les gens me disaient que j’avais une aura incroyable », se souvient-elle.

Un congé maternité de courte durée donc, qui semble convenir à plusieurs d’entre elles. Notamment à la DJ et productrice française Tatyana Jane, qui mixait toujours en radio et au Point Fort d’Aubervilliers avec un ventre rond de 8 mois : « J’étais pleine d’énergie, je me sentais habitée et j’ai adoré ça ! Certes, je me fatiguais plus rapidement, mais je ne voulais pas que ma grossesse soit un frein à ma carrière. Les deux peuvent très bien cohabiter, si on fait preuve d’une bonne organisation. » Comme Elisa, l’énergie de Tatyana était multipliée lorsqu’elle portait son fils.

Insomniaque, la jeune DJ passa parfois plusieurs nuits consécutives en studio : « J’étais très agitée, je réfléchissais beaucoup à ce bébé, à ma carrière et jusqu’où je voulais aller. ‘Modulation’ est l’un des sons que j’ai faits lorsque j’étais enceinte et que je n’arrivais pas à dormir. Ça s’entend, c’est un morceau très dark. » Aucun doute que la grossesse, et plus globalement la maternité, soit susceptible d’avoir une influence directe sur les capacités de production. Mais c’est aussi un amour explosif qui peut inspirer. Comme pour Elisa, qui a composé ses morceaux ‘Mother Misery’ et ‘Mia More pour ses filles ; ou encore Samantha Poulter, qui a dédié son album Mother à sa petite fille.

 

« Enceinte, j’étais pleine d’énergie, je me sentais habitée et j’ai adoré ça ! » Tatyana Jane

 

« Sa façon de voir le monde depuis son point de vue d’enfant, son innocence et sa joie… C’est tellement inspirant d’être entouré d’enfants quand tu es artiste, parce qu’ils sont si créatifs », assure la productrice australienne connue sous le nom de Logic1000. Pour autant, continuer à mixer dans les fêtes tout en portant un bébé n’est pas toujours une mince affaire et peut nécessiter la mise en place de certaines mesures de sécurité ou encore davantage de temps de repos à l’hôtel. La DJ-productrice allemande Anja Schneider, par exemple, préconise une écoute attentive de son corps et de ses émotions – «Et n’oublions pas les siestes entre les sets, elles étaient salvatrices ! ».

De son côté, Naïla Guiguet, connue sous le nom de scène Parfait, aura atteint le septième mois de grossesse avant de marquer une pause bien méritée: « C’était en janvier 2020, au Kalt à Strasbourg. Je ne me sentais pas bien, mon fils me donnait des coups. Je faisais un set de trois heures et j’avais dû demander un siège pour m’asseoir entre chaque transition », se souvient-elle.

Difficile de quitter la scène quand on est la capitaine d’un navire qui doit être maintenu à flot, au risque de voir son public s’impatienter. « Être son propre patron peut être agréable, mais aussi flippant. Surtout pour les femmes qui portent leur enfant, parce que si tu disparais trop longtemps on t’oublie, même si tu continues à produire de la musique », regrette Naïla.

Quand le post-partum pointe le bout de son nez

Si la grossesse peut se révéler merveilleuse sur certains aspects, la redescente est souvent (très) rude. Longtemps resté tabou, le post-partum est pourtant un passage de grands bouleversements récurrent chez les jeunes mamans. Les retours sur scène s’avèrent donc parfois compliqués. Notamment pour Elisa Do Brasil, fatiguée nerveusement et physiquement, qui peina à retrouver sa place au sein du milieu drum’n’bass et perdit momentanément pied avec la scène. « Je suis passée par beaucoup de sentiments: la colère, la tristesse, la peur… J’ai toujours été rattrapée par des amis de l’underground qui m’ont ramenée mixer en free party. Ça m’a permis de garder la flamme », remercie-t-elle.

Entre DJ, on sait se serrer les coudes. Ainsi, Samantha Poulter, qui témoigne autant d’une grossesse que d’un post-partum difficiles, a trouvé du soutien et des conseils pratiques auprès d’autres parents de son milieu. « J’avais l’impression d’être tirée dans deux directions opposées, que je n’allais pas vraiment de l’avant malgré l’album que je venais d’écrire. Je n’avais pas confiance en moi ni en ma carrière professionnelle. Je n’allais vraiment pas bien », confesse-t-elle.

Elle est alors incapable d’assurer ses tournées normalement, et le confinement est arrivé, pour elle comme pour d’autres parents, à point nommé. « C’était un peu comme si le monde entier était en congé maternité », commente Naïla, dont le deuxième enfant est également né durant la période du Covid. Parallèlement, la déformation du corps et le regard des autres sont susceptibles d’engendrer des sentiments douloureux chez les jeunes mamans. D’autant que le métier de DJ repose en grande partie sur l’image, surtout pour les femmes.

Discrète vis-à-vis de sa grossesse et camouflée derrière un hoodie oversize durant ses prestations, Tatyana a tenu à préserver un semblant de normalité. « Pour moi, c’était évident, parce que j’avais pris des joues. Mais les gens se disaient que beaucoup de personnes avaient pris du poids pendant le confinement. Ça m’arrangeait bien », raconte-t-elle en riant. Si elle tenait à ne pas trop s’étaler sur sa grossesse, c’est justement parce qu’elle l’a vécue comme un chamboulement très rude à appréhender.

« Avant, je faisais beaucoup de sport et j’aimais bien mon corps. Tout d’un coup, je l’ai vu s’arrondir. J’avais l’impression d’être une patate au milieu de la scène. En fait, tu te fais des films, parce que les gens ne te voient pas comme ça », explique-t-elle. Aujourd’hui, elle assure avoir adopté une approche différente: « Si tu es heureuse et ton enfant aussi, tu t’en fous de ton bourrelet.»

Compromis et concessions

Conserver la double casquette de mère et DJ nécessite de faire des concessions, parfois au détriment de moments passés avec les enfants. Pour les artistes les plus demandées, il s’agit de composer avec harmonie entre deux rythmes de vie diamétralement opposés. « Pour les compétitions de gym de ma fille, parfois je ne dormais pas et je prenais le train à 6h du matin. J’ai tout fait pour être très présente », raconte Elisa. Sans hésitation, elle admet que son pire regret a été celui d’avoir déjà manqué l’anniversaire de ses filles à cause du travail. Depuis, elle a pris la résolution de choisir consciencieusement ses dates.

« Quand on peut se permettre de faire des choix, on les fait. Je ne veux plus gâcher du temps que je pourrais passer avec mes filles pour faire de l’alimentaire. Je préfère faire des choses qui m’éclatent et dans lesquelles je m’épanouis », ajoute-t-elle. Qui plus est, sa fille Ilana assure avoir peu ressenti les absences de sa mère – « chez, nos grands-parents, c’était tout aussi bien » – et se réjouit d’être devenue indépendante tôt. Précisons que, dans la majorité des cas, l’entourage familial se révèle être d’une grande aide ; d’autant plus lorsque l’autre parent travaille aussi dans le spectacle.

 

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Une publication partagée par Naïla Guiguet (@parfait_dj_)

Naïla, qui a également dû faire des compromis similaires à ceux d’Elisa, justifie ces concessions par des choix de carrière : « Il y a des offres que tu ne peux pas laisser passer. Toutes les carrières se travaillent, ce n’est pas fun tout le temps et il y a des sacrifices à faire. Heureusement, ce n’est pas systématique », développe-t-elle. Durant l’été, le quotidien des parents DJ est ainsi rythmé par un mélange paradoxal entre enfants et festivals. À quelques occasions – si l’évènement se déroule en journée – certains sont même prêts à emmener leur progéniture. platines

« Il était à We Love Green avec nous, c’était trop bien. Il est même monté sur scène et a fait coucou à tout le monde. Il était super content », raconte Tatyana. Quant à Elisa Do Brasil, elle aussi a souvent emmené ses filles en tournée. Même aux quatre coins de la France, la DJ pouvait compter sur ses amis, les « super tatas et tontons musiciens » : « Une fois, à Seignosse, j’étais seule avec mes filles et je mixais toute la nuit au Safari. J’avais plein de copains là-bas qui se sont relayés toutes les deux heures pour les garder. »

 

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Une publication partagée par Elisa Do Brasil (@elisadobrasil)

Des souvenirs funky et peu ordinaires, les planches de surf sous un bras et les disques sous l’autre. « On a eu de belles années, qui n’ont pas été simples certes, mais on s’est éclatées », ajoute Elisa. Pour soulager les mamans contraintes d’amener leurs petits avec elles lors de certains évènements, Naïla appelle à mettre en place un système de garde d’enfants, au sein des grands festivals notamment.« Dans le cinéma, il y a un syndicat qui a demandé la mise à disposition de baby-sitters dans les grands festivals, pour que les femmes puissent venir avec leurs enfants », explique-t-elle.

Ce serait bien la moindre des choses, non? Pour ces mères, mettre un terme à leur carrière professionnelle n’est pas envisageable. Anja Schneider, par exemple, assure que cette idée ne lui a même jamais traversé l’esprit. Pourquoi tout plaquer si on peut allier les deux? « Depuis que je suis DJ, j’ai encore plus de temps à accorder à mon fils, puisque je peux aménager mes horaires de travail comme je le souhaite », assure Tatyana. platines

 

« La maternité est une chose incroyable, mais si je ne travaillais pas, je ne serais pas la maman heureuse que je suis aujourd’hui. » Anja Shneider

 

Pour Anja, maman d’un adolescent, tout est une question d’équilibre: « Il n’y a pas de moment parfait. La maternité est une chose incroyable, mais si je ne travaillais pas, je ne serais pas la maman heureuse que je suis aujourd’hui. Il faut toujours continuer de penser à soi », précise-t-elle. Un discours partagé par Naila, Samantha ou encore Elisa. « Je n’ai jamais hésité ni regretté. Je n’ai jamais douté de ces deux rôles, celui de mère et de DJ », assure cette dernière.

De son côté, Naïla accuse une injonction à la culpabilité : « Les gens pointent souvent du doigt mes absences durant les week-ends, qui sont supposés être les moments où je pourrais passer plus de temps avec eux. Oui, peut-être. Pour autant, je n’ai jamais eu la sensation d’avoir loupé un évènement important ou de ne pas les avoir vus grandir. »

Ce qui n’empêche pas Elisa Do Brasil de révéler avoir eu moins de temps disponible en studio, être régulièrement déconcentrée ou encore avoir été contrainte de faire l’impasse sur certaines tournées à l’étranger lorsque ses enfants étaient encore en bas âge. Pourtant, elle se félicite d’avoir poursuivi ses rêves et sait que ses filles en sont fières. « Le vrai féminisme est là : c’est de réussir à allier une vie de femme et celle de mère. »

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