Des dents blanches des années 1950 aux ratiches pourries par l’acide et le manque d’hygiène des seventies, jusqu’aux aux grillz et autres bijoux dentaires des années rap et drum’n’bass, l’histoire de la musique peut aussi se brosser par les dents. La preuve.

Par Chérif Ghemmour

« Les dentistes étaient des anciens de l’armée. Ça explique ce qu’il est arrivé à mes dents. J’ai développé une trouille terrible des dentistes et on a vu les conséquences dans les années 1970 : une bouche remplie de chicots noircis. » Dans son autobiographie Life (2010), Keith Richards exagérait en incriminant ceux qu’il nommait « les premiers dentistes du système de santé public anglais », véritables bouchers dont Lemmy de Motörhead avait aussi subi les pires outrages en se faisant extraire à 10 ans une dizaine de dents… Sans anesthésie ! Car en réalité, les chicots noircis et très abimés de Keith, rafistolés parfois à la super glue selon Ronnie Wood, devaient autant aux substances illicites qu’à sa terreur des dentistes… Tout comme les cheveux, matière à d’innombrables et excentriques coiffures, les dents peuvent raconter l’histoire de la pop music, en se calquant sur le classique antagonise sociétal « monsieur tout le monde vs rebelles », avec Keith Richards en figure de proue, « l’être humain le plus élégamment endommagé du monde » (dixit Nick Kent dans le NME en 1974).

En tant que plus grand groupe de l’histoire, les Rolling Stones (ex æquo avec les Beatles) ont logiquement incarné la quintessence rock en matière dentaire, jeunes loups de Dartford aux dents longues devenus vampires immortels se régénérant à chaque tournée du sang juvénile de leurs fans (d’où les photos de morsures de l’album live Love You Live ?).

Aux chicots noircis de Keith, le parvenu Mick Jagger répondait en se faisant sertir un petit diamant sur une incisive, après avoir raflé la mise de façon poétique avec « Jumpin’ Jack Flash » (« I was raised by a toothless, bearded hag », « J’ai été élevé par une sorcière édentée et barbue »). Et puis, avec l’âge et la respectabilité, Ronnie Wood s’est fait chèrement blanchir les quenottes dans les années 2000, et Keith s’est entièrement fait refaire les dents, provoquant un changement du timbre de sa voix. Freddie Mercury, né avec quatre molaires supplémentaires, s’était opposé, lui, à une opération chirurgicale de sa supraclusion (anomalie dentaire des incisives et canines supérieures qui masquent les dents inférieures), convaincu que sa voix exceptionnelle en serait altérée. D’où sa moustache, « un excellent moyen de dissimuler sa dentition, qu’il détestait », selon des mauvaises langues…

Les années chimiques

Tout était pourtant nickel à la fin les années 1950, au moment où le rock’n’roll naissant avait imité le glamour hollywoodien en accrochant aux Bill Haley, Elvis ou Ricky Nelson le fameux sourire Colgate, Buddy Holly s’étant même fait corriger quelques dents cassées. Idem du côté de la black music, à la Motown, son fondateur Berry Gordy étant obnubilé par l’élégance aussi bien vestimentaire que capillaire de ses roucouleurs à la denture parfaite Marvin Gaye ou Smokey Robinson. Au Royaume-Uni, Cliff Richard alignait deux impeccables rangées de perles nacrées et les Beatles n’étaient que sourires laiteux.

Il faut croire que tout a ensuite dérapé vers 1965, quand Paul McCartney s’est amoché le visage et s’est cassé une incisive supérieure après une chute de vélomoteur (ce que l’on voit nettement dans la captation live de « Rain », enregistrée l’année suivante), puis en 1966. Cette année-là, le météorique Hendrix a ambiancé Londres en grattant de façon non conventionnelle les cordes de sa Fender avec les dents et le génial Chet Baker, parti chercher sa dose d’héroïne dans un quartier louche de San Francisco, s’est fait tabasser, perdant plusieurs ratiches au point de ne plus pouvoir jouer de la trompette pendant des années.

L’année 1966 est surtout, bien sûr, celle où se sont partout répandus le LSD et autres drogues chimiques qui niquaient les dents comme des Mistral perdants. Des études récentes, telle celle de l’Association dentaire irlandaise, ont établi un lien entre grincement des dents et consommation de drogues. La chanson « My Friend Jack » de The Smoke (1967) racontait l’absorption de sucres mouillés d’acide, et le groupe tout aussi psychédélique Spooky Tooth, formé en 1968, annonçait par son nom (littéralement « la dent effrayante »), peut‑être de façon inconsciente, les ravages dentaires en cours et à venir.

Tel George Harrison qui, constatant les dents déjà pas mal abîmées de son pote bien allumé Eric Clapton, l’avait mis en garde contre son autre addiction aux fins chocolats avec la chanson « Savoy Truffle » des Beatles en 1968 (« You’ll have to have them all pulled out », « Tu vas devoir toutes te les faire arracher »). George gardera plus tard une dent contre Eric quand il lui piquera sa femme, Pattie Boyd. Et en croquant la Pomme (la société Apple Corps), les Beatles au complet s’y cassèrent les quenottes en gestionnaires calamiteux ! Et la frasque célèbre de Keith Moon des Who qui, en 1967, avait plongé une Lincoln Continental dans la piscine de l’Holiday Inn de Flint (Michigan), s’était soldée par une visite aux urgences pour se faire poser un bridge, s’étant fracassé les dents de devant dans une bataille de gâteaux d’anniversaire…

Génération sans dents

Les années 1970 offriront une anthologie dentaire toujours aussi rock’n’roll. Religieuse, par exemple, avec Bob Dylan, et une allégorie sentimentale de la loi du talion dans « Wedding Song » de 1974 (« Eye for eye and tooth for tooth/Your love cuts like a knife », « Œil pour œil, dent pour dent/Ton amour coupe comme un couteau ») ou avec les reggaemen de The Mighty Diamonds, prophétisant en 1976 dans « Gnashing Of Teeth » la fin proche de Babylone (« Weeping and wailing and mourning and gnashing of teeth », « Pleurs, gémissements, lamentations et grincements de dents », inspiré d’un passage de la Bible).

L’aura mystique de Bob Marley doit beaucoup à la perfection dentaire de son éternel sourire et, fidèle au prosélytisme rasta du moment qui affichait partout ses couleurs, le chanteur jamaïcain Big Youth, lui, plaquera sur ses incisives supérieures trois pierres rouges, jaunes et vertes !

Côté Babylone, justement, le cimetière dentaire des seventies punk et heavy metal a reflété la déglingue sociale d’un Royaume‑Uni tabassé par la crise, mais aussi les ravages d’une drug culture qui a vu le pirate édenté Keith Richards (toujours lui !) être érigé en icône absolue. Les « sans-dents » sont légion : Joe Strummer des Clash, Johnny Rotten des Sex Pistols (surnommé ainsi pour ses chicots pourris), Jerry Dammers des Specials, Lemmy Kilmister de Motörhead, Shane MacGowan des Pogues ou plus tard leur petite soul sister Amy Winehouse (« Elle a des dents manquantes et flippe d’en perdre davantage », s’inquiétait un ami dans le Daily Mail quatre ans avant sa mort).

Leurs bouches présentaient tous les stigmates d’une hygiène dentaire déplorable de jeunes hommes pas si éloignés du hooliganisme, à force d’avoir vécu en squat, de s’être bastonné au pub, bituré, défoncé au speed-ball, de s’être nourri de barres chocolatées comme trop souvent en Angleterre… et d’avoir aussi zappé toute visite chez les terribles dentistes-bouchers toujours en activité ! « Quand les dents pourrissent, ça se répercute aussi sur le cerveau, ça peut vraiment affecter tout le corps, et pas seulement la dent : ça peut passer dans le sang, c’est un truc terrible. On a vraiment souffert de notre négligence, c’est sûr », se repentait Joe Strummer dans The Best Of Punk Magazine en 1998.

À l’instar de Johnny Rotten, victime d’infections chroniques qui ont parfois perturbé ses tournées, la plupart de ces rescapés du No Future dépenseront des fortunes en appareillages et implants dentaires. Le chanteur de Public Image Limited, chaussé de fausses dents chèrement acquises en 2008, figurera même dans une vidéo de prévention de santé publique, « Love Your Teeth », conclue par cet avertissement : « Ou vous finirez comme moi… »

Des grilles qui brillent

Fuyant la déglingue thatchérienne pour le chaos reaganien des années 1980, Goldie a vivoté, lui, entre New York et Miami en vendant des grillz qu’il porte encore aujourd’hui. La hype hip-hop de ces prothèses métalliques que l’on clipse sur les dents est alors popularisée par les rappeurs Big Daddy Kane, Slick Rick et surtout Flavor Flav de Public Enemy.

Comme les pitbulls que l’on balade en bande, la nouvelle génération afro‑américaine en colère sort les crocs, en rupture avec les pearlys proprettes de chez la Motown ! Le sourire d’acier de Flavor Flav, même en or, terrifie l’Amérique blanche (Fear Of A Black Planet ?). Chez nous, un JoeyStarr métallisé a effrayé un temps les petits enfants…

Le bling des grillz traduit aussi les ambitions carnassières d’un bizness gangsta rap devenu gigantesque machine à cash et passé progressivement des rappeurs thugs au mainstream de luxe. La bijouterie a remplacé la dentisterie : après Lil Wayne et Quavo avec leurs grillz customisés à 150 000 et 250 000 dollars, la jet‑set d’aujourd’hui se blinde aussi les mâchoires en or‑diamants-strass de chez Givenchy ou de Vuitton, une tendance amplifiée par la féminisation de cette mode (Nicki Minaj, Beyoncé ou Rihanna).

Et maintenant, les dents noires

Dernière trend en cours, le teeth blackening, relevée par Le Point de juillet 2025 : « Le teeth blackening ou grillz noir – ces prothèses dentaires décoratives – qui consiste à se noircir les dents a été popularisé récemment par des artistes comme la chanteuse Sailorr, la rappeuse Molly Santana, ou encore Tyga ou Sukii Baby. »

Loin du blackening provocateur de la zézayante génération Z, la caste des popstars vieillissantes a préféré l’albâtre immaculé des dentiers, couronnes, bridges, implants ou vernis blanchissants. David Bowie, affligé de malformations dentaires aggravées par les clopes (a minima trois paquets par jour avant d’arrêter au début des années 2000) et autres drogues, avait été parmi les premiers à se refaire de nouveaux chicots impec’, imité par les assagis devenus grands-pères, comme Keef-Riff (encore !), Steven Tyler, Jimmy Page, Stephen Stills, Jon Bon Jovi, etc.

Outre une bonne santé buccale et surtout un obsessionnel jeunisme de séduction qui les pousse parfois à d’autres améliorations corporelles (cheveux, yeux, ventre, peau, nez), avoir des dents impeccables offre plus d’assurance d’exister encore médiatiquement, de vendre du son, des shows ou des catalogues de chansons. Ex-édentés des Happy Mondays aujourd’hui plus « présentables », les abrutis lysergiques Bez (dentier à 12 000 livres) et Shaun Ryder (implants à 25 000) écument ainsi régulièrement les émissions cheap de télé‑réalité à narrer leurs existences en dent de scie.