Déroute de Spotify: a-t-on franchi le point de non-retour ?
Depuis plusieurs mois, scandales et controverses sont devenus la routine des responsables – relations publiques de Spotify. À quel moment la goutte a fait déborder le vase ? Une chose est sûre : cela n’inquiète pas les investisseurs.
Spotify va peut-être devenir rentable. Quelle nouvelle ! Après presque vingt ans d’activité, la plateforme de streaming semble enfin sur la voie du vert, alors que de son côté, une grande partie de l’industrie musicale voit rouge.
Les dossiers s’empilent sur le bureau de Spotify : don de 150 000 $ pour l’investiture de Donald Trump, licenciements massifs, utilisation d’artistes fictifs pour abaisser les redevances versées aux ayants-droit, critiques régulières de la part des artistes… On vous explique.
Spotify paye sa tournée à la table de l’extrême droite
Difficile de croire que Spotify, l’icône verte sur laquelle on clique tous les jours, soit liée à une profession de foi en faveur du gouvernement Trump. Et pourtant. Le 20 janvier, le journal suédois Dagens Nyheter révèle que la direction de la plateforme a contribué à hauteur de 150 000 $ au financement de la cérémonie d’investiture de Donald Trump. Instant effroyable de la politique américaine, dont personne n’oubliera le salut nazi d’Elon Musk… et la participation de Spotify.
Comme le soulignent Les Inrockuptibles, l’investissement de Daniel Ek – PDG de Spotify – va plus loin sur le terrain de la politique américaine. Avant la cérémonie, Spotify organise un brunch pour fêter le « pouvoir des podcasts dans cette élection ». La liste d’invités parle d’elle-même : Tim Pool, Ben Shapiro, Joe Rogan. Au menu donc, un mille-feuille de podcasteurs conservateurs.
On se souvient, dans The Joe Rogan Experience, des confessions de Mark Zuckerberg, PDG de Meta : « L’énergie masculine est bonne. La société en est remplie, mais la culture d’entreprise essaie de s’en détourner. Toutes ces formes d’énergie sont positives, mais une culture qui met un peu plus l’accent sur l’agressivité a ses mérites. » Imaginons l’écœurement instantané des consommateurs de la plateforme, à la vue de la tablée.
Le géant vert devient une pierre précieuse émeraude
Dans Les Echos, le 23 juillet dernier, Spotify était qualifié de « bon business » : le prix de ses actions flambe de 15 % à l’ouverture. Un phénomène à Wall Street, que la plateforme de streaming n’avait pas expérimenté depuis 3 ans, et qui lui permet de doubler son cours en un an. La stratégie de Spotify aurait porté ses fruits : augmentation du prix des abonnements, chasse aux coûts pour diminuer les dépenses opérationnelles, et plan social touchant environ 1 500 personnes.
Sur ce tableau réjouissant, Universal Music Group (UMG) vient se greffer. En ce début d’année Spotify a su séduire les oreilles financières. Avec UMG, elle conclut un nouvel accord pluriannuel plus rapidement que prévu, au grand bonheur des investisseurs. Malgré l’absence de détails sur les modalités, cette entente a permis à Spotify de stabiliser son action (+0,7 %) et à UMG d’enregistrer une nette progression (+7,3 %).
Les deux sociétés font une promesse : elles « collaboreront étroitement pour faire avancer la prochaine ère d’innovation en matière de diffusion en continu. […] Les artistes, les auteurs-compositeurs et les consommateurs bénéficieront d’offres nouvelles et évolutives, de nouveaux paliers d’abonnement payant, d’une offre groupée de contenus musicaux et non musicaux, et d’un catalogue de contenus audio et visuels plus riche. »
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Si Wall Street affiche une mine réjouie, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Du côté des artistes et du monde de la culture, les sourcils sont froncés. United Musicians and Allied Workers s’insurge sur X fin janvier :
Spotify donated 1.7 million kroner to Trump’s inauguration and hosted a party featuring Ben Shapiro & Tim Pool. These companies and mega-rich CEOs don’t care about the workers who make their companies run, they care about cozying up to Trump’s oligarchical power. pic.twitter.com/0m6G36YYGr
— United Musicians and Allied Workers (@UMAW_) January 22, 2025
Le syndicat des musicien·nes n’est pas le seul à dénoncer la plateforme. Sans mâcher ses mots, Björk provoque Spotify dans une interview donnée au magazine Dagens Nyheter:
« Spotify est probablement la pire chose qui soit arrivée aux musiciens. […] La culture du streaming a changé une société tout entière, ainsi qu’une génération d’artistes. » — Björk
En 2015 déjà, l’artiste islandaise faisait part de son aversion pour la plateforme de streaming. Elle avait protesté contre la diffusion de son album Vulnicura sur Spotify. La raison ? Elle est simple : deux ans de travail pour n’être presque pas rémunérée. « Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de respect. »
Le 29 mai 2024, Daniel Ek, toujours le PDG de Spotify, crée une première (nouvelle) vague de polémique autour de la plateforme. En un tweet, il provoque la rage des acteur·ices de l’industrie musicale en déclarant que « le coût de la création de contenu » était « proche de zéro ». Artistes et producteur·ices montent au créneau, rappelant le coût en temps et en machines qu’oblige la sortie d’un projet…
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Bon allez, fact-check : on a monté une liste des dépenses pour évaluer le prix moyen. Pour vérifier si le coût de la création de contenu est bien ‘proche de zéro’.
Pour un EP acid house, d’environ 6 tracks, il faudra :
Un ordinateur assez puissant (1000€), des enceintes de monitoring (289€), un casque de monitoring (100€), une TB-03 (par exemple la Acid V d’Arturia à 199€), un software TR-909 (comme celui de chez Roland à 166€), le logiciel Ableton (279€) une carte son (entre 89 et 320€), un contrôleur MIDI (89€), des plugs mix (sur Soundtoys entre 95€ et 481€), le mix des pistes (300 € par piste), et le mastering (50€ par piste) sans compter l’artwork.
Un panier en tout de… 4 406€ ! (à peu près, selon les techniques de production de chacun)
Si la subvention à l’autoproduction de la SACEM n’existait pas, il faudrait, sans promo, que l’EP fasse 1 468 667 streams sur Spotify(1 stream= 0,003€) pour ne pas être à perte.
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L’illusion de la playlist parfaite : quand Spotify fabrique des artistes imaginaires
Dans son livre Mood Machine, Liz Pelly lève le voile sur un aspect peu connu du fonctionnement de Spotify : la plateforme de streaming remplit ses playlists les plus populaires, avec de la musique créée par des artistes fictifs et/ou générée par intelligence artificielle. D’après cette enquête, Spotify a mis en place un programme interne, appelé le PFC (Perfect Fit Content), chargé de faire entrer ces morceaux dans les playlists incontournables. Tout en échappant aux obligations financières, liées aux véritables créateurs de musique.
Pour remplir des playlists ultra-streamés à faible coût, Spotify passe par des sociétés de production partenaires. Celles-ci exploitent des musiciens en abaissant leur part de revient sur les droits d’auteur. Un tour de passe-passe habile pour faire des streams pour presque rien.
Le phénomène rappelle les chaines de musique d’ambiance, comme la Lo-Fi Girl sur YouTube, mais avec une différence notable : l’absence totale de transparence, mais aussi la volonté de masquer cette stratégie aux utilisateurs.
Comment en est-on arrivé là ? Des recherches menées par Spotify en 2012 ont révélé que la majorité des utilisateur·ices venaient sur la plateforme non pas pour découvrir de la musique, mais pour l’utiliser comme toile de fond lors d’activités comme le travail, le sport ou la méditation. Ce constat a donné naissance à un genre de musique « utilitaire ». Ces morceaux sont devenus le cœur de certaines playlists ultra-célèbres, comme celles dédiées à la concentration ou à la relaxation.
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Toutefois, derrière cette apparente simplicité, se cache un système complexe de collecte de données et de recommandations profitant aux grandes maisons de disques et à la plateforme elle-même.
On a créé nos propres tracks à l’IA
Spotify n’a pas tardé à exploiter cette niche, intégrant des morceaux générés par IA dans ces mêmes playlists populaires. Des start-ups partenaires, comme Epidemic Sound ou Firefly Entertainment, produisent des kits de « paysages sonores personnalisés » via l’IA et se retrouvent aujourd’hui à générer des millions d’écoutes, dans des playlists comme Focus ou Sleep.
On a tenté l’expérience. En 5 minutes, on a produit une musique sur l’IA Loudly. Et on l’a comparée à des tracks de la playlist Electronic Focus. La ressemblance est bluffante. On vous laisse juger ici par vous-même :
Comment tourner la page ?
Quel est le prix de cette « musique sans auteur » ? La mort de l’artiste ou son invisibilisation ? Évidemment, ce modèle profite à Spotify, mais en tant qu’utilisateurs, que choisissons-nous vraiment de soutenir ?
À ces questions les réponses sont insatisfaisantes pour les blogueurs et internautes. Sur Reddit, ils s’inquiètent, s’insurgent et se rassurent en tentant de trouver des alternatives. Si Nerferveryone signale « Mec, Apple a fait PLUS de dons !? Pourquoi tout est nul maintenant 😭 », AnotherNoether répond « Tidal appartient à Square, dont le président dirige également Bluesky. Peut-être moins mauvais ? ». C’est peut-être, quelques commentaires plus loin, turbulentcounselor qui donne une couleur au problème : « Malheureusement, je pense qu’il est pratiquement impossible d’être un consommateur totalement éthique de nos jours. »
Si l’on veut concrètement soutenir les artistes, peut-être est-il temps de repenser nos habitudes de consommation musicale. Acheter directement sur Bandcamp ou Discogs, assister à des concerts ou soutenir les projets indépendants… les solutions sont peut-être dans les pratiques d’écoute les plus vintage pour sortir de ce système où l’artiste, dans toute sa richesse et sa diversité, est réduit à un simple fournisseur de contenu pour algorithmes.
Pour compléter, le New Yorker s’est aussi emparé du sujet pour en parler de cette façon :
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