C’est le duo dont tout le monde parle. Composé de Shanny Wise et Jackson Walker Lewis, Fcukers entend bien faire les choses sous leurs conditions et pas celles de l’industrie. Après le succès de leur EP Baggy$$ en 2024 et déjà près d’une centaine de concerts à leur actif, ils s’apprêtent enfin à sortir leur premier album en mars. Portrait.

Par Justine Sebbag

Du rock indé au club

New York, 2021. La ville sort du confinement et c’est l’explosion. Les clubs sont encore fermés mais les fêtes se multiplient dans la rue, les raves investissent les entrepôts et les collectifs détournent tous les espaces possibles. Cette effervescence marque le retour d’une culture club que beaucoup pensaient moribonde. C’est dans ce chaos créatif que naît le duo Fcukers. La rencontre, elle, se fait en 2022, via une amie commune. Shanny vient de quitter The Shacks, sa formation aux influences sixties qui a connu un succès modeste, dont une publicité pour l’iPhone en 2017. Jackson sort de Spud Cannon, un groupe garage monté avec ses potes de fac et dissous après trois albums. Tous deux partagent la même lassitude du format rock indie et de ses conventions.

Jackson a pris un autre chemin : il écume les bacs des disquaires et mixe de la house nineties dans les clubs du downtown Manhattan. Shanny s’est mise à bricoler des sons électroniques sur son ordinateur. Ils cherchent la même chose sans le savoir. “Jackson connaissait ma voix grâce à The Shacks. Il m’a demandé si je voulais travailler avec lui”, raconte-t-elle. La première session s’improvise à deux heures du matin : Jackson lui fait écouter une démo qui deviendra « Homie Don’t Shake ». “J’ai adoré, c’était exactement ce que je cherchais”, explique Shanny. Les sessions se multiplient dans l’appartement de Jackson, chaque semaine pendant plusieurs mois, sans objectif précis. “Avec Fcukers, j’ai appris à composer différemment. Avant, je prenais ma guitare et j’écrivais de façon linéaire : intro, couplet, refrain. Là, on peut commencer par le milieu, construire autour. C’est beaucoup plus libre.”

Fcukers © Mathieu Zazzo
Fcukers © Mathieu Zazzo

Le premier single, « Mothers », sort en mars 2023 et tout s’enchaîne rapidement. Hedi Slimane, alors directeur artistique de Celine, les repère pour son Rock Diary, sa série de portraits de musiciens émergents. Le shooting est annulé mais Celine les fait quand même venir à Paris pour mixer en clôture de son show à la Fashion Week. Ils profitent du voyage pour décrocher un concert improvisé dans le sous-sol du pub londonien Sebright Arms. Début 2024, ils signent chez Ninja Tune.

L’ambiguïté d’une identité européenne

À partir de là, quelque chose commence à se dessiner. Sur Instagram et sous leurs clips, la confusion règne : nombreux sont ceux qui les croient allemands, britanniques, voire d’Europe de l’Est. Cette méprise n’est pas un hasard. Fcukers cultive une esthétique trouble : canette de Monster Energy à la main, sportswear vintage, lunettes de vitesse, cheveux pas toujours propres. Une imagerie qui évoque la culture rave européenne, quelque part entre Manchester et Berlin.

Le clip de « Bon Bon » s’ouvre sur le duo filmé via l’application d’Apple PhotoBooth, avec un parc d’attraction en fond d’écran pixelisé. La qualité est volontairement médiocre, comme un artefact des années 2000 retrouvé sur un vieux disque dur. Cette esthétique lo-fi, combinée aux paroles en argot new-yorkais, crée un langage qui n’appartient à aucune géographie précise.

“J’écoute beaucoup de dub, de dancehall, de ska. Et Jackson beaucoup de house”, analyse Shanny. Cette rencontre entre sound system et club produit un son difficile à classer. Les commentaires multiplient les références — notamment « Superstylin' » de Groove Armada — comme autant de tentatives de rattacher Fcukers à une lignée identifiable. Mais cette ambiguïté est précisément leur force : refuser d’être assignés à une seule scène et à une seule époque.

Nostalgie productive

En 2011, le critique Simon Reynolds publiait Retromania, où il diagnostiquait l’addiction de la culture pop à son propre passé. Les années 2000 y apparaissent comme la décennie du recyclage : rééditions massives, réunions de groupes, la nostalgie était érigée en système. Pour Reynolds, l’accès illimité aux archives via YouTube n’avait pas libéré la création, mais l’avait paralysée. Aujourd’hui, Fcuckers illustre une autre voie. Leur musique puise dans une multitude de genres : la house 1990, le dub jamaïcain, l’électroclash des années 2000, puis les hybride pour créer quelque chose de neuf. Une approche partagée par toute une génération — Confidence Man, The Dare, Frost Children — qui réactive des codes historiques sans s’y soumettre. Pas de revival strict, mais une réappropriation libre.

Leur approche des textes reflète cette liberté. “On veut s’amuser. Ça n’a pas besoin d’être trop intense. Il y a beaucoup de liberté à essayer des trucs qu’on ne s’autorise pas normalement”, avoue Shanny. Cette désinvolture culmine lors de la release party de leur EP au 88 Palace, un restaurant de Dim Sum situé dans un centre commercial de Chinatown, où Shanny a grandi. “C’est le quartier de mon enfance. Je n’oublierai jamais cette soirée.”

Sous leurs publications Instagram, le public hésite : certains parlent de “set”, d’autres de “concert” ou de “show”. Cette incertitude n’est pas anodine. Fcukers brouille volontairement la frontière entre performance live et DJ set. Le duo se produit en formation complète — batterie, basse, claviers, voix live — mais refuse la posture traditionnelle du groupe face à un public contemplatif. “On ne veut pas de cette séparation : nous en haut, vous en bas qui regardez. Ça doit être une fête où tout le monde est invité.” Pas de hiérarchie entre la scène et la salle. Le duo propose aussi des DJ sets, parfois des formats hybrides où Shanny chante en direct sur des morceaux mixés.

Hybridation des scènes

Cette approche interroge les clichés sur la Gen Z, génération supposément casanière qui préférerait Netflix au club. Pourtant, le public de Fcukers est jeune et leurs concerts bondés. Brock Colyar, qui chronique les nuits new-yorkaises dans la newsletter Are U Coming? pour The Cut, observe que beaucoup de jeunes ont l’impression de ne pas assez profiter de leur vie sociale. Fcuckers capte cette énergie urgente. “On joue beaucoup de musique inédite dans nos concerts depuis le début. Ça nous permet de voir comment les gens réagissent avant même que ce soit sorti”, explique Shanny. Cette méthode prolonge une tradition du dancefloor : jouer des morceaux inédits pour tester l’effet sur le public, comme au Loft, au Paradise Garage ou dans les premiers clubs de Chicago.

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Leur trajectoire reste atypique : pas d’album, seulement des singles et un EP (Baggy$$, sorti en septembre 2024), mais une accumulation impressionnante de concerts. Ils ont ouvert pour Justice, puis LCD Soundsystem, avant d’enchaîner une tournée en première partie de Tame Impala dans des stades aux quatre coins de l’Amérique du Nord. Le point commun ? Tous naviguent entre concert et DJ set, comme Fcukers. Le dernier album de Tame Impala, Deadbeat, marque d’ailleurs un virage inattendu vers la dance music — à croire que Kevin Parker se rêve désormais DJ. Leurs deux Boiler Room incarnent cette capacité à naviguer entre les formats. À San Francisco, ils jouent en formation complète. À Ibiza, ils performent en DJ set.

L’album, enregistré en deux semaines à Los Angeles avec Kenny Beats début 2024, ne sortira qu’en mars prochain. Près de deux ans entre l’enregistrement et la sortie : un luxe rare qui leur permet de tester les morceaux en live, d’observer les réactions, d’ajuster. Kenny Beats, qui a récemment travaillé avec le groupe new-yorkais Geese sur l’album Getting Killed, a su capter leur énergie rapidement. “Ça s’est fait très vite. Tout a pris forme d’un coup avec Kenny”, raconte Shanny.

Fcuckers n’appartient ni à la scène indie, ni à la scène club : ils circulent entre les deux, collectant des publics différents. Leur refus de choisir un camp devient leur signature.

Fcukers, en concert au Trabendo le 1er décembre, la billetterie, c’est par ici.