Si la musique est un peu plus belle, c’est grâce à Miguel Atwood-Ferguson
À 43 ans, le violoniste Miguel Atwood-Ferguson est un des piliers de l’ombre de la scène de Los Angeles. Arrangeur pour le gratin jazz, pop, electro et hip-hop de la ville, il publie en novembre son premier album, long de 3h30. L’occasion parfaite de saisir son rôle à sa juste mesure.
Un triple-album de 52 titres, 3h30 de musique dont la composition a démarré en 2010. Et surtout : ce n’est qu’un premier volume sur trois prévus. Il fallait bien ça pour saisir toutes les facettes de Miguel Atwood-Ferguson. « L’album est pensé pour être écouté d’une traite, mais je n’attends évidemment pas ça de la part des auditeurs » admet-il. « Prenez votre temps » Avec ce premier disque solo Les Jardins Mystiques Vol.1 (en français dans le texte) l’angelino de 43 ans se révèle à la face du monde comme musicien complet, à l’aise autant dans le jazz que la musique classique ou le hip hop. Surtout, il permet de découvrir un musicien avant tout guidé par la curiosité, et une volonté à la fois naïve et profonde de construire des ponts entre les cultures. Grâce à la musique.
S’il lui a fallu presque 14 années pour faire ce disque, c’est aussi car c’est un homme occupé. De Bonobo à Anderson .Paak et ses protégés Domi & JD Beck, de Kamaal Williams à Mary J. Blige ou Kaytranada, tout le monde se l’arrache. Sans oublier son rôle clé dans la famille Brainfeeder aux côtés de Thundercat et Flying Lotus. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit la rencontre entre ces deux musiciens, raconte-t-il : « Quand j’ai rencontré Lotus, aux alentours de 2007, je connaissais déjà Thundercat. Et je me souviens avoir dit qu’il fallait absolument qu’ils se rencontrent ». Modeste, il précise ensuite : « en fait, ils s’étaient déjà croisés et l’avaient oublié ! »
Il n’était pourtant pas destiné à ce milieu hip-hop. Élevé en banlieue de Los Angeles, il passe son enfance à apprendre rigoureusement la musique classique en se dédiant à l’alto, mal-aimé de la famille des violons. Et sa passion pour cette musique reste toujours intacte. C’est d’ailleurs à ses compositeurs favoris qu’on doit ce titre d’album en français : « De tous les pays, mes influences les plus importantes viennent de France. Debussy, Ravel, Messiaen, ou surtout Henri Dutilleux, j’aime énormément leur musique. » Même si au moment de nommer son fils, c’est bien à l’Allemand Bach qu’il s’est référé, en le prénommant Sebastian.
Son arrivée au monde du hip hop démarre par une passion pour J Dilla. « Je l’écoutais beaucoup au lycée, parfois sans le savoir, notamment via son travail pour A Tribe Called Quest. Le hip-hop m’apportait une échappatoire à la rigueur du classique, j’y trouvais une vraie complémentarité. » Plus tard, son diplôme en poche, il rencontre le producteur Carlos Niño, actif tant dans le milieu classique et expérimental que hip-hop. « Il a vraiment été pour moi le pont entre ces mondes, en plus d’être un de mes meilleurs amis. Je lui dois ma rencontre avec des tonnes d’artistes, de Madlib à Flying Lotus. » Ensemble, ils imaginent en 2005 un projet où ils inviteraient leurs artistes favoris, de Björk à J Dilla – avec qui Niño a déjà travaillé. Mais la mort de celui-ci en 2006 bouleverse leurs plans. Le projet évolue, jusqu’à devenir en 2009 Suite for Ma Dukes, reprises pour orchestre symphonique des titres de la légende néo-soul. Avec Atwood-Ferguson en principal artisan, l’œuvre est un succès et le fait entrer dans la cour des grands.
Sa principale force dans ce milieu tient à son ouverture et sa curiosité. Lui-même voit son rôle comme « facilitateur de magie ». Il explique : « Je me demande toujours : qu’est-ce qui rend ce projet magique ? Et est-ce que ce que je fais aide à ce que cette magie se développe ? Ça, c’est le but. Et se le fixer aide déjà beaucoup, parce qu’il y a tellement de façons d’interférer et de gêner. Je ne veux pas que mes insécurités affectent la musique. » C’est cette même vision qui l’amène à continuer, quoi qu’il arrive, à organiser des cours en ligne toutes les semaines, ouvert à toutes et tous. « Je le fais pour apprendre ce que je sais aux gens, mais aussi apprendre d’eux. Je suis en constant apprentissage. Parfois, on ne parle même pas de musique à proprement parler, mais de comment devenir non seulement un bon musicien, mais un musicien heureux. Ce qui veut dire se préserver – des autres, mais aussi de soi-même. »
Tout cela ne lui a donc laissé que peu de temps libre pour son projet personnel. « Je suis fier de toutes ces collaborations. Mais si je suis sur cette terre, c’est aussi pour jouer ma propre musique. Au début, je pensais prendre trois ans pour cet album solo. Mais il fallait bien travailler pour vivre. » On pourrait alors presque se demander : pourquoi maintenant ? Après tout, après 14 ans, que sont deux ou trois années de plus ? « C’était vraiment le bon moment » poursuit-il, « notamment avec le confinement qui m’a laissé du temps pour finaliser de nombreux morceaux. Et aussi le fait d’être devenu père. De nombreux signes étaient là. »
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Le résultat, colossal, parvient à croiser toutes les multiples facettes de l’artiste. Compositeur, producteur, arrangeur, il porte seul ce projet entièrement instrumental. « C’est vraiment le concept » souligne-t-il, « et je ne referai sans doute plus comme ça une fois les deux autres volumes sortis. » Pour autant, là où l’ampleur du projet pourrait faire croire à un disque de maniaque de la précision et de la complexité, c’est tout l’inverse à l’écoute. Tout sonne vivant et spontané, avec même des titres capturés en live. « La dernière chose que je cherche, c’est un album parfait. Il y a des erreurs, que je garde volontairement. C’est produit, travaillé, mais pas surproduit. » Autrement dit : son jardin n’est pas un jardin à la française, où tout est savamment calculé, mais un jardin anglais où les plantes poussent avec plus de liberté.
La référence à la nature est d’ailleurs tout sauf fortuite : « tout l’album tourne autour de mon rapport à la nature. La façon dont les arbres poussent les uns sur les autres, dont les branches se mélangent, le roulement des vagues, tout ça est sans doute la plus grande influence sur l’album. J’ai beau être bouddhiste pratiquant, ce sont plutôt mes promenades qui constituent l’expérience spirituelle qui est au cœur du projet. » Dès lors, chaque pièce représente un paysage différent, avec une identité propre. À l’écoute, on aurait presque envie de rejouer chaque piste pour s’imprégner de son atmosphère unique. « Chaque morceau est son propre jardin mystique. Avec cette idée que chaque univers est valide et pertinent. Pour que le monde soit équilibré et sain, on doit avoir la perspective de chaque jardin. »
On en revient ainsi toujours à cette curiosité, le principal moteur de Miguel Atwood-Ferguson. « J’aimerais qu’on puisse célébrer nos cultures sans avoir à les maintenir dans des boîtes, mais au contraire encourager les ponts et les échanges » insiste-t-il. « Il n’y a aucune communauté dont il n’y aurait rien à apprendre. » Ce goût se traduit par la diversité de styles de son disque, mais aussi dans les titres de chaque pièce, empruntés au japonais, au swahili, à l’hébreu, au sanskrit, au grec et bien d’autres encore.
Mais en fin de compte, ce qui lui permet de faire dialoguer ces cultures de tous les lieux et toutes les époques, c’est bien ce format instrumental. « La musique transcende les religions et les philosophies. Il n’y a que ça qui compte, au final. Je veux juste montrer un beau lac, un beau paysage, sous forme de sons. Pas dire quoi en faire. Pour ça, je fais confiance aux auditeurs. » Peut-être est-ce là ce qui le rend encore si optimiste malgré une actualité toujours plus sombre : il sait que la musique aide, quoi qu’il arrive, à connecter les gens. La musique serait capable de ramener la paix ? Peut-être pas. Mais elle donne envie de le croire. C’est déjà beaucoup.