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26 décembre 2023

Chilly Gonzales : Cocorigonzo

par Patrice BARDOT

Caméléon à la soif inextinguible de nouveauté, Chilly Gonzales a écrit pour la première fois en français à l’occasion de French Kiss, un album où le plus européen de tous les Canadiens s’amuse avec les clichés franchouillards pour rendre un hommage tragi-comique à notre pays. Explications.

 

Article issu du Tsugi 163, Róisín Murphy, Romy, Fred Again.. héros de la rentrée ?

 

Sait-on vraiment qui est Jason Beck, alias Chilly Gonzales ? Depuis plus de vingt ans que l’on croise sa route, on a été témoin de ses innombrables mues. On le connaît d’abord en rappeur-crooner hystérique et décalé tout au long de ses quatre premiers albums sortis entre 2000 et 2003. Ses shows épiques assoient sa réputation scénique, même si les maniaques du rangement hésitent longuement au moment de classer des disques qui s’éloignent de plus en plus du rap pur pour partir dans toutes les directions. À l’image du complètement éclaté Z, qui nous trimballe entre hip-hop, funk, easy-listening, BO de comédie musicale, pop en compagnie de ses deux grandes copines, ses compatriotes canadiennes Feist et Peaches. On n’a encore rien vu. En 2004, à la surprise générale, ce virtuose de formation classique revient à ses premières amours avec le bien nommé Solo Piano, où les outrances sont mises au placard pour une œuvre 100 % piano instrumental plus proche d’Erik Satie que de Jay-Z. La réussite, autant publique que critique, est alors complète. Une nouvelle vie s’offre à lui.

Même si scéniquement, vêtu de sa robe de chambre et chaussé avec ses charentaises en laine old-school, il est bien loin de l’image traditionnelle du pianiste concertiste. Multitâche, Gonzo, comme on le surnomme, un temps parisien après ses débuts berlinois, trouve aussi en compagnie du réalisateur de disques Renaud Letang un terrain de jeu inédit, en produisant tous azimuts pour Jane Birkin, Philippe Katerine ou Jean-Louis Aubert. Ce n’est qu’en 2008 qu’on le retrouve discographiquement avec le très seventies (du disco à la pop) Soft Power. La déferlante continue les années d’après avec la vraie fausse BO du film Ivory Tower où il incarne un joueur d’échecs, une expérience avec un quatuor à cordes, un concept album avec Jarvis Cocker (de Pulp), deux autres épisodes de Solo Piano, un recueil de reprises de chansons de Noël (son plus gros succès à ce jour) et même une adaptation du fameux Consumed de Plastikman. Difficile de (tout) suivre.

 

Chilly Gonzales

© Anka

 

Not frenchy but chic

Le récent quinquagénaire a désormais posé ses valises entre Cologne, Londres et Paris. Paris, la France, les Français sont au centre du bien nommé French Kiss, un nouvel album où, pour la première fois, il utilise la langue de Molière comme véhicule de ses délires. Un retour aux textes, alors qu’il n’avait plus pris la plume depuis 2011. « Tout au long de cette période, je n’avais que très peu d’idées. Il y a peut-être un lien, mais au cours de ces années, j’ai suivi une psychanalyse qui s’est terminée en janvier 2022. À partir de ce moment-là, les mots se sont mis à couler, en anglais – je vais sortir un disque de rap l’année prochaine –, et donc en français. C’est quelque chose que je n’avais jamais fait de me confronter à votre langue que je pratique pourtant régulièrement. J’ai besoin d’un challenge inédit à chacun de mes albums. Le confort, c’est un peu l’ennemi. Autrement, nous serions en train de parler de Solo Piano n°39. Bien heureusement ce n’est pas le cas« , nous explique-t-il, installé dans la salle à manger d’un splendide appartement dominant la Seine, sur un quai de l’île Saint-Louis à Paris. Ah oui, quand même ! Ça rapporte donc autant les élucubrations au piano ? Dingue !

Sauf que ce penthouse à l’ameublement design et dépouillé n’appartient pas à Jason/Chilly. « C’était le rêve de mon papa« , avoue-t-il dans un sourire. John, de son prénom, ancien directeur d’une entreprise de travaux publics au Canada. Une figure paternelle d’apparence sérieuse, mais qui par le passé s’est déjà prêtée aux délires de son fils, en participant à ses côtés au début des années 2000 à une conférence de presse à l’allure de performance où il était « déguisé » en rappeur. Un père francophile, fan de Julien Clerc et de – gloups – Michel Sardou, qui a donc dû pleinement apprécier ce déluré et charmant French Kiss, conçu par son rejeton pour notamment « raconter les meilleures périodes de la musique française. C’est-à-dire l’impressionnisme, la chanson et la french touch, mais sans tomber dans les références évidentes. C’est pour cela que je reprends dans le disque Gabriel Fauré plutôt que Satie, Michel Berger plutôt que Gainsbourg et Mr. Oizo plutôt que Daft Punk« .

 

Chilly Gonzales

© Anka

 

Teki toi?

Trois reprises ponctuant des compositions personnelles où Gonzales se dévoile, peut-être comme jamais. Sans se cacher derrière un exhibitionnisme tapageur ou un gigantesque piano, mais sans bien sûr se départir d’un humour gentiment potache qu’il exerce au fil des paroles, qui n’hésitent pas à faire rimer « Hitler » avec « pomme de terre », « Baudelaire » avec « Bangalter » sur le morceau qui donne son nom au disque ou, plus loin, « ougie » avec « Nana Mouskouri » sur « Mes Meilleures Vies » (un titre d’ailleurs franchement « no limit » avec sa citation de Claude François). Un frétillant rap-chanson en compagnie de son pote de toujours Teki Latex, qui retrouve ici un micro pour la seconde fois en quelques mois après « J’en sais rien » avec Jérémy Chatelain, dans une veine ego-trip assez similaire.

L’ex-TTC reconverti DJ a eu un rôle essentiel dans la mue francophone du rappeur-pianiste : « C’est important d’avoir eu son soutien, il m’a enseigné à écrire en français plutôt que de le faire à ma place. C’est très généreux de sa part. Il me connaît bien et il a pu me faire signe quand je tombais dans un registre trop littéraire ou si je sortais des blagues trop cheesy. Mais l’écriture m’a paru limite plus facile à aborder que l’aspect vocal. Quand je chante ou rappe en anglais, j’ai des sortes de béquilles, mais c’est impossible à appliquer en français, sa mélodie et son rythme sont différents. Par exemple, j’ai remarqué que les mots du rap français sonnent mieux avec trois syllabes alors qu’en anglais c’est souvent deux. Mais vers 2013-2014, avec les Américains Migos, gros changement avec un flow en triolet comme ici, du coup, c’est vraiment à ce moment-là que le rap français a explosé. » Une théorie qui se défend.

 

 

Réhabilitons Richard

Au fil des nombreux invités qui scintillent tout au long de French Kiss (entre autres Bonnie Banane pour ce – osons le mot – faramineux « Il pleut sur Notre-Dame » ou Juliette Armanet sur le Berger-esque « Piano à Paris »), une apparition intrigue particulièrement, celle de Richard Clayderman, le pianiste variétoche des années 1970, compositeur d’une fameuse « Ballade pour Adeline » vendue à plus de 20 millions d’exemplaires dans le monde. Symbole alors d’une musique classique qui prend l’ascenseur plutôt que la direction du Cantor de Leipzig, mais que Gonzales aujourd’hui est soucieux de réhabiliter : « La nouvelle génération n’est pas trop dans le plaisir coupable. Avant, il était impossible d’aimer Richard Clayderman et Myd par exemple. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pourtant, je trouve que Clayderman est toujours snobé en France alors qu’à presque 70 ans, il remplit des stades en Turquie, en Chine, jusqu’au Venezuela. Il a fait plus pour le piano que n’importe quel concertiste en amenant des générations vers cet instrument. J’ai du mal à comprendre qu’on aille se pâmer devant Sofiane Pamart à Bercy tout en considérant Clayderman comme un ringard. L’un ne serait pas là sans l’autre. »

Il en rajoute même une petite couche : « Quand j’avais 12 ans, j’ai flashé à la télé sur ce mec blond avec ces cheveux longs ondulant au souffle d’un ventilateur. Rien à voir avec l’image coincée du pianiste classique. Pour moi, c’était le Michael Jackson du piano. C’est un peu mon papa musical et je suis hyper fier de ce morceau. » On l’aura compris. Seule déception à ses yeux lors de l’élaboration de cet album : ne pas être arrivé à travailler avec son grand copain siphonné Philippe Katerine. Les deux complices n’ayant pas pu trouver de temps disponible dans leurs agendas surchargés pour se rencontrer et composer un vrai titre qui « soit au niveau« . Ce qui n’a pas empêché l’homme du Louxor de livrer, après écoute, le plus beau compliment qu’on lui ait jamais fait (pour le moment) sur son disque. « Il m’a dit : “C’est comme si tu nous tenais un miroir dans lequel on se voit en tant que Français. » Pas mieux.

 

 

Gonzales : Paris-Berlin, le match

« En 1998, je débarque du Canada avec Peaches, avec l’idée de m’installer à Paris et de faire ma carrière ici. On tente d’ouvrir des portes, de rencontrer des gens, d’arriver à faire des petits concerts. Mais c’était très, très dur. On ne se sentait pas les bienvenus, même par rapport aux autres artistes. On téléphonait à des personnes qui ne décrochaient jamais. C’est pourquoi on est finalement partis à Berlin. Là-bas, on a fait exactement la même chose : essayer de parler aux gens. Mais c’était beaucoup plus ouvert. C’est pour cela que c’est le repère d’énormément d’artistes venus du monde entier. Les Allemands ont aussi un petit complexe d’infériorité. Quand ils nous voyaient, ils nous disaient : “Ah des Canadiens qui parlent anglais, mais c’est génial.” C’est connu que les Français sont plus fiers, donc plus renfermés. Mais vous avez raison d’être fiers de votre langue, de votre bouffe. L’exception française, c’est quand même quelque chose.« 

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